Selon l’ancien directeur de l’ANRS, la communauté doit inlassablement interpeller les pouvoirs publics pour tenir les engagements de l’élimination du sida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. en 2030, quitte à prendre des risques d’affrontement, comme le disait Dag Hammarskjöld, ancien secrétaire général des Nations unies : « C’est en jouant la carte de la sécurité que nous créons un monde d’insécurité extrême. Si nous voulons un monde de paix et de justice, nous devons oser prendre des risques. »
Reste cette question centrale : les décisions de Trump dans son second mandat sont-elles le signe d’un mouvement plus global qui risque de balayer les démocraties libérales à l’échelle mondiale, et avec elles, un système multilatéral efficace ?
Il est tout à fait approprié que cette XXe conférence de l’EACS se tienne à Paris : la ville où le VIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. a été identifié pour la première fois, où Anne Hidalgo a lancé la Déclaration de Paris en 2014, un centre mondial de la science, de l’activisme et de la solidarité dans la lutte contre le sida.
Malgré deux décennies de progrès, le contexte géopolitique actuel, extrêmement difficile, met en péril tous nos acquis. Dès le premier jour de son second mandat, le président Trump a promulgué des décrets qui ont radicalement modifié l’aide étrangère américaine : la dissolution de l’USAID et l’annulation de la plupart des subventions d’aide étrangère. Aujourd’hui au moment de notre réunion, le financement qui sera finalement alloué par le biais de PEPFAR, du Fonds mondial et, l’année prochaine dans le cadre de la nouvelle stratégie « L’Amérique d’abord » pour la santé mondiale, reste incertain, les batailles devant les tribunaux et au Congrès se poursuivant aux États-Unis.
Depuis dix ans, les États-Unis sont le principal donateur en matière de santé mondiale, fournissant 40% de l’aide internationale totale. Ils consacrent 30 % de leur aide étrangère à la santé mondiale, une part plus importante que tout autre pays donateur. Ces décisions abruptes prises par les États-Unis entraînent déjà des pertes de vies humaines, l’arrêt de programmes essentiels de prévention et de traitement, la suspension d’essais cliniques, la détresse de centaines de milliers de personnes et la perte de milliers d’emplois parmi les professionnels de santé et le personnel des ONG.
En juillet, l’ONUSIDA a indiqué que les perturbations généralisées des systèmes de santé et les réductions des effectifs du personnel soignant de première ligne, si elles se prolongent, pourraient entraîner 6 millions de nouvelles infections par le VIH et 4 millions de décès supplémentaires liés au sida entre 2025 et 2029. L’impact au niveau des pays concernés est considérable, comme en témoignent les rapports dans plusieurs d’entre eux fortement touchés par le VIH et dépendants du financement du PEPFAR, ce qui place certains d’entre eux – selon l’organisation Médecins pour les droits humains –«au bord du gouffre».
L’indignation face à l’impossibilité pour des malades d’accéder à des traitements vitaux est un moteur essentiel du mouvement de lutte contre le VIH/sida depuis ses débuts. Les rapports et les projections faisant état d’une augmentation des décès sont intolérables pour nous tous. Parallèlement, la multiplication des lois criminalisant les relations homosexuelles, l’identité de genre et l’usage de drogues aggrave encore la crise.
Une crise mondiale
Des réductions importantes de l’aide publique au développement (APD) ont également été annoncées par la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse dans le contexte de la guerre en Ukraine, renforçant ainsi la probabilité des scénarios les plus pessimistes pour le financement de la santé mondiale. L’OCDE estime que l’Aide publique au développement (APD) au niveau mondial diminuera de 9 à 17 % dès 2025, après déjà une baisse de 9 % en 2024. Comme nous le savons tous, les perturbations de l’APD aux États-Unis surviennent également dans un contexte d’attaques flagrantes contre la science, de coupes drastiques dans le financement de la recherche et de tentatives d’aligner les institutions scientifiques et culturelles américaines sur l’idéologie de l’aile conservatrice nationale qui soutient le président Trump. Cette situation rend la crise d’autant plus aiguë que les États-Unis ont fourni une part disproportionnée de données, d’informations et de connaissances en santé mondiale par le biais de la FDA, des NIH et des CDC.
Nous, scientifiques et communautés européens, devons nous mobiliser pleinement pour soutenir nos collègues et amis américains qui ont dénoncé cette folie.Notre frustration et notre inquiétude sont d’autant plus grandes que l’effondrement actuel survient à un moment où des objectifs mondiaux ambitieux sont à portée de main et où les progrès de la recherche et des technologies médicales, comme le prix abordable du lénacapavir, ont suscité un grand espoir dans la réponse au sida.
Ce n’est pas un hasard si la santé mondiale a été la première touchée par les décrets présidentiels de janvier 2025. La santé mondiale est le seul enjeu multilatéral pour lequel il existe –ou existait– un consensus mondial. Cette année, 194 pays ont adopté un accord sur les pandémies à Genève, une réalisation remarquable du multilatéralisme. En ciblant la santé mondiale en priorité et en n’envoyant aucune délégation américaine à l’Assemblée mondiale de la Santé cette année, le président Trump envoie un message clair: l’ère du consensus est révolue. « Sauvons des vies ensemble » est désormais remplacé par « L’Amérique d’abord ». Dans une tentative tragique de plus de déstabilisation d’un consensus chèrement acquis, les États-Unis ne reconnaissent ni ne soutiennent plus le programme des Objectifs de Développement Durable (ODD).
La question que nous nous posons tous est de savoir si ces changements sont les symptômes d’une tempête passagère dans l’histoire américaine, ou s’ils font partie d’un mouvement de fond plus vaste qui pourrait emporter les démocraties libérales à l’échelle mondiale, et avec elles, un système multilatéral efficace capable d’agir.
L’histoire nous apportera la réponse.
Un tournant décisif
Il est illusoire de croire que nous puissions revenir à la situation des vingt années passées. Force est de constater que le confort procuré par l’hégémonie américaine pendant des décennies a empêché de nombreuses réformes structurelles et de gouvernance indispensables en matière de santé et de développement mondiaux. L’architecture de la santé mondiale qui s’est développée au cours des deux dernières décennies est intenable dans un monde où l’Aide Publique au Développement, qui finançait des centaines d’initiatives et d’organisations, se trouve réduite de moitié. Des changements importants seront nécessaires, tant pour gagner en efficience que pour se concentrer sur les priorités les plus importantes à long terme.
La crise actuelle marque un tournant décisif vers un ordre mondial où les pays à revenu faible et intermédiaire devront assumer une part plus importante de leurs dépenses de santé et, par conséquent, jouer un rôle accru dans la prise de décision en matière de santé mondiale et le contrôle des financements internationaux. L’avenir est à une Aide publique au développement qui viendra compléter –et non dominer– les efforts nationaux.
La marche urgente vers la durabilité au niveau national ne sera pas chose facile. Les pays qui cherchaient à se détacher progressivement du financement international de la santé sont aujourd’hui confrontés à un choc brutal. Les pays fortement endettés, dont la dette ne cesse de croître, devront relever des défis particulièrement redoutables. Parallèlement, de nombreux pays peuvent et doivent accroître leurs dépenses nationales de santé et financer leurs programmes VIH.
Nous devons continuer à les encourager et à les soutenir dans cette voie. Sans saisir encore toute l’ampleur des changements en cours, nous savons que, dans les pays, il est impératif de commencer dès maintenant à se préparer à différents scénarios. Pour ces pays, plus que jamais, la santé sera un choix politique. Au niveau international, dans l’immédiat, le danger est que chaque donateur établisse sa propre évaluation des priorités, sans garantie d’harmonisation des décisions et ceci, avec une faible contribution des pays et des communautés les plus touchés. Nous devons donc trouver un moyen de coordonner la priorisation de nos efforts collectifs en nous appuyant sur une évaluation réaliste des financements disponibles dans les années à venir. Savoir si et comment nous procéderons relève également d’un choix politique. Pour le mouvement VIH et pour nous tous ici à l’EACS, il n’y a plus qu’une seule voie à suivre : aller de l’avant.
Notre objectif commun demeure la fin du sida. Nous sommes convaincus qu’elle exige un effort concerté des pays et de la communauté internationale, et une action conjointe des gouvernements, des organisations internationales et des sociétés civiles, unis dans ce combat. Nous ne pouvons renoncer à ces valeurs fondamentales, ni aux objectifs que le monde a adoptés et pour lesquels nous avons tous œuvré sans relâche. De même, nous ne pouvons oublier notre histoire ni les approches inclusives et novatrices qui ont été le fondement des progrès observés.
Alors, en tant que communauté européenne de lutte contre le VIH, continuons d’être un moteur de changement. Continuons de faire entendre notre voix face à l’injustice et d’interpeller les donateurs et les gouvernements nationaux sur leurs actions et leurs inactions. Restons ambitieux malgré ces défis et demeurons fidèles à nos valeurs, en soutenant les plus vulnérables, même lorsque leur cause devient impopulaire ou moins importante aux yeux des puissants. Car les gouvernements peuvent se succéder, mais le droit à la santé est immuable et universel, et nous devons continuer à le défendre.
Texte traduit de l’anglais.
Michel Kazatchkine est également l’ancien président de l’association PISTES, qui édite Vih.org et la revue Swaps.