Les professionnels de la réduction des risques et de soins à l’épreuve du Covid-19: comment faire face?

Devant l’ampleur de la crise sanitaire qui sévit et la radicalité des mesures prises par les pouvoirs publics pour l’enrayer, Swaps a voulu faire le point sur la manière dont les professionnels des Caarud et des Csapa affrontaient sur le terrain le défi d’assurer dans des conditions inédites la continuité de la prise en charge des populations d’usagers de drogues les plus vulnérables. Pour ce faire, le dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) de l’OFDT a été sollicité afin d’assurer un retour d’expériences.

TREND assure, depuis 1999, une veille sur les tendances et les phénomènes émergents dans le champ des drogues. Il se focalise sur des populations particulièrement consommatrices de produits psychoactifs et s’appuie sur des données qualitatives collectées par des coordinations locales implantées dans huit agglomérations métropolitaines. En s’appuyant sur des outils d’observation qualitatifs (observations ethnographiques, focus groups, entretiens individuels), ces coordinations recueillent leurs informations auprès d’acteurs (usagers, professionnels ou intervenants associatifs du secteur socio-sanitaire, forces de l’ordre, etc.) dont l’ancrage local contribue à une meilleure compréhension des spécificités territoriales.

De l’Aquitaine aux Hauts-de-France, de la Bretagne au Grand-Est, de Rhône-Alpes-Auvergne à l’Île-de-France, c’est tout un réseau qui s’est mobilisé afin d’offrir le tableau le plus complet possible de la façon dont les professionnels s’engagent au quotidien et s’adaptent à cette situation inédite. Si la crise sanitaire que représente une épidémie de cette ampleur constitue toujours un révélateur des failles et des faiblesses des politiques sociales et sanitaires d’un pays donné, elle est aussi un révélateur des forces, des ressources et de l’inventivité déployés par les acteurs sur le terrain, au contact des personnes les plus marginalisées. Les témoignages qui suivent l’illustrent abondamment.



Nouvelle-Aquitaine: Usagers, usages et accompagnements en temps d’épidémie 

par Jean-Michel Delile, coordonnateur TREND/SINTES, Bordeaux/Nouvelle-Aquitaine

Au départ de l’épidémie, les usagers de drogues les plus précaires ont manifesté peu de réactions par rapport au Covid-19Covid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. Cette faible prise de conscience initiale, à l’image de ce qui s’est passé dans la population générale, a laissé place à des inquiétudes, notamment en matière d’état de santé, en raison de la fréquence importante de pathologies chroniques associées et donc de facteurs de risques supplémentaires encourus pas les usagers vis-à-vis du virus. La mise en place de gestes barrières (accueil individuel, distanciation sociale, désinfection régulière des lieux) a été délicate à mettre en œuvre auprès des usagers, habitués à moins de distance… Mais, au fur et à mesure que l’ampleur du risque viral a été mieux perçue, les personnes ont fait la démonstration d’une bonne capacité de discipline, librement consentie… Pour les usagers les plus marginalisés, respecter un minimum de distance physique reste cependant un problème. Dans l’ensemble, la suspension de l’accueil collectif et des activités de groupe a été bien comprise. 

Problèmes de survie

Les usagers ont rapidement été confrontés à des difficultés croissantes pour accéder à l’hygiène et à l’alimentation. Les associations ad hoc telles les Restos du cœur, le Secours catholique, le Secours populaire, etc., qui proposent habituellement ces prestations (douches et colis alimentaires) fonctionnent souvent avec des bénévoles « âgés » et par conséquent ont dû suspendre leurs activités en début de confinement. La Banque alimentaire a elle aussi été en tension la première semaine, mais les choses se sont améliorées depuis… Un partenariat a été mis en place pour distribuer des colis alimentaires, y compris de produits frais, très demandés, au Caarud et auprès du bus du programme d’échange de seringues (Bus PES). Pour les précaires, l’autre problème central est de trouver de l’argent, compte tenu de la nette diminution des revenus provenant de la mendicité (les rues sont vides…) et, pour les plus jeunes, de la suspension des chantiers Tapaj (travail alternatif payé à la journée). D’où l’utilisation par certains des TSO (méthadone, Skenan®, etc.) comme monnaie d’échange. 

L’accès aux TSO

Initialement la crainte centrale des usagers était celle d’une rupture d’approvisionnement en TSO et médicaments psychotropes. De ce point de vue, l’anticipation par les services avec la rédaction anticipée d’ordonnances de renouvellement directement faxées aux officines a permis d’apaiser rapidement ces tensions. D’autant que les ordonnances étaient volontiers libellées sans fractionnement (pour limiter les déplacements). Les usagers se sont retrouvés avec des stocks de TSO souvent supérieurs à ceux dont ils disposaient auparavant. En revanche, la situation est compliquée pour les usagers vivant loin des Csapa/Caarud (milieu rural, villes moyennes où les antennes ont dû être fermées, personnes vivant en tentes en périphérie des villes, mais avec de gros problèmes de transport…). Cela a conduit certains centres à organiser des livraisons à domicile (matériels de RdR voire méthadone pour des usagers connus). Quelques situations délicates tout de même quand des ordonnances ont dû être faxées à la pharmacie de proximité d’usagers qui précisément évitaient d’y aller jusqu’alors, pour ne pas être identifiés « toxicos ». 

L’accès à la RdR

De même, les matériels de RdR sont remis en plus forts volumes qu’auparavant à la demande d’usagers qui veulent limiter leurs déplacements. Compte tenu des risques spécifiques d’OD liés aux effets de stockage, la naloxone est également proposée, mais très rarement demandée. Concernant les activités de RdR à distance que gère le Comité d’étude et d’information sur les drogues (CEID) pour la région Nouvelle-Aquitaine, après une explosion en début de confinement, l’activité a repris sa vitesse de croisière sans doute quand les usagers ont pu réaliser que les modes d’approvisionnement habituels restaient fonctionnels. Plusieurs équipes comme celles du Caarud de la Sauvegarde (Agen) remettent des « cups » individuelles pour éviter que les usagers boivent à la même bouteille ou canette… 

Un impact sanitaire maîtrisé

Peu de sevrages forcés en dehors des contextes clos ont pu être constatés : cannabis en prison ou jeunes confinés chez leurs parents, en foyers d’hébergement ou en maisons d’enfants à caractère social (MECS). En revanche, pas mal de sevrages choisis : certains patients bien stabilisés depuis plusieurs années expliquent avoir pu se débarrasser de leur quelques mg de méthadone quotidiens, sans aucun problème, et s’en disent très satisfaits : « Je me sens libéré en confinement ». Certains en profitent même pour s’attaquer au tabac et au THC en demandant des patchs, tandis que d’autres en profitent pour arrêter la cocaïne comme cette personne accrochée à la cocaïne-base injectée qui ramène une box remplie de seringues et demande un feutre pour y écrire dessus : « J’enterre ma vie de tox. 11 ans ! ». Sinon, évidemment, des recrudescences de troubles anxieux et d’angoisse d’abandon gérées à distance (téléphone, emails, traitements faxés…)

La situation dans les Caarud

Les deux premières semaines, les problématiques d’accès au matériel de protection (masques, gels hydroalcooliques) ont été importantes du côté des professionnels avec un sentiment d’oubli de notre secteur et de ses usagers, alors que les personnes reçues sont particulièrement vulnérables. Au titre de la Fédération addiction, un point d’étape1Cette enquête déclarative a été faite la première semaine de confinement. Elle n’est pas diffusable en dehors des circuits professionnels directement impliqués. Ce travail a bénéficié du concours de Brigitte Reiller, déléguée régionale de la Fédération addiction et de Philippe Dauzan, directeur régional de l’Anpaa. a été réalisé au 30 mars avec le Corevih Nouvelle-Aquitaine sur le fonctionnement des Csapa et Caarud de la région (20 Csapa et 10 Caarud déployant leurs activités dans l’ensemble des 12 départements de la région) en contexte épidémique. 

Globalement, les plannings ont été réorganisés pour mettre en place un roulement permettant d’assurer à la fois une continuité de service, même en conditions « dégradées », et une limitation du nombre de professionnels présents en même temps. Il en ressort que la plupart des Caarud ne font plus d’accueil collectif et que très peu ont gardé les prestations d’hygiène. Tous, en revanche, ont gardé une activité en accueil individuel ou en « drive » autour de l’échange de matériels et en horaires réduits (2 jours/semaine/site le plus souvent). Ils poursuivent aussi les programmes d’échange de seringues (PES) en pharmacies et par voie postale. Certains, plus importants, comme à Bordeaux, ont pu conserver un accueil physique quotidien avec une réorganisation des services (horaires réduits) du fait du confinement et de l’augmentation du taux d’indisponibilité des salariés (arrêts-maladie, garde d’enfant, cas suspects…), mais cela a permis en contrepartie de développer les actions mobiles (squats, tentes, milieu rural).

À Bordeaux, cette réorganisation a permis d’augmenter les tournées du Bus PES en dehors de l’agglomération afin d’aller vers les usagers les plus éloignés et de rejoindre ceux empêchés de venir en ville. Cela a permis également de répondre à une augmentation des demandes du « PES en Pharmacies » tant par celles de notre réseau que par de nouvelles officines qui nous ont sollicités en voyant des demandes apparaître.

… Et dans les Csapa

Les Csapa avec hébergement (centres thérapeutiques résidentiels et communautés thérapeutiques) poursuivent leurs activités en continu mais en mode « dégradé », du fait des problèmes d’effectifs et des impératifs absolus de confinement. En pratique, ils ne procèdent plus à de nouvelles admissions. Concernant les Csapa ambulatoires, deux grandes catégories de réponses sont mises en place :

  • Les Csapa ayant un service de dispensation sur place de méthadone et de TSO, qu’ils soient hospitaliers ou associatifs (souvent d’anciens CSST), continuent à assurer un accueil physique individuel pour la dispensation de méthadone et l’accueil des « urgences », mais en horaires restreints. Les renouvellements d’ordonnances sont envoyés par fax ou email directement aux pharmacies, l’accueil téléphonique est maintenu en horaires réduits, des permanences d’écoute ont été également mises en place (consultations téléphoniques, soutien aux partenaires)
  • D’autres Csapa, souvent sans service méthadone ou de simples antennes locales, ne peuvent plus assurer d’accueil physique et se sont recentrés sur la permanence téléphonique, les consultations par téléphone, le soutien aux partenaires et les renouvellements d’ordonnances par fax ou mail.

Sur le plan des TSO, on constate en Csapa peu de demande d’initiation sur site (il est permis de penser que sur le marché bordelais par exemple, il n’y a pas de pénurie). En revanche, de plus en plus d’usagers connus et suivis viennent pour des demandes de chevauchements, car ils ont augmenté leurs posologies de TSO ou d’autres traitements, benzodiazépines en particulier. Cela s’explique aussi par la prudence devant les risques de pénurie (stockage, politique de l’écureuil) et par la revente…


Île-de-France: Faire «ce qu’on peut avec ce qu’on a»

Par Grégory Pfau, Grégoire Flye Sainte-Marie, Mathieu Lovera, coordinateurs Trend/SINTES, Paris/Île-de-France

En Île-de-France, les  Caarud et des Csapa s’adaptent et leurs préoccupations se dirigent non seulement vers les usagers les plus fragiles et les plus précaires, qui constituent la majorité de leur file active notamment à Paris, mais aussi vers les intervenants afin d’éviter les contaminations.

Protéger les usagers et les intervenants

En période de pénurie (de masques, de solutions hydroalcooliques), les structures de premières lignes et les Csapa s’organisent comme elles peuvent pour sensibiliser aux mesures barrières et les faire respecter par le plus grand nombre. Pour pallier la fermeture de l’accueil collectif, elles mettent en place un accueil individuel ou semi-collectif (avec un nombre de personnes limité à l’intérieur des structures) afin de diminuer les interactions physiques. Certaines mesurent la température des personnes entrantes et leur demandent de se laver les mains systématiquement à l’entrée/sortie de la structure. Depuis le 7 mars2Arrêté du 6 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus Covid-19, quelques rares pharmacies pouvant fabriquer de grandes quantités de solution hydroalcoolique, certains Caarud et Csapa s’approvisionnent par bidons de dix litres ou plus et les reconditionnent dans des contenants adaptés pour la distribuer aux professionnels et aux usagers. Les deux Caarud de l’association SidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Paroles ont pris l’initiative de distribuer des masques alternatifs à usage unique confectionnés à la main. Ces masques permettent de sensibiliser les usagers aux risques liés au Covid-19, et d’éviter de contaminer l’entourage (postillons, toux, éternuements. Ainsi, de nombreux usagers ne semblent pas conscients des risques et, parce qu’ils n’ont souvent pas d’autres choix, continuent de vivre à grande proximité les uns des autres dans la rue, d’échanger leurs mégots, briquets, de se regrouper devant les structures de réduction des risques. Les professionnels tentent tant bien que mal d’organiser des files d’attente, de travailler à la diffusion des informations sur les gestes barrières et à la manière de réduire les risques, malgré le dénuement des usagers rencontrés.

S’adapter pour assurer la continuité du service

La préoccupation liée à la pérennité de leurs activités a donné lieu de la part des structures de RdR à des mesures exceptionnelles et des initiatives importantes destinées à assurer le minimum vital comme l’hébergement et surtout la nourriture. Ainsi, les usagers précaires éprouvant encore plus de difficultés à se nourrir, des partenariats avec d’autres associations (Grands voisins, Aurore, etc.) ont été noués afin d’assurer la délivrance de plateaux-repas et de chèques-services. Mais c’est surtout en matière de continuité de leur mission que les structures tentent de faire face. Ainsi, si le Caarud d’Aulnay a dû fermer son accueil et continue son travail de distribution de matériel de RdR grâce aux distributeurs Safe, les maraudes sont maintenues avec un système de binôme permanent, pour limiter les interactions physiques entre les salariés et éviter une propagation du virus au sein de l’équipe éducative et médicale.

La salle de consommation à moindre risque (SCMR) quant à elle, a adapté son fonctionnement en accueillant les usagers 4 par 4, afin de limiter les interactions physiques dans les espaces. La salle d’inhalation et la salle de repos ont été fermées. Les Csapa, pour leur part, ont majoritairement assoupli leurs protocoles d’inclusion dans les traitements de substitution, avec des prises en charge possibles le jour-même pour certains. Ainsi, un médecin est présent à la SCMR afin d’offrir la possibilité d’inclusion dans le programme d’accès aux traitements de substitution du Csapa. Il participe également aux visites des personnes hébergées à l’hôtel afin de leur proposer cette inclusion in situ. Le temps du confinement, le Csapa Charonne (Oppelia 75) a aussi élargi les inclusions de son protocole Skenan® (protocole de soin incluant la délivrance de sulfates de morphine pour des personnes en échec de TSO par méthadone et buprénorphine) pour s’adapter aux demandes. Comme le déclare le docteur Catherine Pequart, sa directrice : « Du fond du 13e arrondissement, il est saisissant de voir que nous avons des demandes de publics très divers qui sortent de l’ombre, un équilibre précaire (jeunes, vieux, tous les degrés d’insertion/désinsertion), consommant des substances diverses, depuis l’alcool aux opiacés de rue en passant par le crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. et cannabis ! L’enjeu est d’être très ouverts à l’inclusion de nouveaux publics et de s’articuler au mieux entre professionnels de santé. Je pense qu’on risque de traverser un temps comparable aux mises express sous TSO de la fin des années 1990. » Parallèlement, certains Csapa relancent la dynamique de diffusion de naloxone dans un contexte qui nécessite de redoubler de vigilance sur les risques d’OD.

Le numérique à la rescousse

Les téléconsultations se multiplient à l’hôpital et en Csapa, à l’exception des cas nécessitant une consultation physique (incluant des prescriptions/délivrances et/ou liée à des nécessités urgentes de soins physiques et/ou psychiques non gérables à distance…). Par ailleurs, le Spot Beaumarchais (Aides) réorganise son accueil collectif en recourant aux visioconférences à plusieurs. Quatre sessions par semaines sont accessibles pour les chemsexers qui le souhaitent (deux pour les personnes « abstinence choisie », deux pour celles en « abstinence subie »). Ces visioconférences sont sécurisées sur la plateforme Lifesize3Lifesize est une société américaine qui fournit des solutions de visioconférence pour garantir l’anonymat et la confidentialité, valeurs centrales pour les usagers du Spot. Comme à l’habitude, les participants échangent sur les stratégies de maintien de l’abstinence pour les uns, ou de réduction des risques (et en l’occurrence d’accompagnement de l’abstinence subie) pour les autres. Ces échanges sont animés et modérés par deux intervenants de l’association Aides. Le Caarud MCATMS (Villejuif) envoie une newsletter « Les infos de la MCATMS » tous les jeudis à destination des partenaires. Elle a pour objectif d’informer au mieux sur les risques liés au Covid-19 et sur la question du confinement pour les usagers. Sur le net, le site Talking drugs relaie des conseils de RdR adaptés aux pratiques d’usages de drogues en temps d’épidémie de Covid-19


Rhône-Alpes: Moins de liens, moins de soins

Par Nina Tissot, coordinatrice TREND/SINTES Lyon/Auvergne-Rhône-Alpes

La situation des usagers lyonnais en grande précarité est particulièrement inquiétante, confinés à la rue plus que jamais et soumis à des contrôles de police réguliers. D’autant que les accueils de jour ont fermé, des hébergements à la nuitée également.

Des usagers précaires encore plus fragilisés

Des groupes d’usagers continuent donc d’occuper le centre-ville de Lyon et la grande rue – plus vraiment – commerçante, avec les mêmes habitudes ou presque. Comme le dit un intervenant de la RdR, ils sont juste un « un peu, beaucoup, plus crades ». Les seules douches possibles sont aux bains-douches, excentrées et à l’accès réduit, sans possibilité d’habits de rechange… Plus grave encore, les fontaines publiques sont fermées (4 seulement ont été remises en service après presque 15 jours de confinement) ainsi que les toilettes ! Certains usagers défèquent dans l’espace – plus tellement – public. Mais peut-être que « la crasse protège du virus », ironise l’un d’eux. Ce qui est certain, c’est que cette hygiène défaillante augmente considérablement les risques infectieux pour les injecteurs de drogues… Les personnes à la rue qui présentent des symptômes CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. devraient se voir proposer prochainement une place dans l’un des deux centres d’hébergements spécialement ouverts (ce qui impliquera alors l’abandon de leurs chiens… la crainte d’un confinement forcé et d’une séparation d’avec leurs animaux est manifeste chez plusieurs usagers), d’autres sans symptôme pourront rejoindre un centre d’urgence ouvert pour personnes à la rue, particulièrement excentré. Moins de 200 places en tout, quand le collectif Hébergement en danger parle de 9 000 personnes à la rue dans le Rhône et demande la réquisition de logements vides…

Les équipes du Samu social font plus que jamais de l’humanitaire (distribuant papier-toilette, couverture, eau, etc.), l’accès au droit n’étant plus possible, car la plupart des institutions sont fermées. Du dépannage alimentaire est également mis en place dans certains Caarud, tant qu’il reste des stocks, mais aussi par plusieurs équipes de maraudes bénévoles dont certaines se sont formées pour l’occasion. Elles sont fort utiles pour ces usagers pour qui la manche est devenue difficile, délocalisée devant les rares commerces (pharmacies et magasins alimentaires) ou gares, et quand la récup’ à la sortie des restaurant n’est plus possible. Il manque certainement une « maraude alcool ». Alors que les personnes les plus démunies sont dépendantes à l’alcool et que le manque peut leur être préjudiciable, l’accès au produit peut se restreindre par manque d’argent ou de possibilité de déplacement. Le risque de delirium tremens a été bien compris par plusieurs CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) qui ont mis en place une délivrance d’alcool. C’est un produit de première nécessité pour beaucoup, il va sans dire4Le préfet de l’Oise a fait machine arrière sur l’interdiction de vente d’alcool, écoutant non seulement les associations d’addictologie expliquant les risques de servage forcés, mais cédant également à la pression des alcooliers et du grand public qui ne voit pas pourquoi on pénaliserait tout le monde au prétexte du risque que prendrait/ ferait courir une minorité de personnes (les femmes victimes de violence masculine par exemple).… D’un autre côté, pour certains usagers, le risque de report sur l’alcool quand d’autres produits sont encore moins accessibles est particulièrement important, d’autant que l’alcool reste aussi la « défonce » la moins chère en ces temps compliqués. Certains se voient d’ailleurs offrir vin et bières par des passants sur les points de manche. On peut déjà observer une alcoolisation assez massive chez des usagers à la rue, mais comme la crasse, peut-être que « l’alcool protège du virus… », ironise un usager.

L’arrêt du travail au noir (déchargement de palettes de magasins, chantiers…) contribue au manque de ressources, sans parler des travailleurs et travailleuses du sexe privé.es de revenus et sans aucune aide financière officielle5Une cagnotte de soutien est mise en place par l’association militante locale Cabiria : https://www.helloasso.com/associations/association-cabiria/formulaires/1. Certains Caarud et Csapa réfléchissent à la délivrance de chèques-service alimentaires pour les plus précaires. Cette situation de manque d’argent et de produits (qu’ils restent disponibles ou non, « sans argent pas de Skenan® »…6La prescription de Skenan étant d’ailleurs drastiquement limitée depuis plusieurs mois suite à des mesures prises par la CPAM, et certains usagers se sont retrouvés en plein confinement avec des factures de plusieurs centaines d’euros à débourser pour se voir délivrer leur traitement (pourtant prescrit) et dont ils sont dépendants… On aurait pu imaginer a contrario une facilitation de l’accès à la substitution en cette période de la part des organismes de santé.) semble engendrer pour l’instant beaucoup plus d’angoisse que le virus en lui-même, question de priorité dans la survie… Bien que certains usagers manifestent aussi la crainte de se rendre à l’hôpital (main cassée, abcès dentaire, etc.) de peur d’être contaminés, les urgences étant pour beaucoup l’unique solution (pas de médecins traitants, pas d’argent pour avancer des frais en clinique, parfois pas de CMU…).

Les Caarud et les Csapa : entre continuité et adaptation

Dans un tel contexte, les Caarud de la région Rhône-Alpes-Auvergne se sont tous concentrés sur leur mission première : la délivrance de matériel de RdR pour les usagers. Elle se fait soit de manière individuelle dans les locaux des structures qui ont maintenu des horaires de permanence, soit en livraison dans l’espace public, soit encore à la faveur des maraudes. Certaines structures déposent des stocks dans de rares accueils de jour ouverts (hors des grandes agglomérations) ou dans des Csapa coutumiers de la délivrance de matériel. Ils comptent au maximum sur les usagers-relais habituels, mais beaucoup d’entre eux se sont nouvellement organisés du fait du contexte, et fournissent plusieurs proches. Le service de RdR à distance régional, qui voit sa file active augmenter petit à petit (le temps du bouche-à-oreille), est privilégié par beaucoup d’usagers qui, indépendamment de raisons liées à l’éloignement géographique, ne souhaitent pas prendre des risques de contrôle policier (craignant à la fois de devoir s’expliquer plus en détails sur le motif médical coché sur l’attestation, et que leur sac soit contrôlé, la présence de matériel d’injection leur attirant des ennuis…) et limitent leurs déplacements.

En plus du matériel, certains Caarud distribuent à l’occasion masques et gels hydroalcooliques, tandis que d’autres assurent une veille sanitaire par une prise de température systématique. Toutes les autres prestations sont arrêtées quasiment partout (douches, machines à laver, permanence sociale, dépistage…), mais l’un des Caarud lyonnais a mis en place récemment un protocole d’accès aux douches afin de répondre à l’urgence. Les volontaires-bénévoles sont laissés hors des activités pour l’instant, les équipes tournant avec un minimum de personnes dans les locaux… quand il reste suffisamment de salariés. Beaucoup sont en effet tombés malades, sont considérés à risques vis-à-vis du Covid, ou sont en arrêt pour garde d’enfants. La collaboration est alors de mise, les deux Caarud de Lyon, par exemple, envisagent de mixer leurs équipes pour maintenir la distribution de matériel dans plusieurs points de la ville, et l’association d’autosupport en milieu festif, dont l’activité est nécessairement à l’arrêt, propose d’assurer un relais en termes de distribution de matériel dans son local.

La plupart des Csapa ne font pas de nouveaux accueils, déjà débordés avant le Covid par les demandes d’initialisation méthadone. Ils ont tous anticipé le confinement, prévoyant des ordonnances à l’avance, démarchant des pharmacies pour des relais, et le décret est venu asseoir la légalité des démarches déjà enclenchées. Tous les Csapa conservent une permanence médicale (parfois sociale pour la CMU, ou pour les sortants de prison, pour qui la situation est particulièrement complexe du fait de libérations anticipées/non préparées) et mettent en œuvre des mesures de protection avec les moyens du bord7Masques ou gels parfois périmés datant de H1N1 ! Qu’ils peuvent aussi donner aux usagers…. Certains augmentent leurs stocks de méthadone aussi pour répondre à l’intensification de la demande à venir. Toutes les autres consultations sont reportées ou assurées à distance. Ce qui ne manque pas d’interroger les professionnels sur les situations inédites ainsi créées8Parfois pour le meilleur, lorsqu’un lien jusque-là difficile devient plus évident par téléphone, ou pour le pire dans les refus/abandons de soin de plusieurs usagers dans ces conditions. Mais nombreux sont aussi les usagers qui ont besoin de ce soutien téléphonique dans leurs démarches de gestion ou d’abstinence, et les Csapa relatent aussi beaucoup d’appels de parents se retrouvant démunis face à la consommation devenue visible de leur adolescent, ou face au manque de produit auquel ce dernier est confronté. Quant au public des chemsexers, ayant certes probablement moins d’occasion de consommer, bien que plusieurs consomment avec les personnes avec lesquelles ils sont confinés (couple, proches voisins), ils conservent un accès aux produits via les achats sur Internet et les envois postaux, et continuent de venir chercher du matériel en Caarud et/ou auprès de Aides. Ce qui viendra à manquer pour eux aussi, ce sont les lieux de soutien/d’accompagnement, la plupart étant fermés, comme d’une manière générale les lieux d’écoute, les services de sevrage hospitaliers et même certains centres de postcure.

Ainsi, la situation de confinement9Certains Csapa craignent de se voir déborder de demandes de prises en charge pour divers produits à la sortie du confinement. inédite engendre son lot de craintes dans le champ des addictions et vis-à-vis d’usagers jusque-là totalement « cachés », inconnus des systèmes de soin, dont l’immense majorité n’avait pas de problèmes liés à l’usage de drogues en temps normal. « La drogue c’est mal… surtout quand y’en n’a plus ».


Bretagne: «Quand la manche ne marche plus»

Par Guillaume Pavic, coordinateur TREND/SINTES Rennes-Bretagne

L’accueil des usagers dans les Caarud

Les quatre Caarud de Bretagne (Rennes, Lorient, Saint-Brieuc, Brest et Quimper) ne font plus d’accueil collectif dans les structures, mais maintiennent le principe des permanences (de 2 à 3 par semaine avec une amplitude horaire inchangée). Très rapidement, les Caarud, au regard de la situation, ont communiqué sur leur page Facebook le maintien a minima d’une activité, centrée autour la délivrance de matériel de RdR avec précision des numéros à contacter, des lieux et horaires d’accueil. Celui-ci se fait en individuel avec un fonctionnement en mode « drive » afin de ne pas laisser entrer les usagers dans les locaux. Les recommandations sont de passer les commandes en amont, par téléphone ou texto, afin qu’elles soient préparées de manière anticipée. Une réduction du volume des équipes est à noter ; tous n’ont pas forcément de matériel de protection (masques, gants et gel hydroalcoolique). La plupart du temps, une attestation est remise à l’usager. 

Pour le moment, les retours des Caarud sont assez convergents. Le premier constat est que les permanences sont assez peu fréquentées. Il y a du monde, mais nettement moins qu’à l’accoutumée. Bien qu’il y ait une incitation des intervenants à prendre du matériel en quantité pour limiter la fréquence des déplacements, certains usagers n’en prennent pas plus que d’habitude. Il n’est pas impossible que certains aient constitué des stocks avant le confinement, en prévision. Certains ont peut-être quitté provisoirement le territoire. 

Sur la période donnée, les usagers ne semblent pas avoir de difficulté pour s’approvisionner. Certains sont parfois inquiets de la qualité des produits dans un contexte d’éventuelle pénurie (des signalements de produits à l’apparence inhabituelle ou bizarre ont pu être faits dans le Finistère). Il y a également un sentiment d’inquiétude quant à la reprise des produits à la fin du confinement, et notamment des opiacés. La délivrance de naloxone devra nécessairement être anticipée.

Les permanences délocalisées, difficilement assurables dans ce contexte, sont remplacées par des livraisons à domicile de matériel de RdR aux usagers qui en font la demande (en Ille-et-Vilaine et dans le Finistère, en dehors des heures de permanence ; dans le Morbihan le Csapa de Vannes est fourni en matériel par le Caarud). Pour le moment, les commandes passées ne semblent pas présenter de caractère d’urgence, les usagers ne sont apparemment pas en situation de rupture de stock.

Il y a également une incitation forte à avoir recours à la RdR à distance (livraison par voie postale). Si une légère augmentation de l’activité est à relever, celle-ci n’est pas franchement significative, et ne semble pas toucher de nouvelles personnes qui seraient physiquement éloignées des Caarud. Des pharmacies ont également été contactées pour se voir délivrer du matériel, mais les demandes ne sont pas en augmentation, ne laissent pas apparaître de nouveaux besoins.

Quelques autres constats ont pu émerger pour certains : des demandes en matière d’alimentation, notamment la première semaine. Les usagers les plus précarisés avaient besoin, en plus du matériel de RdR, d’eau, de nourriture ou des croquettes pour animaux. Il est également relevé, chez certains, la nécessité de gérer des angoisses, notamment à partir de la deuxième semaine de confinement, face à la situation actuelle et à la possibilité qu’elle se tende encore davantage avec la prolongation du confinement. Enfin, si le maintien des permanences est assuré, le fonctionnement en « drive » avec une réception des usagers en extérieur et le maintien d’une distance de sécurité, ne facilite pas toujours le travail social avec une confidentialité qui souvent est affectée (l’accueil ne pouvant plus être assuré dans des espaces confinés). Autant d’éléments qui auront des répercussions sociales sur les personnes accueillies, souvent en situation de fragilité.

Situation d’urgence des personnes en grande précarité 

Pour les personnes en situation de précarité, vivant à la rue ou en squat, les mesures de confinement limitent les possibilités de faire la manche, souvent principal moyen de subsistance, en raison de l’absence de passants (« la manche ne marche plus ! », affirme un usager). Des structures ont maintenu leur activité de délivrance quotidienne de nourriture. À Rennes, le restaurant social Leperdit accueille les usagers dans la cour extérieure, le Secours populaire distribue des colis alimentaires à domicile. D’autres associations maintiennent les maraudes de rue, pour assurer de la délivrance de nourriture ou maintenir du lien social. À Brest, la municipalité actualise régulièrement la liste des structures de solidarité, d’entraide et d’écoute. Une continuité de la délivrance de nourriture est également assurée par plusieurs associations (notamment le Secours populaire et les Restos du cœur). À l’échelle de la région, les initiatives sont très nombreuses.

L’accès à l’hygiène est également maintenu, bien que plus difficile. À Rennes, Puzzle, qui assure l’accueil de jour, reste ouvert avec une activité réduite. Les personnes peuvent accéder aux douches mais dans un temps limité (30 mn) et avec un nombre restreint d’individus accueillis en même temps. L’accès aux machines à laver est également possible, de même que l’accès au Point santé. La distribution de kits hygiéniques en plusieurs points de la ville est également assurée.

Pour les conditions d’hébergement, dans l’Ouest, l’État a réquisitionné des chambres d’hôtel ou d’autres lieux. À Brest et à Rennes, les auberges de jeunesse, de facto désertées, ont été réquisitionnées soit pour l’accueil de SDF ou de familles de migrants. 

Dans le périurbain

Les centres de soin en Ille-et-Vilaine indiquent maintenir une activité, tout en limitant le plus possible l’accueil physique des patients. Les entretiens téléphoniques ou en vidéo-consultation sont privilégiés. Les ordonnances pour renouvellement de TSO seront faxées vers les pharmacies les plus proches des patients. Un accueil est maintenu a minima, pour des patients présentant des difficultés ou n’ayant pas de téléphone, ou bien encore pour des inductions de méthadone. Dans ces cas de figure, les gestes barrières sont fortement recommandés, ainsi que le port du masque pour les professionnels, et la limite d’un patient dans la salle d’attente. Il peut également y avoir des prises en charge de patients venant d’ailleurs, arrivés sur le territoire pour se mettre à l’abri. Les répercussions pour les patients sont diverses : des baisses de consommation volontaires (sous-dosage de TSO pour éviter les sorties), ou involontaires notamment lorsque les difficultés pour s’approvisionner en produit s’accentuent. Il s’agit de situations déstabilisantes pour les individus. Cela semble plus marqué en zone rurale. Sont rapportées aussi une augmentation des consommations d’alcool, pour gérer les angoisses, une augmentation des décompensations psychiatriques (majoration des angoisses psychotiques, déstabilisation des troubles de l’humeur, augmentation des idées suicidaires…) chez les patients avec comorbidités psychiatriques.


Grand Est: «Le contact à tout prix»

Par Fabienne Bailly, coordinatrice TREND/SINTES Metz/Grand Est

L’épidémie de Covid-19 est un facteur aggravant de la précarité que vivent beaucoup d’usagers. Ainsi, l’impossibilité pour nombre d’entre eux de faire la manche détériore des situations déjà problématiques, d’autant qu’un certain nombre d’entre eux notent une augmentation du prix des produits illicites disponibles (cannabis, héroïne, cocaïne). 

Répondre aux besoins primaires

C’est pourquoi, sur les sites de Metz et de Forbach, les avances financières (remboursables à discrétion de l’éducateur référent), les aides financières (non remboursables) et les bons pour la pharmacie lorsque les droits CMU ne sont pas encore ouverts, sont maintenus par les professionnels du Csapa/Caarud de la même façon qu’avant le confinement, certaines de ces aides sont même renforcées. Les usagers sont également nombreux à venir dans les services pour pouvoir recharger leur téléphone. Un autre problème urgent est l’accès à l’alimentation. Pour y pallier, il semblerait qu’à Nancy, les structures de premier accueil soient fermées pour limiter leurs interventions aux dons alimentaires.

En Moselle, la Direction départementale de la cohésion sociale permet l’accès à des hébergements d’urgence pour des personnes (couples, familles et/ou personnes seules) en situation de vulnérabilité10Tous les usagers n’ont donc pas de solution d’hébergement et éprouvent de grandes difficultés à accéder à des douches par exemple et plus généralement à de l’eau y compris pour assurer le lavage des mains (informations recueillies auprès de l’assistante sociale du Csapa).. Elles bénéficient de mesure de protection dans des chambres en CHRS ou des hôtels réquisitionnés et d’une aide de 4€ par jour/personne. À Metz, 150 personnes sont ainsi hébergées dans deux hôtels spécialement réquisitionnés, à deux par chambre pour certains (ce qui pose d’autres soucis en termes de risques de transmission du Covid-19). Dans ces effectifs, certains fréquentent également le Csapa/Caarud, c’est pourquoi l’établissement prend en charge financièrement une partie du coût des hébergements pour les usagers, venant en renfort du dispositif de droit commun. 

Globalement, on observe aujourd’hui que le confinement est mieux respecté que durant la première semaine, même si les usagers ne comprennent pas toujours le sens de cette obligation, ils souffrent souvent d’une grande solitude, les services sociaux étant pour la plupart fermés. Un important travail d’explication et de pédagogie est développé, tant par les professionnels des CHRS que du Caarud pour maintenir le lien avec cette population, qui se fragilise à mesure que les jours de confinement s’additionnent. Par ailleurs, un travail de sensibilisation des CHRS à la RdR alcool est effectué par le Caarud Les Wads pour faire face à une augmentation importante des consommations d’alcool. L’interdit de l’alcool dans les CHRS n’est pas sans poser d’épineuses questions en période de confinement : transgressions plus ou moins visibles, augmentation des phénomènes de violences sous alcool ou par manque d’alcool/de stupéfiants, obligations pour les professionnels de redoubler de vigilance, etc. Ces questions soulevées ne sont pas récentes, mais cette période de confinement accentue cette problématique, la rend visible et force les professionnels à intégrer une réflexion autour de la RdR alcool. 

En outre, des problèmes d’insalubrité commencent à se faire jour aux abords des hôtels réquisitionnés. Le Caarud de Metz entend y répondre, avec des maraudes sur les parkings des hôtels pour ramasser les seringues et autres détritus liés aux consommations. Des permanences vont s’organiser dans les mêmes hôtels, pour récupérer le matériel usagé, en distribuer, dispenser des conseils en RdR et évaluer les premiers symptômes du Covid notamment par la prise de température.

Des demandes de TSO en augmentation

Une augmentation des demandes d’initialisation à la méthadone et de traitement au Subutex® est observée et corrélée à l’augmentation des états de manque. Ces demandes sont à ce jour, toutes satisfaites. Les professionnels expliquent cette augmentation de plusieurs façons :

  • Avant le confinement, certains usagers de TSO partageaient leur traitement avec leurs pairs, ce qu’ils refusent de faire aujourd’hui par peur de manquer ou de ne pouvoir se déplacer.
  • Certains médecins généralistes ont fermé leur cabinet, les usagers se retrouvent par conséquent sans substitut, notamment de buprénorphine et doivent se tourner vers d’autres structures.
  • Certains usagers, sous buprénorphine, prescrite par leur médecin généraliste ne supportent pas bien leur traitement, en cette période de confinement et demandent à entrer sous protocole méthadone qu’ils jugent plus efficace.

Pour les professionnels des Caarud et des Csapa, l’essentiel est d’assurer la continuité de la réduction des risques et de la prise en charge dans un contexte où certaines structures ne reçoivent plus de public dans leurs locaux, conséquence directe du confinement, ou ont réduit leur plage hebdomadaire d’ouverture. 

Maintenir le contact à tout prix

Au début de la période de confinement, tous les usagers du Csapa (y compris la CJC) et du Caarud les Wads, à Forbach et Metz, ont été joints par téléphone et aujourd’hui, ces appels ont tendance à s’intensifier. Les entretiens physiques, bien que moins nombreux, se poursuivent également pour des personnes en grande détresse sociale et/ou victimes d’importantes angoisses. Ainsi, par manque de personnel infirmier, le centre de délivrance de méthadone de Metz a dû modifier ses créneaux d’accueils. Désormais les usagers sont accueillis 3 fois par semaine au lieu de 5, en temps ordinaire. Des temps d’accueil téléphonique avec le médecin sont également prévus pour évaluer et ajuster le traitement. 

Au Csapa de Nancy (structure hospitalière), les professionnels n’accueillent plus d’usagers dans les locaux, les entretiens se font par téléphone. Mais les traitements de méthadone et de buprénorphine sont poursuivis : les usagers bénéficient de TSO, délivrés par les Csapa ou des pharmacies partenaires, après réception d’une ordonnance, comme c’était le cas avant le confinement.

Les Caarud s’adaptent 

Dans les Caarud, les problématiques sont les mêmes. Certains ont dû réduire le nombre de jours consacrés à l’accueil. C’est le cas notamment du Caarud les Wads, qui intervient sur deux sites, Metz et Forbach, avec des modalités qui diffèrent. Un accueil collectif est maintenu à Metz, pour 4 personnes maximum en même temps, avec une distance de sécurité d’1,50 m entre deux personnes, une heure maximum à l’intérieur des locaux et ½ heure en cas de forte affluence. Obligation, pour toute personne qui entre, de se laver les mains. Le café est servi aux usagers par les professionnels, il n’est plus en libre accès. Les professionnels sont équipés de masques chirurgicaux et de gants. Des distributeurs de solution hydroalcoolique sont également en libre accès. 

Le temps de présence des professionnels a été renforcé : l’accueil du lundi, traditionnellement réservé aux femmes est désormais ouvert à tous. L’accueil collectif est accessible du lundi au samedi, avec une plus grande amplitude horaire. L’équipe n’étant pas au complet, un renfort des personnels du Csapa permet de maintenir l’activité. Les professionnels poursuivent une activité de distribution de matériel RdR, de colis alimentaires et d’eau, mais surtout de soutien et de conseil en RdR. L’accès aux douches et l’utilisation des casiers sont toujours possibles, mais pas celui aux machines à laver. Les professionnels donnent l’argent nécessaire aux usagers pour qu’ils puissent utiliser les lavomatiques en ville. 

Dans les villes et les villages à proximité de Forbach, un service de livraison à domicile gratuit est assuré par le CCAS et par quelques associations de bénévoles pour couvrir des besoins alimentaires et de première nécessité (toilette). La demande initiale est effectuée par téléphone. 

Et les usagers en zone rurale ?

Certains professionnels sont amenés à développer une activité dans des territoires plus isolés, en espace rural. Les communes de Dieuze (2 903 habitants), Sarrebourg (12 045 habitants) et Sarreguemines (21 457 habitants) sont couvertes par l’unité mobile du Caarud les Wads avec deux éducateurs spécialisés. Peu de SDF vivent dans ces territoires, mais de nombreuses personnes vivent dans des logements précaires et le confinement est difficile à supporter, la solitude anxiogène. Dans ce contexte, les professionnels gardent d’étroits et fréquents contacts par téléphone et livrent également certains de leurs usagers en matériel (les plus éloignés, ceux qui ne peuvent pas se déplacer ou ceux qui sont en souffrance et ne veulent pas sortir). Les commandes se font au préalable par SMS et les livraisons devant la porte des logements, voire sur un rebord de fenêtre, en respectant les gestes barrière ou alors à un lieu de rendez-vous: «On fait moitié du chemin chacun et on se donne rendez-vous au parking de l’Intermarché de Château Salins» (un éducateur). 

Les usagers ont tendance à prendre de plus grandes quantités de matériel (seringues, pipes et autres): «J’ai livré 700 seringues et récupéré plus de 1000 usagées chez un de mes suivis dans le Saulnoy, près de Dieuze» (un éducateur).

Les professionnels adaptent la gestion de leur stock à cette nouvelle réalité et doivent anticiper les commandes. Jusqu’à présent, il n’y a pas de souci et les commandes sont honorées. Les usagers de ces territoires, traditionnellement habitués à se rendre à Metz ou à Nancy pour acheter leurs produits ne s’y déplacent plus. Nous n’avons cependant pas obtenu d’information sur leur mode d’approvisionnement, même si certains vivent encore sur les réserves faites avant le confinement.


Hauts-de-France: «Une marginalité encore plus à la marge»

Par Sébastien Lose, coordinateur TREND/SINTES, Lille/Hauts-de-France

Remerciements : l’équipe de la CMAO (particulièrement Arnaud Lexa et Claire Morin), Kévin Maenhout (Grand pharmacie des Halles. Responsable de la plateforme d’accès au matériel de RDR, région Hauts-de-France), l’ensemble des équipes Caarud et leurs directions.

Après l’annonce du confinement de la population française le 17 mars dernier, puis de l’état d’urgence sanitaire la semaine suivante, l’organisation des structures d’accueil et de soins dédiées aux personnes toxicomanes, à Lille et dans l’ensemble de la région Hauts-de-France, a été bouleversée afin de mettre en place des façons inédites de travailler pour garder un minimum de lien avec les usagers de rue. 

Un défi pour les professionnels

Pourtant, le pari était de taille. En effet, ces professionnels de l’accueil bas-seuil, du travail de rue, de l’accompagnement social et sanitaire, habitués qu’ils sont aux contacts humains, à la proximité avec leur public, à l’aller-vers, doivent soudainement s’adapter aux règles de distanciation sociale. Les Caarud ont dû mettre fin à pratiquement l’ensemble de leurs activités : accueils collectifs, services de douche et de laverie, entretiens individuels, accueils parent/enfant, démarches administratives, Trod, PES (pour certains). De même, les restrictions de circulation ont impacté l’accès des usagers de rue aux dispositifs de réduction des risques ; les files actives respectives des structures ont fortement diminué. Des attestations de déplacement dérogatoire leur sont transmises, une distribution alimentaire sommaire ou bien encore de «kits hygiène» (nécessaire de toilette) est organisée. 

La distribution de matériel de RdR a toutefois été maintenue dans tous les Caarud, avec la contrainte de devoir fermer l’accès aux usagers (un protocole de désinfection des locaux a été transmis par l’ARS). La fréquentation y est restreinte : par exemple, au centre d’hébergement d’urgence (Sleep in), les éducateurs, qui travaillent de 19 h à 2 h du matin, ne relèvent qu’une quinzaine de passages par nuit, en moyenne. Les commandes sont passées le plus souvent par un interphone, puis déposées devant la structure, ou bien données plus directement par un système de trappe. Dans ce contexte, les discussions avec les personnes sont de fait très limitées. Les restrictions sur les quantités délivrées habituellement en vigueur (limitations du nombre de pipes à crack, de feuilles d’aluminium, etc.) ne sont plus appliquées, afin de limiter les allers et venues.

La livraison de matériel à domicile par envoi postal a été développé via le dispositif de « RDR à distance », mis en place par l’association Safe et porté par la Sauvegarde du Nord11Créée en 1957, la Sauvegarde du Nord est un organisme privé à but non lucratif qui a pour ambition d’accueillir et d’accompagner toute personne en grande précarité. au niveau régional. Il est à noter que ce dispositif, vers lequel ont été orientées beaucoup de demandes non satisfaites (impossibilité de se rendre sur les lieux, arrêt de certaines antennes mobiles), a été très largement adopté par les usagers, connaissant une évolution assez significative depuis le début du confinement. Les fabricants de matériel de RdR ont pu continuer à être approvisionnés normalement. Les réserves de matériel semblent suffisantes, même si cela doit passer par un travail de gestion des stocks, parfois dans une logique de rationnement. Un approvisionnement en matériel stérile (kit+) est aussi assuré au niveau des officines et des « totems ».

Des dispositifs de permanence téléphonique sont assurés, par télétravail ou bien au sein de la structure. Avec la possibilité dans quelques-uns de ces centres de pouvoir entreprendre certaines démarches à distance, et ce, en dépit des difficultés pour entrer en contact avec les institutions (appui social, administratif, soutien psychologique, etc.).

Concernant les Csapa, une délivrance minimale de la méthadone y est effectuée, avec une présence réduite des professionnels. Certains Csapa font des délivrances à la semaine. Parfois, toutes les demandes d’initialisation sont reportées (sauf situation d’urgence. Pour garantir une continuité des soins plus optimale, un premier arrêté a autorisé les pharmaciens d’officine à renouveler des prescriptions expirées, avant qu’un second n’élargisse la possibilité de renouvellement à d’autres classes thérapeutiques, notamment aux TSO. 

Enfin, les professionnels interrogés se plaignent de l’accès difficile au matériel sanitaire (surtout au début de la crise) : gel hydroalcoolique, gants, masques, etc. et ont aussi regretté le manque de dépistage.

Conditions de vie à la rue et évolutions des pratiques 

Le contexte de confinement a eu énormément de conséquences négatives sur le quotidien des personnes vivant à la rue. Tout d’abord, l’impossibilité d’accès aux dispositifs de droit commun, l’arrêt des accompagnements sanitaires, administratifs et sociaux, n’ont fait que renforcer le sentiment de mise en marge. Les personnes isolées n’effectuant pas de réelles demandes le reste de l’année, souffrent de l’isolement et le verbalisent. Les liens avec les dispositifs de RdR sont très limités : volumes horaire restreints, prestations minimums. Maintenir l’accès à la RdR pour les personnes les plus précarisées rencontrées habituellement sur les lieux de sociabilité (zones commerciales du centre-ville) est une mission compliquée, puisqu’ils se sont éloignés des secteurs piétonniers et qu’il est difficile de les retrouver. Ce processus de mise à l’écart peut s’expliquer aussi par le fait que certains usagers sans domicile fixe ont été verbalisés pour non-respect du confinement, oubli de l’attestation de circulation, comme cela a été dénoncé par les associations. Dans d’autres villes de taille moyenne de la région, comme le souligne le Caarud de Boulogne-sur-Mer, il n’y a pas besoin d’attestation pour les gens à la rue, car ces personnes sont déjà connues des forces de l’ordre.

Une dimension essentielle comme l’accès à l’hygiène s’avère, dans ces conditions, impossible. Les professionnels constatent une dégradation de l’état général des personnes habituées à prendre leur douche ou à laver leur linge en structure. Seules de rares associations œuvrant dans l’action sociale sont en mesure de proposer ce genre de service.

Pour l’accès aux denrées alimentaires, les personnes doivent se tenir au courant des points de distribution de nourriture. De nombreuses associations se montrent très réactives et permettent de satisfaire les demandes. Pour ces usagers de rue, la limitation forcée des déplacements donne beaucoup moins d’occasions de solliciter l’aide financière des passants. Ils sont donc impactés par une diminution drastique de l’argent récolté à la manche. Des récits d’usagers n’ayant pu obtenir par exemple que 4€ en une journée ont été entendus, quand d’ordinaire, plusieurs dizaines d’euros peuvent en être retirées. Une hypothèse, souvent décrite, atténue quelque peu ce constat : les (rares) passants donnant de la monnaie auraient tendance à être plus généreux qu’à l’accoutumée, étant donné le contexte (observation particulièrement vérifiée dans l’hypercentre de Lille). De fait, les personnes à la rue consommatrices de produits (héroïne, cocaïne principalement) sont encore plus démunies pour se procurer leurs « doses » quotidiennes. Plusieurs cas de figure sont alors observés, selon le produit consommé, les parcours de consommation, les habitudes quotidiennes.

Un premier type de réaction consiste à rester posté près des magasins, pour y faire la manche de façon insistante, parfois suppliante. Pour les usagers d’héroïne, une dynamique de diminution de la consommation s’est naturellement imposée. Les traitements de substitution sont plus recherchés, dans la mesure du possible via une prescription, ou en passant par le marché parallèle. Cette acquisition, qu’elle se fasse par le circuit légal ou non, semble s’inscrire dans une volonté « d’assurer ses arrières », pour être en mesure de pallier une absence plus ou moins prolongée d’héroïne. Ainsi, les personnes l’ayant sur prescription auront tendance à exhorter les professionnels des Csapa de leur distribuer plus de stocks. De nombreux travailleurs sociaux et soignants s’interrogent sur la survenue prochaine de consommations excessives, suite à ces sevrages forcés, d’autant plus que le versement des allocations a été avancé de quelques jours pour le mois d’avril. D’autres consommateurs vont quant à eux rester sur leur lieu de vie (tente/installation), ne rien faire et tenter un «sevrage à la dure». Ce phénomène pourrait également atteindre les usagers d’alcool, du fait du manque d’argent pour se le procurer, mais aussi, dans les faits, par la présence de queues à l’extérieur des magasins alimentaires, ce qui engendrerait un effet de visibilité et donc de stigmatisation. Autour de la gare Lille-Flandres, la CMAO12La CMAO (coordination mobile d’accueil et d’orientation) est une association dont la mission est d’assurer une meilleure cohérence des réponses à apporter aux personnes en situation d’urgence sociale, dépourvues de logement, sur le territoire de l’arrondissement de Lille. a croisé le chemin de personnes en manque d’alcool.

Des solutions d’hébergement dans des hôtels se sont progressivement mises en place, à Roubaix, à Lille-centre ainsi qu’à Lomme (ce dernier hôtel a dû fermer ses portes, suite à des incidents, relate la presse locale). L’auberge de jeunesse à Porte de Valenciennes a également, après une période de flottement, été ouverte gratuitement aux personnes sans-abris. Mais les modalités d’accueil ne semblent pas du tout adaptées aux usagers qui ne sont pas stabilisés par un traitement de substitution. En effet, les horaires de sorties (une heure seulement entre 9 h et 19 h) ne sont pas assez larges pour faire la manche, aller chercher du produit ou bien un traitement méthadone au Csapa. La CMAO (qui a eu pour mission d’accompagner ces personnes vers ces hôtels) relate l’exemple d’un couple de consommateurs qui y a été orienté, mais qui n’y a tenu qu’une seule nuit. Ces différents établissements ne prennent pas en charge les personnes accompagnées de chiens. En somme, dans le contexte général, l’anxiété chez les plus fragiles se fait de plus en plus grande : la perte des repères quotidiens change toute la donne. Les centres reçoivent beaucoup d’appels de personnes en détresse psychique qui ont besoin d’échanger pour rompre avec l’isolement social.


Lexique

ARS : Agence régionale de santé 
CCAS : Centre communal d’action sociale
CSST : Centre de soins spécialisés aux toxicomanes
CEID : Comité d’étude et d’information sur les drogues 
CHRS : Centre d’hébergement et de réinsertion sociale
CMU : Couverture maladie universelle, elle est aujourd’hui remplacée par la Complémentaire santé solidaire
PES : Programme d’échange de seringues
SCMR : Salle de consommation à moindre risque
RdR : Réduction des risques
TSO : Traitements de substitution aux opiacés