Origine(s) de la Covid-19 : “Quelles sont leurs motivations?”

Florence Débarre est chercheuse CNRS à iEES Paris, et a été récompensée pour ses recherches en écologie évolutive et épidémiologie et ses implications pour mieux comprendre l’évolution du virus du covid-19. Elle a regardé le documentaire diffusé sur France TV « Covid, le secret des origines » et démonte ici quelques-unes des hypothèses défendues par les auteurs du film, posant la question du soutien qu’ils semblent apporter aux thèses conspirationnistes.

Diffusé fin mars 2025 sur France 5, le documentaire “Covid, le secret des origines” se propose d’explorer les possibles origines de la pandémie de covid-19Covid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. se penchant en particulier sur les hypothèses liées à des activités de recherche. Sous des abords raisonnables, le documentaire met en avant les promoteurs des pires théories du complot (armes biologiques, infections volontaires, conception à partir du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. volonté de tromper de virologues corporatistes). S’il penche du côté d’une origine de laboratoire, le documentaire ne peut cependant proposer de scénario cohérent sur la nature de ce qui aurait fuité, quand la fuite aurait eu lieu, et même d’où, accumulant des hypothèses contradictoires. Enfin, à charge contre la communauté scientifique, le documentaire ne fournit pas le contexte nécessaire pour comprendre l’état et parfois l’acrimonie des débats.
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Le 30 mars 2025, France 5 diffusait en première partie de soirée un documentaire intitulé “Covid, le secret des origines”. Ce documentaire, réalisé par Nolwenn Le Fustec, a été coécrit avec Jérémy André, l’auteur du livre “Au nom de la science”, paru en 2023. Le documentaire reprend l’idée du sous-titre du livre, “Qui nous a menti ?”. On nous aurait menti sur l’origine de la pandémie de covid-19, mais des enquêteurs amateurs, des parlementaires, et des chercheurs dissidents, se battraient pour qu’enfin la vérité éclate. Ce “on” menteur, ce sont surtout des scientifiques.

Dans le débat qui suivait la diffusion, la réalisatrice Nolwenn Le Fustec explicitait les raisons de sa défiance :

“Pendant longtemps il y a eu cet apparent consensus scientifique. Et puis on s’est rendu compte au fil des années que c’était toujours le même groupe de virologues qui publiait des études allant dans le sens d’une évolution naturelle du CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. toujours les mêmes. Alors forcément on est obligé de s’interroger, quelles sont leurs motivations.”


Ce propos reprend un motif conspirationniste classique : pour protéger les intérêts de leur discipline et de leurs financeurs, des virologues agiraient depuis 2020 pour cacher au public la vérité sur l’origine de la pandémie de covid-19.

Qui sont-ils exactement ? Le cœur de ce groupe incriminé comprend une ONG qui collaborait avec une équipe de Wuhan au centre des soupçons, EcoHealth Alliance et son (désormais ancien) président Peter Daszak, mais aussi quatre des cinq auteurs d’une publication influente de mars 2020, Proximal Origin of SARS-CoV-2. Le groupe inclut aussi souvent Anthony Fauci, ancien directeur d’un institut des National Institutes of Health (NIH), et d’autres responsables d’agences de financement de la recherche biomédicale qui avaient participé à une téléconférence à l’origine de l’écriture de l’article Proximal Origin. Le groupe s’étend parfois pour inclure les collaborateurs suivants des auteurs de Proximal Origin sur des sujets touchant à la question de l’origine de la pandémie, dont j’ai fait partie à partir de 2023. Le cercle conspiratif s’élargit enfin à tout chercheur concluant qu’en l’état actuel des données disponibles, l’hypothèse naturelle est plus probable.

Les contours du “groupe de virologues” étant mouvants, je ne sais pas si j’étais ou non directement incluse dans le commentaire de Nolwenn Le Fustec. Je le suis cependant au moins indirectement. Il semble alors utile de préciser que je suis une biologiste “de bureau” : je ne fais pas de travail de laboratoire ; que je n’ai jamais collaboré avec des chercheurs de Chine, et que je n’ai jamais été financée par les NIH. Je n’ai aucun intérêt professionnel ou personnel à ce que l’origine de la pandémie de covid-19 soit naturelle ou non. Je travaille sur le sujet par curiosité scientifique. Enfin, ma motivation pour écrire ce texte vient de mon effroi d’avoir vu tant de théories du complot promues à une heure de grande écoute sur une chaîne du service public.

Des théories du complot assagies pour paraître présentables

Nolwenn Le Fustec consacre moins d’une dizaine de minutes de son documentaire de près d’une heure et quart à présenter ce qui est pourtant l’hypothèse dominante dans la littérature scientifique, une origine naturelle liée à la vente d’animaux sauvages au marché de Huanan, à Wuhan. Et pour cause : les scientifiques ne seraient pas dignes de confiance, et même, si l’on en croit le communiqué de presse du documentaire, ils falsifieraient leurs recherches. Alors, le documentaire donne la parole à d’autres. Mais sous des abords présentables sont en fait promues des théories extrêmes. En omettant des éléments de contexte critiques sur la réalité de ses “personnages”, la réalisatrice ne donne pas une image fidèle des termes du débat.

Des infections volontaires

Prenons par exemple Wei Jingsheng, “dissident chinois” émigré aux États-Unis, longuement interviewé dans la première séquence après le générique d’ouverture. Wei affirme avoir été informé via “les réseaux sociaux” de la diffusion d’un “virus bizarre” ayant infecté “de nombreux sportifs, mais aussi les employés des hôtels dans lesquels ils séjournaient”, lors des Jeux militaires mondiaux, qui se sont tenus à Wuhan du 18 au 27 octobre 2019. Wei ne fournit aucun élément permettant de vérifier ses affirmations et personne ne questionne le fait qu’il n’ait pas sonné l’alerte immédiatement. Surtout, les téléspectateurs ne sauront pas quelle est la thèse promue par Wei. Elle est pourtant développée dans le livre “What really happened in Wuhan” de la journaliste australienne de Sky News, Sharri Markson, a été reprise dans un podcast autour du livre, et dans la presse tabloïd en septembre 2021. Selon Wei, SARS-CoV-2 a été développé comme arme biologique par la Chine, et les infections des soldats étaient volontaires. Le fait qu’il promeuve l’idée d’une arme biologique délibérément sortie d’un labo, spéculation avancée sans aucune preuve et clairement rejetée en dehors des cercles complotistes extrêmes, aurait dû disqualifier Wei comme source – si l’absence de preuves justifiant les dates qu’il avance ne l’avait pas fait. Et pourtant, le voici présenté dans le documentaire de Nolwenn Le Fustec comme une personne importante et bien informée grâce à son statut de dissident.

Une arme biologique

Le “personnage” suivant dans le documentaire, David Asher, semble corroborer les dires de Wei sur des infections de soldats en octobre 2019. David Asher est présenté comme enquêteur au Département d’État étasunien entre 2020 et 2021. Il y était sous contrat, et le documentaire ne précise pas que son investigation s’était tellement fourvoyée dans des considérations de violations potentielles, par la Chine, de la convention sur l’interdiction des armes biologiques – suggérant même la possibilité d’une arme biologique génétiquement sélective, ciblant certaines ethnies – qu’elle avait été désavouée par leur chef Christopher Ford, Assistant Secretary au Département d’État à l’époque.

Des insertions venues du virus du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome.

Comme la réalisatrice ne fait plus confiance aux scientifiques, elle laisse des amateurs parler de concepts biologiques. C’est ainsi qu’échoit à Charles Rixey, membre du collectif “d’enquêteurs” DRASTIC, l’honneur de décrire en quoi consistent des expériences de gain de fonction. Sa liste d’exemples inclut le fait de “manipuler un virus afin de le rendre […] capable de dérégler le système immunitaire humain”. Échapper au système immunitaire, c’est une chose (et les pathogènes peuvent évoluer naturellement dans cette direction, comme l’ont fait divers variants de SARS-CoV-2). Le “dérégler”, c’en est une autre. Ancien membre des Marines, Charles Rixey a notamment travaillé pendant quelques mois durant la pandémie pour Children’s Health Defense, l’organisation anti-vaccination de Robert Kennedy Jr., où il a préparé le livre de RFK Jr., “The Wuhan Cover-Up and The Terrifying Bioweapon Arms Race”. Charles Rixey promeut l’idée que SARS-CoV-2 contient des inserts venus du virus du sida, le VIH. C’est l’hypothèse, proposée fin janvier 2020 dans une prépublication et immédiatement réfutée scientifiquement, dont s’était plus tard fait l’écho Luc Montagnier. Le coauteur du documentaire, Jérémy André, sait que Charles Rixey est un personnage sulfureux. Sur le réseau social X, où il avait fait la promotion du documentaire, Jérémy André a d’ailleurs caché une réponse à l’un de ses tweets qui rappelait les thèses de Charles Rixey. Mais dans le documentaire, Charles Rixey est présenté comme un enquêteur raisonnable, spécialiste du gain de fonction.

Ebola 2014, une autre fuite de labo

Un autre personnage aux thèses complotistes passées sous silence n’est pas nommé dans le documentaire. Il est présenté comme le “seul participant [qui] rompt le consensus” à un colloque organisé début décembre 2024 à Awaji, au Japon. Son nom est Jonathan Latham. Contrairement à l’impression qui est donnée dans le documentaire, il n’est pas chercheur. Il n’a pas de laboratoire, pas d’affiliation académique. Il tient un blog, et parcourt le monde pour assister à des colloques de virologie où il présente ses thèses et distribue des polycopiés de ses écrits. Son poster à Awaji présentait son hypothèse pour l’évolution d’une caractéristique de SARS-CoV-2, son site de clivage par la furine, qui pour Jonathan Latham a évolué naturellement dans les poumons de mineurs.

Dans le documentaire, on voit deux chercheurs le prendre à partie avec véhémence. Le contexte manque cependant pour bien comprendre l’animosité de ces chercheurs : en plus de sa théorie sur SARS-CoV-2, Jonathan Latham accuse aussi nommément des scientifiques d’être à l’origine de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014. Dans sa méga théorie du complot, il spécule que c’est parce que ces scientifiques se savaient coupables pour Ebola qu’ils ont cherché ensuite à couvrir l’origine de l’épidémie de Covid-19. Malheureusement, le montage et la voix off ne donnent pas cet important contexte, et l’esclandre est plutôt présenté comme une tentative de réduire au silence toute dissidence.

Exemple des prospectus distribués par Jonathan Latham, reproduisant son article sur Ebola 2014
(Photo prise à un colloque en Suisse en 2023)

Le documentaire de Nolwenn Le Fustec, sous des abords raisonnables, a ainsi mis en avant de graves théories du complot sur l’origine de la Covid-19, en ripolinant les profils de ses personnages. Et, comme il en a été fait mention plus haut, le produit final n’est même pas un ensemble cohérent.

Des hypothèses contradictoires mises en avant sans souci de cohérence

Le documentaire suggère que la pandémie de covid-19 est liée à des travaux de recherche scientifique, mais il ne propose pas de scénario cohérent. À la place, des éléments considérés comme suspicieux sont accumulés en un mille-feuille argumentatif, sans que soient notées des incompatibilités pourtant rédhibitoires.

La date des premières infections

Une première incohérence est celle de la date du début de la pandémie. Avec Wei Jingsheng, la première partie du documentaire suggère que des infections humaines auraient eu lieu dès octobre 2019, avec les Jeux militaires mondiaux à Wuhan – une hypothèse semblant corroborée par des informations à disposition de David Asher, intervenant suivant. Dans la seconde partie du documentaire, David Asher intervient pour proposer que les premières infections humaines auraient concerné trois chercheurs de l’institut de virologie de Wuhan. Le documentaire reste vague sur la date, parlant de l’“automne” 2019. La date avancée dans ce scénario est cependant le mois de novembre 2019, un mois après les Jeux militaires mondiaux. Une initiation à la pandémie via des infections de personnels de laboratoire en novembre 2019 est incompatible avec des infections de soldats le mois précédent.

Le documentaire ne relève pas non plus que la communauté du renseignement étasunienne avait clairement contredit David Asher quelques jours après la sortie de l’article du Wall Street Journal montré à l’écran. De plus, avant le Wall Street Journal, l’information des noms des chercheurs était d’abord sortie sur un blog, qui une semaine plus tôt se faisait l’écho de dissimulations orchestrées sur l’existence d’OVNIs aux États-Unis. Pourquoi, quand les preuves sont absentes et les sources si controversées, accuser quand même nommément les trois chercheurs ?

Le lieu de génération du virus

La seconde incohérence est celle du lieu où aurait été fabriqué SARS-CoV-2. La première partie suggère que le virus aurait été manipulé dans le laboratoire P4 de l’institut de virologie de Wuhan, laboratoire de très haute sécurité construit avec l’aide de la France. Si le P4, institut de virologie de Wuhan (WIV), et l’équipe de recherche de Zhengli Shi1, la chercheuse de Wuhan au centre des soupçons, sont souvent confondus dans les médias, il s’agit de structures différentes. Le WIV ne se limite pas au P4 ; l’équipe de Zhengli Shi est une parmi d’autres au sein du WIV. La description du potentiel rôle du P4 et de la collaboration avec la France pour sa construction sont le sujet d’une longue séquence dans la première partie du documentaire. Mais dans la deuxième partie, le type de laboratoire change : on apprend que les recherches auraient en fait été menées en P2, niveau de biosécurité décrit (de manière erronée) dans le documentaire comme correspondant à un “cabinet de dentiste”. On est bien loin du P4 et de ses chercheurs en scaphandres ! Alors, P2 ou P4 ? Le documentaire ne tranche pas, et ne relève pas non plus la contradiction.

Surtout, si l’histoire de la collaboration entre la France et la Chine pour la construction du P4 est intéressante en elle-même et peut soulever des questions, elle n’est pas pertinente à la question de l’origine de la pandémie de Covid-19. Le niveau 4 est en effet réservé à des pathogènes représentant un danger sérieux, transmissibles, et pour lesquels il n’y a pas de traitement ou prophylaxie efficaces. Les coronavirus ne sont pas des pathogènes du groupe 4. Ils se manipulent en P3 pour les plus dangereux pour les humains comme SARS-CoV et MERS-CoV, et en P2 pour les autres. Le P4 de Wuhan avait été approuvé pour des travaux sur les virus d’Ebola, Nipah et de la fièvre hémorragique Crimée-Congo. Toujours pas de coronavirus. Comme c’est le cas lors de la mise en service de telles installations, les chercheurs de Wuhan avaient certes initialement réalisé des expériences avec des pathogènes de classe inférieure, comme des coronavirus faiblement pathogènes – une information qu’avait partagée Zhengli Shi dans une interview donnée à Science à l’été 2020. Mais le P4 n’a pas été construit pour des coronavirus ; l’équipe de Zhengli Shi travaillait sur des coronavirus bien avant la construction du P4. Utiliser le P4 pour raccrocher l’origine de la pandémie de Covid-19 à l’histoire française n’est pas correct ; omettre de noter la différence entre un P2 et un P4 ne l’est pas plus.

Ce qui aurait fuité

On ne sait donc pas quand l’accident (ou les infections volontaires) auraient eu lieu, ni où. On ne sait pas non plus ce qui aurait fuité. La première partie du documentaire, implicitement, promeut l’idée d’un virus créé dans le cadre de recherches sur des armes biologiques. La seconde partie, celle d’un produit de recherche académique civile. Et même là, il est d’abord suggéré que le site de clivage par la furine, caractéristique de SARS-CoV-2, aurait été inséré artificiellement ; quelques minutes plus tard avec le poster de Jonathan Latham, il est proposé qu’il aurait évolué naturellement dans les poumons de mineurs – sans que la différence ne soit notée.

L’hypothèse d’une insertion artificielle vient d’un projet de recherche non financé, au nom de Defuse. Ce projet est décrit par une journaliste présentée comme travaillant pour le groupe U.S. Right To Know (USRTK), Emily Kopp. Si le documentaire a été mis à jour pour parler d’informations sur les services secrets allemands parues quelques jours avant la diffusion, il ne précise pas l’employeur actuel d’Emily Kopp : le média trumpiste Daily Caller (à la devise “your rebels in the swamp”). Il ne fait pas non plus état des liens troubles de USRTK avec des groupes antivaxx et autres complotistes. En particulier, USRTK et Emily Kopp se sont aussi fait l’écho de la théorie complotiste sur une origine de laboratoire d’Ebola 2014. Dans sa description de Defuse dans le documentaire, Emily Kopp ne précise pas que la partie sur les insertions de sites de clivage avait été écrite par un virologiste américain, Ralph Baric, et était prévue pour être menée dans son laboratoire en Caroline du Nord aux États-Unis – et en P3 là-bas, non en P2.

Interrogé en janvier 2024 sous serment, Ralph Baric avait précisé que les recherches prévues dans sa partie du projet Defuse étaient bien moins simplistes que les descriptions comme celle donnée par Emily Kopp. Dommage que le documentaire ait laissé une investigatrice sans expertise scientifique proposer ses interprétations plutôt que donner la version de l’auteur lui-même.

Les données de l’institut de virologie de Wuhan

Les incohérences ne sont pas limitées à la date, au lieu, et à la nature de la supposée fuite. Elles concernent aussi un élément clé de l’argumentation visant à faire naître le soupçon : la base de données de l’équipe de Zhengli Shi. Cette histoire est un classique de la mythologie de la fuite de labo, et est un exemple typique de désinformation. Dans le documentaire, le passage est introduit à l’aide d’un enregistrement de table ronde en 2018 impliquant Peter Daszak, collaborateur de Zhengli Shi. Peter Daszak y précise que les données de séquences génétiques produites dans le cadre de sa collaboration sont téléversées sur internet, visibles par tous. Le documentaire suggère ensuite que ce n’est plus le cas, que des données ne sont plus disponibles, parce que la base de données correspondante n’est plus accessible, que cette mise hors ligne a eu lieu en septembre 2019, et que “cinq tera-octets de macrogénomes [sic]” ont disparu. Tout est faux.

D’abord, la base de données dont on parle a été mise en ligne au printemps 2019. Peter Daszak ne peut donc pas y faire référence dans la table ronde de 2018. Peter Daszak parlait de partage sur des plateformes internationales comme Genbank ; toutes ces données sont encore disponibles. La base de données dont il est question ensuite a été mise hors ligne temporairement en septembre 2019, mais remise en ligne ensuite. Ce n’est qu’après le début de la pandémie, en 2020, qu’elle a été déconnectée pour de bon, suite à des cyberattaques. Un plan du documentaire confirme même ces dates ! La réalisatrice est en effet filmée en train de consulter un article scientifique présentant la base de données. Cet article a été publié le 30 décembre 2019. Peut-on vraiment penser une minute que les chercheurs de Wuhan auraient déconnecté une base de données en septembre 2019 parce qu’elle aurait contenu des informations compromettantes, et auraient publié trois mois plus tard un article pour la présenter et attirer ainsi l’attention sur sa brève existence ? L’article visible à l’écran indique aussi la taille de la base de données : 61,5 MB. On est très loin des 5 TO annoncés. Pourquoi mentir ainsi ? Cette histoire de base de données est utilisée par DRASTIC via un sophisme de la motte castrale, qui consiste à avancer des points discutables pour ensuite se retirer sur la position défendable, ici un “Pensez-vous qu’il soit normal qu’ils ne partagent pas leurs données ?”. Mais ils y arrivent au prix de mensonges, que le documentaire reproduit.

Plan du documentaire montrant l’article présentant la base de données.
La flèche rose, ajoutée, pointe vers sa date de publication, le 30 décembre 2019.

Même s’il n’arrive pas à proposer un scénario cohérent pour une origine de la pandémie liée à des activités de recherches, le documentaire écarte quand même l’hypothèse d’une origine naturelle, parce que la réalisatrice a perdu confiance en la science. Et pour faire passer sa défiance aux téléspectateurs, elle ne va pas présenter les virologues sous leur meilleur jour…

Un manque de contexte donnant l’impression de positions extrêmes et dogmatiques dans la communauté scientifique

Alors que les hypothèses de laboratoires font intervenir des personnages nombreux et divers, la version dominante dans la communauté scientifique n’est représentée que par une personne, la virologue Angie Rasmussen.

Les désaccords scientifiques ne sont pas la raison du qualificatif “asshole”

Angie Rasmussen est devenue célèbre dans l’espace médiatique anglophone grâce à sa capacité à expliquer clairement et vulgariser des concepts scientifiques complexes, pour son franc-parler, mais aussi pour son usage peu modéré de gros mots. Dans le documentaire, on l’entend qualifier le microbiologiste Richard Ebright d’”énorme connard” (“huge asshole”). L’insulte a même été reprise par l’animatrice du débat qui a suivi la diffusion, commentant, “On a vu que c’était hautement sensible et avec beaucoup d’agressivité dans le doc. On traite de connard, excusez-moi du terme, ceux qui ne sont pas d’accord”.

Traiter de connard ceux qui ne sont pas du même bord, c’est effectivement ce que veut faire croire le documentaire. Mais c’est encore une fois faux. Si Angie Rasmussen utilise ce terme, ce n’est pas parce qu’elle n’est pas d’accord avec Richard Ebright2, c’est parce que le comportement de Richard Ebright est très au-delà de ce qui est acceptable. Celui qui dans le documentaire est faussement présenté comme “à la tête de l’un des plus grands laboratoires de microbiologie aux Etats-Unis” a un comportement odieux sur Twitter/X, où il passe ses journées à poster des insultes, reproduites de tweet en tweet. “Fraudeurs”, “larbins”, “niais”, “médiocrités” et “sous-médiocrités” sont les plus douces de ses insultes ; il compare aussi les virologues qu’il honnit à Pol Pot, Ishii et d’autres tortionnaires historiques, leur souhaite condamnations et prison. Son comportement outrancier a fait l’objet de plaintes institutionnelles et d’articles. Pour Richard Ebright, les auteurs de Proximal Origin of SARS-CoV-2 sauraient depuis 2020 que l’origine de la pandémie est une fuite de labo, mais ils cacheraient sciemment la vérité au public et auraient même été récompensés financièrement pour leurs mensonges. Mais de tout cela, il n’est pas fait mention dans le documentaire. Angie Rasmussen est présentée comme une harpie injurieuse, sans le contexte nécessaire expliquant sa colère.

La communauté scientifique est moins extrême et violente que suggéré

Les commentaires de la voix off décrivant le colloque d’Awaji peignent aussi la communauté scientifique comme obtuse, protégeant ses intérêts. “Parmi les participants ne figurent que des virologues qui défendent la thèse animale”, nous dit-on. “C’est la crédibilité, mais aussi l’avenir de leur discipline qui est en jeu.” Pourtant, était invité au colloque Jesse Bloom, figure proéminente de l’hypothèse de laboratoire dans la communauté scientifique, premier auteur d’un influent appel paru en 2021 dans la revue Science, invitant à investiguer l’origine de la pandémie. Ravindra Gupta, co-organisateur du colloque, avait aussi signé l’appel dans Science. Avec Jesse Bloom, ils ont par la suite mis en place un groupe de travail international sur les risques pandémiques liés aux travaux de recherche. Mais apparemment, leurs positions sont trop mesurées pour figurer dans le documentaire, qui recherche plutôt des figures tranchées. Comme un casting de téléréalité propose des personnages outranciers non représentatifs de la société dans son ensemble, le documentaire se focalise sur des figures polarisantes. La réalisatrice déplorera au cours du débat le caractère “catégorique” des positions de certains scientifiques – alors pourquoi s’être concentrée sur eux ?

“Ce qui m’est revenu quasiment systématiquement, c’est que j’allais alimenter les théories du complot”

Dans l’émission ayant suivi la diffusion du documentaire sur France 5, Nolwenn Le Fustec déplorait la difficulté à avoir des scientifiques dans son documentaire, ceux-ci lui ayant indiqué redouter d’être associés à des contenus complotistes sur l’origine de la pandémie de Covid-19.
Le documentaire diffusé par France 5 a malheureusement montré que leurs craintes étaient justifiées.

  1. Zhengli est son prénom, Shi est son nom de famille. Les noms chinois sont habituellement présentés le nom de famille en premier, ce qui est souvent source de confusion ; j’utilise ici la version occidentale. Les sous-titres du documentaire abrègent par exemple incorrectement le nom en “S. Zhengli”. ↩︎
  2. Richard Ebright est juste à la tête d’une équipe dans le Waksman Institute of Microbiology. Le titre de “Laboratory Director” affiché sur sa page Wikipedia (écrite par un contributeur si investi et si au fait de détails de sa biographie qu’il en a été banni) peut porter à confusion, mais l’information se vérifie facilement. ↩︎