L’irruption mondiale du SARS-Cov2, dans les premiers mois de l’année 2020 a logiquement réactivé chez chacun d’entre nous le besoin de comprendre, de donner un sens aux événements, dans un contexte d’incertitudes majeures. Les analogies avec d’autres pandémies n’ont pas manqué : la grippe «espagnole» (1918-1920) et bien évidemment le VIH/sida (depuis 1981). Les historiens ont beau avoir souligné les écueils de telles comparaisons, elles ont prospéré dans un espace public et médiatique inquiet.
Les comparaisons et leurs limites
Si des parallèles peuvent être tracés entre VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et SARS-Cov2, des nuances s’imposent toutefois. En termes de temporalités, d’abord: là où la Covid-19Covid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. s’est diffusée en quelques semaines, il a fallu des années (voire des décennies) pour que le virus responsable du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. apparaisse dans toute son ampleur au début des années 1980. Et il faudra encore des années pour que les pouvoirs publics prennent la mesure de l’épidémie. Avec la Covid-19, tout semble fonctionner en vitesse accélérée : entre l’identification du virus fin 2019 et le confinement des ¾ de la planète, seuls quelques semaines se sont écoulées! Une mobilisation fulgurante, à la hauteur de l’impréparation qui a marqué les premières semaines de l’épidémie. D’ailleurs, lorsque le président Macron a parlé de situation de «guerre», certains acteurs de la lutte contre le sida ont rappelé que les militants d’Act Up-Paris étaient bien seuls à proclamer la même urgence dans les années 1990…
La diffusion dans la population constitue une autre différence de taille: alors que le VIH est resté durablement associé à des communautés minoritaires et stigmatisées, où l’incidence est plus élevée qu’en population générale, le SARS-Cov2 a très vite été considéré comme une menace universelle – bien que ses formes graves n’affectent pas tous et toutes à égalité.
C’est sur le terrain des réactions sociales et politiques que des points communs ont été soulignés par les journalistes, les observateurs et les experts. Depuis mars, de nombreuses tribunes, des articles ou des livres les ont mis en lumière: l’effet de sidération, les affres du débat scientifique, les controverses autour des traitements ou des vaccins potentiels, les résistances aux messages de prévention… Les parallèles sont nombreux entre les deux épidémies. D’autant que, pour ceux et celles qui connaissent bien le monde du VIH, ce sont des figures familières qui se sont retrouvées au premier plan médiatique de la gestion de la Covid-19, en France (Dominique Costagliola, Françoise Barré-Sinoussi, Jean-François Delfraissy, Karine Lacombe ou encore Gilles Pialoux) ou aux États-Unis (Anthony Fauci, Deborah Birx). Rien de surprenant à cela: les spécialistes des maladies infectieuses (infectiologues, virologues, épidémiologistes) sont au cœur de la mobilisation.
Les épidémies comme «révélateur social»
Ces deux épidémies mettent en lumière en effet, à quelques décennies de distance, des débats profonds dans nos sociétés.
Avec le VIH, la parole des premiers concernés (les malades et leurs proches) a été mise sur le devant de la scène comme jamais auparavant dans le domaine de la santé. Dans le contexte d’incertitude scientifique des premières années de l’épidémie, les mobilisations des personnes affectées par le VIH ont contribué à transformer les manières de faire de la médecine et de la recherche. Le film 120 BPM illustre bien l’importance de cette auto-organisation et des rapports de force qui en ont découlés, à travers l’appropriation du savoir scientifique par les militants. La lutte contre le sida a donc constitué un puissant levier de transformation des relations entre science, médecine et société.
Au cours des derniers mois, la Covid-19 a également été le théâtre d’intenses débats scientifiques et médicaux. Avec la caractéristique que ces controverses ont largement débordé les milieux experts, que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux de télévision. Pour le meilleur, puisque cela a permis d’ouvrir la «boite noire» de la fabrication du savoir médical, et de démontrer que la démarche scientifique implique toujours de travailler avec des incertitudes. Mais aussi parfois pour le pire, car l’inquiétude collective suscitée par l’épidémie actuelle a facilité la circulation des fake-news, et des théories du complot les plus diverses (antimasques, antivaccins, etc). Ce contexte incertain a également souligné les dangers des pseudo solutions « miracles » –on pense par exemple à l’hydroxychloroquine– dont l’efficacité est généralement inversement corrélée à l’exposition médiatique de leurs porte-paroles…
Il ne s’agit pas ici de rejeter la responsabilité de ces errements sur les usages des réseaux sociaux, ni de blâmer les personnes les plus crédules, tant l’adhésion à des lectures parfois simplificatrices traduit un profond désarroi, mais aussi une aspiration à donner du sens à ce qui nous arrive collectivement. Les affres des controverses autour du Coronavirus mettent par contre en exergue la nécessité de mieux accompagner le débat scientifique dans nos sociétés, en toute transparence. Dans ce domaine, les sciences sociales et la santé publique ont accumulé de nombreux travaux et réflexions, notamment hérités de la recherche sur le sida. Mobiliser ces perspectives permettrait de mieux comprendre les postures de méfiance ou de défiance par rapport aux savoirs scientifiques.
Mais il reste aussi beaucoup à développer en matière de transfert de connaissance en France. Car les professionnels de santé ou les scientifiques n’ont pas tous l’aisance ou la capacité à rendre accessibles leur démarche ou leurs résultats. Indépendamment du travail des journalistes médicaux ou scientifiques –trop peu nombreux vu l’ampleur de la tâche– on gagnerait à envisager de nouvelles interfaces entre les chercheurs et la population. Au Québec, il existe des expériences très intéressantes dans ce domaine, avec notamment des «courtiers en connaissance» dont le métier est justement de rendre compte, de vulgariser et de rendre appropriables les résultats scientifiques. À quand des initiatives de ce genre en France ?
Des épidémies de représentation
Dans les deux pandémies qui nous intéressent ici la question du risque, et des représentations du risque, est centrale. Dans le cas du VIH, cet enjeu est au cœur des stratégies d’information et de communication depuis plusieurs décennies. L’arsenal de la prévention s’est diversifié au cours du temps: information sur les modes de transmission, outils (préservatif, dépistage, traitements), soutien psychosocial ou prise en charge médicale… Ces différents leviers s’appuient sur une connaissance fine des représentations du risque, et de leurs variations selon les individus, leurs caractéristiques sociales ou leurs parcours de vie. Là encore, les sciences humaines et sociales ont permis d’éclairer le poids des inégalités sociales, mais aussi de mieux comprendre certains décalages constatés entre la connaissance du risque et le recours à la prévention.
Avec la Covid-19, la gestion du risque est très rapidement devenue une question sociale et politique majeure, et un enjeu de confiance. Au printemps, les outils de protection (ou plutôt leur pénurie) ont été au cœur des débats publics. A la différence du VIH, dont on connait parfaitement les mécanismes de transmission, la Covid-19 a été marquée par de nombreuses incertitudes, qui se dissipent progressivement. Dans ce domaine, les atermoiements et les revirements des autorités sanitaires ont malheureusement nourri les doutes sur leur efficacité, mais ont aussi affaibli la confiance de la population. Il est toujours facile de donner des leçons a posteriori, mais on aurait sans doute pu envisager une communication plus transparente, reconnaissant cette part d’incertitude avec laquelle ont été prises les premières décisions.
Dans ce domaine, la lutte contre le VIH nous enseigne d’autres leçons. La première, c’est la nécessité d’envisager des politiques de prévention culturellement et socialement adaptées aux populations visées. Les conditions de vie et l’environnement constituent en effet des déterminants forts des représentations du risque. La seconde leçon concerne les limites des approches centrées sur le « risque zéro » : on sait bien que les conceptions binaires (risque/pas risque) ne permettent pas d’envisager la complexité des situations, et présentent souvent des modèles de prévention difficilement soutenables par les individus sur la durée. A l’inverse, le concept de réduction des risques apparait plus opérant, puisqu’il part du vécu des personnes pour ajuster les stratégies de protection, et qu’il évite de poser un jugement moral sur les comportements des uns et des autres.
La démocratie sanitaire oubliée ?
Le rapport à la science et la gestion du risque, soulignent chacun à leur manière, un raté important dans la gestion de la Covid-19 : l’occultation durable des mécanismes de la démocratie sanitaire. La France bénéficie pourtant d’une histoire relativement longue dans ce domaine, avec une reconnaissance légale (loi Kouchner de mars 2002), des instances de débat (HCSP), des associations d’usagers (France Assos Santé), etc. Or, la réponse institutionnelle et politique à la Covid-19 a largement contourné les différents acteurs et instances de la démocratie sanitaire.
L’argument de la sidération, audible au mois de mars, a vite fait long feu. En réalité, les pouvoirs publics ont mis sur pied des instances ad hoc – Conseil scientifique, CARE), perçues comme plus réactives.
Cette mise à l’écart des processus de délibération démocratiques et de leurs interlocuteurs a fait plus que grincer des dents: elle a révélé une colère sourde chez les acteurs de santé publique. Cela démontre non seulement un manque de culture de santé publique chez les décideurs politiques en France; mais cela illustre également la tentation problématique d’une gestion «par le haut» de la crise sanitaire. Or, les réactions de défiance de la population et les résistances multiples aux mesures sanitaires prouvent bien la nécessité impérieuse de mieux associer les citoyens et la société civile dans la réponse à l’épidémie.
Pour cela, il faut faire « avec » les populations, c’est l’un des enseignements clés de la lutte contre le sida à l’échelle internationale… à répéter inlassablement à nos dirigeants!
Texte issu d’une présentation lors de l’AFRAVIH 2020.