On n’a sans doute jamais autant entendu parler du chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. dans l’espace médiatique en France qu’au début de l’année 2023, marquée par le tragique accident impliquant l’humoriste Pierre Palmade. Difficile dans ce contexte inflammable d’apporter de la nuance sur ces pratiques pourtant anciennes, évolutives et diverses…
Or, c’est bien de nuance dont nous avons besoin pour envisager ce phénomène, qui ne se résume pas à la litanie des faits divers dramatiques. De notre point de vue, le chemsex soulève des enjeux sociaux et culturels complexes, que la perspective des sciences sociales, ancrée dans des pratiques de recherche communautaire, permet d’éclairer d’un angle nouveau.
Une impossible quête des origines ?
La généalogie du terme chemsex est aujourd’hui balisée : elle trouve son origine au début des années 2000, en Angleterre. C’est David Stuart, activiste et intervenant gay, lui-même concerné par ces pratiques, qui popularise cette notion. Le chemsex s’inscrit donc dans la lignée des termes forgés par les populations minorisées pour décrire et qualifier leurs pratiques et leurs identités. L’évolution de son appropriation n’est pas linéaire ni homogène : largement appropriée en France, la notion chemsex a été supplantée par l’expression « Party’n’Play (PnP) » en contexte anglosaxon. Et au cours des dernières années, la diffusion de ces pratiques s’accompagne de nouveaux termes et de nouveaux codes d’inter-reconnaissance, notamment sur les applications de rencontre. Autrement dit, si « chemsex » est l’appellation autorisée dans les milieux universitaires, médicaux ou associatifs, attention à ne pas figer les significations ou les contours des pratiques en question.
Évoquer les origines du chemsex implique également de resituer son contexte d’émergence. À plus de deux décennies d’écart, on oublie facilement à quel point la fin des années 1990 et le début des années 2000 sont fortement marqués par le traumatisme des années « de cendre » de l’épidémie de sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Les traitements antirétroviraux sont disponibles depuis 1996, mais nombre de personnes dans la communauté gay vivent avec le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et/ou ont perdu des amis et des amants des suites du sida. Pour tous, l’arrivée des traitements est un soulagement, mais elle recompose aussi en profondeur la projection dans l’avenir, le rapport à soi et aux autres – et la sexualité en particulier. Ce contexte « post-crise » est indissociable de l’émergence de nouveaux rapports au plaisir et aux risques. La fin des années 1990 est notamment marquée par la revendication par certains gays séropositifs d’une sexualité sans préservatif, entraînant des controverses durables autour du barebacking. Plus largement, à l’échelle des communautés gays, le rapport à la prévention se transforme, avec l’éloignement de l’épée de Damoclès du sida.
Les consommations de drogue en contexte sexuel n’apparaissent pas ex nihilo à ce moment-là : elles s’inscrivent dans une histoire longue des relations que les hommes gays dans leur diversité entretiennent avec les produits (Girard et al., 2007). Une histoire scandée par des inquiétudes de santé publique autour de la place des drogues dans les sociabilités homosexuelles : en témoignent les craintes suscitées, déjà, par les usages d’ecstasy en club dans les années 1990, ou la diffusion du crystal meth en Amérique du nord, au tournant des années 2000. Si le chemsex ne constitue pas une radicale nouveauté, disons qu’il illustre un nouvel agencement entre drogues, sexualité et plaisir pour certains gays.
Ce détour historique révèle toute l’ambiguïté de parler de la « crise » du chemsex. D’abord parce qu’il conviendrait de mieux définir le terme de « crise » : après plus de vingt ans (David Stuart parle d’un terme élaboré dès 2001 !), ne s’agit-il pas plutôt de pratiques ancrées, qui affectent sur le long terme les trajectoires et les modes de vie ? Et la focalisation sur le chemsex ne fait-elle pas écran à une lecture plus compréhensive des déterminants de santé des gays ?
Le chemsex comme révélateur d’inégalités sociales
Si l’on décentre le regard des produits en eux-mêmes – qui sont trop souvent les seuls sujets des discours et des politiques entourant les drogues – que nous révèlent les pratiques de chemsex ? D’abord qu’en matière de promotion de la santé, il est vain de considérer le produit en soi : il y a toujours la rencontre entre une substance, une trajectoire singulière, des pratiques et des contextes d’usage. En l’occurrence, et nous avons essayé de l’illustrer précédemment, les nouveaux produits de synthèse s’insèrent dans un contexte sociohistorique situé, postcrise du sida, et concernent des individus dont les vies restent marquées par l’hétérosexisme structurel de nos sociétés. Partir de là, c’est prendre au sérieux les conséquences individuelles et collectives de ces systèmes de domination : le virilisme, l’homophobie, la follophobie, la transphobie, et les formes de contraintes et de violences qui les accompagnent tout au long de la vie, affectant en profondeur les différentes dimensions de la santé – sociale, sexuelle, mentale. La communauté gay elle-même n’est pas exempte de ces lignes de fracture : l’espace de solidarité peut aussi s’avérer le lieu d’une reproduction des oppressions. Tous les gays qui consomment ne sont donc pas égaux face à certaines conséquences des consommations, qui peuvent révéler ou accentuer des fragilités intimes ou relationnelles préexistantes.
L’un des enjeux de l’appréhension du chemsex aujourd’hui est de faire une place à cette complexité, à l’articulation entre les trajectoires individuelles, les sociabilités et les facteurs structurels. La littérature scientifique souligne l’intérêt de s’approprier une lecture en termes de syndémie1, c’est-à-dire de prendre la mesure des effets démultiplicateurs de la superposition des vulnérabilités sociales de santé. Ce déplacement nécessite de ne pas cantonner le phénomène à un strict enjeu de « risque » ou d’usages « problématiques » de drogues. Élargir la focale permet à l’inverse d’envisager la diversité des défis associés au chemsex :
- L’ombre portée de l’épidémie de sida, qui continue de peser sur les vies des gays, notamment pour ceux qui ont traversé les années 1980 et 1990 ;
- La santé mentale et « l’épidémie » de solitude qui affectent fortement les communautés gays ;
- La prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. des violences (intrafamiliales et/ou sexuelles) dans les parcours de vie des hommes gays ;
- Les discriminations encore trop fréquentes dans les soins et plus généralement, face aux services de l’État, dans la prise en charge des conséquences du chemsex ;
- La diversification des publics et les inégalités internes aux communautés gays, au-delà des représentations dominantes d’usagers cis, blancs et socialement insérés.
Dès lors, une approche par les seuls risques sanitaires, en décontextualisant les réalités vécues, ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble.
Le chemsex sous le regard des sciences sociales
C’est également cette démarche qui irrigue un champ émergent de « critical chemsex studies » (Møller, Hakim 2023) et nous encourage à penser ces pratiques au-delà du seul prisme sanitaire, y compris dans le but d’améliorer les réponses en santé communautaire. Aujourd’hui, les espaces où se déroulent les pratiques de chemsex sont en effet avant tout considérés comme des sites pathogènes, à partir desquels se transmettent des maladies somatiques et mentales. D’après ces travaux critiques, une telle lecture limite la compréhension des dimensions sociales, culturelles et politiques de ces pratiques, ainsi que celles qui relèvent du plaisir et des matérialités corporelles.
De plus, elle court le risque de re-pathologiser les gays comme « éternel groupe à risque » (Gaissad 2017), qui serait indiscipliné et autodestructeur, et pour lesquels les seules réponses seraient l’abstinence ou la psychiatrisation (Schroeder 2022). À l’inverse, ces enquêtes ethnographiques proposent d’étudier les contextes d’usage de manière compréhensive, afin de documenter ce qui se passe concrètement dans ces espaces, quelles y sont les formes de sociabilités et de soin communautaire. Ce faisant, elles interrogent ce que ces pratiques révèlent des cultures gaies et queer contemporaines. Revenons sur certains des apports de cette littérature socio-anthropologique pour notre compréhension du phénomène.
D’abord, ces travaux visibilisent les fonctions du plaisir et ses effets sur les sexualités, les identités et les sociabilités LGBTQ. Exaltant les plaisirs ressentis, les drogues reconfigurent les scripts sexuels, ce qui transforme aussi bien les subjectivités individuelles que les relations aux autres (Race 2017 ; Gaissad, Velter 2019). Dans un contexte d’homophobie structurelle, la désinhibition est un élément central des sexualités homosexuelles ; et là où le paradigme du risque n’en voit que les effets néfastes – tels que le redouté relâchement des pratiques préventives – ces études en analysent les potentialités et les fonctions positives : sortir de l’isolement, entrer dans la sexualité, expérimenter, transcender les hontes intériorisées (Race et al. 2022). Loin de suggérer qu’il n’y a que du plaisir dans le chemsex, ces perspectives nuancent les clivages figés entre addiction et plaisir, sain et problématique, et suggèrent précisément que ces réalités coexistent.
Elles nous encouragent aussi à être attentifs aux contextes sociaux et matériels du chemsex : ces pratiques ont des implications profondément collectives et communautaires. Pour contredire les représentations d’individus atomisés et anonymes les uns aux autres, Laurent Gaissad (2017) souligne par exemple l’importance des réseaux socio-affectifs gays, dans lesquels se déploient des pratiques de souci de soi et des autres. En effet, historiquement, les minorités sexuelles et de genre ont élaboré des manières inventives de prendre soin et de continuer à avoir du plaisir de manière sécurisée, dans des circonstances pourtant contraignantes, entre épidémies et répression. Kane Race considère les scènes de chemsex comme des espaces d’expérimentations collectives où les participant·es font preuve de leurs capacités à s’auto-gouverner : ils et elles mettent en place, avant et au-delà des recommandations institutionnelles, des pratiques de « contre-santé publique » (2018). Des études démontrent que les personnes qui pratiquent le chemsex ont une appréhension mûrement réfléchie et partagée des risques qu’elles priorisent, notamment celui de développer une dépendance, et cherchent à les réduire à travers ce qui est décrit comme « le maintien d’une forme contrôlée de “perte de contrôle” » (Drysdale 2021). À un échelon plus structurel, le concept d’homonormativité nous permet de comprendre certaines des motivations qui sous-tendent les pratiques chemsex : d’après Sharif Mowlabocus, la pratique représente une forme de transgression dans un contexte de normalisation gaie et de « politiques de respectabilité » centrées sur le mariage et la légalité. Elle serait une réponse subculturelle irriguée par la joie et l’excitation qui naissent (aussi) du statut de déviant·e ; si l’on reprend un cadre élaboré par le philosophe Michel Foucault, elle constituerait une forme de « technique de soi », une façon de se construire comme individu en résistance vis-à-vis de ces injonctions assimilatrices.
Enfin, les outils des études culturelles et des sciences de la communication éclairent un enjeu crucial, celui des dimensions médiatiques du chemsex. D’abord, ils nous permettent de comprendre le rôle des médias digitaux (applications de rencontre, pornographie) comme des interfaces qui déterminent les rencontres et les imaginaires. Par ailleurs, les travaux en sciences sociales sur les « paniques morales » objectivent la manière dont le traitement médiatique du chemsex érige certaines figures sociales comme indésirables et déviantes, réduit des pratiques à leurs conséquences les plus spectaculaires, polarise le débat sur des questions morales et, in fine, construit les chemsexeurs comme des ennemis intérieurs de la société aussi bien que de leur propre communauté. Au nom d’un supposé souci de lutte contre le VIH et de santé publique, l’indignation bruyante suscitée par la médiatisation de certaines « affaires » aggrave la stigmatisation des personnes concernées et les assigne à une position soit de secret, soit de repentance, mais toujours de honte (Gideonse 2016).
Loin d’être seulement des postures théoriques, ces approches sont susceptibles d’élargir l’éventail des réponses individuelles, communautaires et institutionnelles à apporter aux enjeux – y compris infectieux et de santé mentale – que posent les pratiques chemsex.
Explorer des pratiques d’empowerment
Plus de quarante ans après l’émergence de l’épidémie de sida, la réponse aux enjeux liés au chemsex révèlent, on l’a vu, certaines des dimensions structurelles et intimes qui continuent de façonner l’expérience contemporaine de l’homosexualité. Des dimensions que la normalisation de l’homosexualité a pu renvoyer dans l’ombre, au tournant des années 2000, mais qui n’en finissent pas de ressurgir. Les enjeux sont sociaux et politiques, avant d’être individuels et psychologiques. Cela nous rappelle l’urgence de développer des approches non pathologisantes du chemsex et d’envisager les capacités des communautés à prendre soin d’elles-mêmes (Nagington, King 2022 ; Schaffauser 2023). Ce programme est inscrit dans les développements de la santé communautaire, inspirée de la lutte contre le VIH. Il est sans doute temps d’en tirer des leçons à plus large échelle. Plus de quarante ans après l’émergence de l’épidémie de sida, la réponse aux enjeux liés au chemsex révèlent, on l’a vu, certaines des dimensions structurelles et intimes qui continuent de façonner l’expérience contemporaine de l’homosexualité. Des dimensions que la normalisation de l’homosexualité a pu renvoyer dans l’ombre, au tournant des années 2000, mais qui n’en finissent pas de ressurgir.
Cela vaut aussi pour la recherche, en valorisant des approches participatives et communautaires (Flores-Aranda et. al. 2023). Face à des formes d’injustice liées à la production du savoir lui-même, contre des approches moralistes et les dichotomies réductrices « danger/plaisir», il s’agit pour nos études de mieux reconnaître les personnes qui pratiquent le chemsex comme possédant des savoirs et des savoir-faire expérientiels précieux, et développer ensemble des savoirs communs utiles au plaidoyer pour un accès aux soins et aux droits ancrés dans les réalités des communautés. Aujourd’hui comme hier : « Savoir = Pouvoir » !
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- Une syndémie est l’entrelacement de maladies, de facteurs biologiques et environnementaux
qui aggravent les conséquences de ces maladies sur une population. Le VIH, l’usage de drogues et le CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. sont considérés comme des syndémies ↩︎