TasP — La consécration du paradigme biomédical de la prévention ?

Cet article fait partie du Transcriptases n°144 Compte-rendu de la XVIIIe Conférence internationale sur le sida, réalisé en partenariat avec l’ANRS et qui sera disponible début novembre. 

De séances plénières en sessions scientifiques, des discours les plus politiques aux propos les plus scientifiques, le consensus semble émerger inexorablement à Vienne : exit la prévention primaire de la transmission sexuelle du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et son cortège de contraintes politiques, économiques et sociales et place au nouveau paradigme préventif, celui du TasPTasp «Treatement as Prevention», le traitement comme prévention. La base du Tasp a été établie en 2000 avec la publication de l’étude Quinn dans le New England Journal of Medicine, portant sur une cohorte de couples hétérosexuels sérodifférents en Ouganda, qui conclut que «la charge virale est le prédicteur majeur du risque de transmission hétérosexuel du VIH1 et que la transmission est rare chez les personnes chez lesquelles le niveau de charge virale est inférieur à 1 500 copies/mL». Cette observation a été, avec d’autres, traduite en conseil préventif par la Commission suisse du sida, le fameux «Swiss statement». En France en 2010, 86 % des personnes prises en charge ont une CV indétectable, et 94 % une CV de moins de 500 copies. Ce ne sont pas tant les personnes séropositives dépistées et traitées qui transmettent le VIH mais eux et celles qui ignorent leur statut ( entre 30 000 et 50 000 en France). (Treatment as Prevention).

Point de vue provocateur ? Peut-être pas à écouter nombre de propos viennois.

Côté politique, de longs discours en séances plénières vantant les mérites du « TasP » dont la diffusion permettrait à terme de rayer l’épidémie d’infection à VIH de la carte mondiale, parfois même sans référence aucune aux stratégies « classiques » de prévention1Motsoaledi A, « Universal Access : Treatment  and Prevention Scale-up », TUPL0103. D’ailleurs, dans la province canadienne de la Colombie britannique, on impute la diminution des nouveaux diagnostics depuis dix ans à l’augmentation du traitement sur la base d’une étude écologique2Montaner JSG et al., « Association of highly active antiretroviral therapy coverage, population viral load, and yearly new HIV diagnoses in British Columbia, Canada : a population-based study », Lancet, 2010, 376, 9740, 532-539.

C’est un peu comme si l’éducation sexuelle, la promotion de préservatifs et les interventions sur les déterminants sociaux, les programmes de distribution de seringues et de substitution étaient considérés – en dépit de l’évidence3Unaids, WHO, « 09 AIDS Epidemic Update », Geneva, 2009 – comme obsolètes voire inefficaces. Et les modélisations économiques présentées sont sans appel sur la nécessité de financer le plus rapidement un accès universel au traitement qui rapporterait des bénéfices conséquents à long terme.

Une remarquable absence de débat

Côté scientifique, on a pu entendre que le TasP était beaucoup plus efficace que le préservatif sur la base de comparaisons très discutables entre des études cliniques et les données observationnelles en population générale4Hirschel B, « Anti-HIV Drugs for Prevention », WEPL01, ou en version plus nuancée, que le TasP était certes plus efficace que la prévention basée sur l’usage du préservatif mais que les stratégies combinées étaient les plus efficaces5Case KK et al., « The future of HIV : the impact of prevention, treatment and technology on HIV infections and deaths trough 2031 », WEAC0103.

Le temps manque toujours aux orateurs pour expliciter finement leurs hypothèses, mais de là à faire complètement fi des principes élémentaires de l’épidémiologie (on ne peut pas comparer les données issues d’études cliniques à celles d’observations en population ; l’association ne prouve pas la causalité, surtout en cas de corrélation écologique, etc.) et à ne pas tenir compte des conditions sociales et politiques de mises en œuvre des actions préventives…

Et d’un côté comme de l’autre, l’absence de débat fut remarquable.

Une vision de la prévention aseptisée, dépolitisée et désocialisée

Pourquoi s’inquiéter de ces prises de positions, qu’elles soient politiques ou scientifiques ? Parce qu’elles entérinent, ou risquent d’entériner, nous semble-t-il, un changement de paradigme dans la lutte contre l’épidémie qui nous paraît pour le moins problématique voire dangereux. Et qu’il est indispensable de débattre, sans se faire taxer d’obscurantisme préventif.

Il ne s’agit en aucun cas de remettre en cause l’intérêt que représentent le traitement comme outil de prévention – en particulier dans des situations de prévalence élevée -, la circoncision et les microbicides (la très bonne nouvelle de la conférence de Vienne congrès) qui tous constituent des avancées majeures dans la lutte contre l’épidémie. Mais, au-delà de l’énervement suscité par les présentations de comparaisons infondées, entre l’efficacité théorique d’une méthode, modélisée, ici le TasP – qui n’a pas encore fait l’objet d’essais randomisés en population, et l’efficacité pratique de stratégies de prévention, là la diffusion du préservatif, établie à partir d’études en population, c’est la perspective aseptisée, dépolitisée et désocialisée de la prévention caractérisant ces propos qui provoque l’inquiétude pour ne pas dire l’indignation.

Quid de la baisse limitée de l’incidence aux Etats-Unis?

En témoigne tout d’abord la confidentialité du débat scientifique loin des séances plénières et sa limitation à des considérations bio-épidémiologiques, même si certaines sessions moins fréquentées, cependant passionnantes, comme les late breakers du track C du dernier jour, ont contribué à la réflexion. Le débat existe pourtant, l’incidence de la maladie n’ayant pas décru autant que prévu aux Etats-Unis ou en Europe alors que l’accès au dépistage et au traitement est massif, au moins dans certains groupes de la population.

Les hypothèses les plus probables pour rendre compte de cette baisse limitée de l’incidence dans ces contextes favorisés sont la résurgence de comportements à risque et des ISTIST Infections sexuellement transmissibles.  (par exemple chez les HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  6Grulich AE, Kaldor JM, « Trends in HIV incidence in homosexual men in developed countries », Sexual health, 2008, 5, 2, 113-8), et le fait que les contaminations proviennent à la fois de personnes en période de primo-infectionPrimo-infection Premier contact d’un agent infectieux avec un organisme vivant. La primo-infection est un moment clé du diagnostic et de la prévention car les charges virales VIH observées durant cette période sont extrêmement élevées. C’est une période où la personne infectée par le VIH est très contaminante. Historiquement il a été démontré que ce qui a contribué, dans les années 80, à l’épidémie VIH dans certaines grandes villes américaines comme San Francisco, c’est non seulement les pratiques à risques mais aussi le fait que de nombreuses personnes se trouvaient au même moment au stade de primo-infection. très contaminante mais néanmoins de courte durée, difficiles à atteindre, et de personnes non traitées à la phase chronique, moins contaminantes, mais sur une durée beaucoup plus longue dans le temps. A noter également que le chiffre seuil évoqué de 75 % de personnes séropositives traitées et dépistées pour permettre à terme une extinction de l’épidémie est supérieur à celui atteint dans les pays du Nord bénéficiant d’une couverture médicale universelle et de très bonnes conditions d’accès aux soins.

En tout état de cause, de telles données soulignent l’enjeu considérable que représente l’accès au dépistage et au traitement pour que le TasP puisse être efficace et la nécessité impérative d’interroger les conditions sociales et politiques de mise en œuvre de telles stratégies, qu’il s’agisse de la diffusion et des conditions d’approvisionnement ou des conditions d’accès au dépistage et au traitement. Les enjeux liés à la mise en œuvre de telles stratégies sont de surcroit différents selon les groupes sociaux, notamment chez les migrants, dont les conditions de vie sociales et économiques ne sont pas des plus favorables pour faciliter l’accès au système de soins.

Le TasP, une logique néolibérale?

Au delà des enjeux cruciaux de type économique, bien d’autres questions se font jour, et sont posées d’ailleurs par de nombreux acteurs de la lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome.

On en revient à une logique préventive qui s’appuie sur le dépistage régulier et systématique des populations et la responsabilisation des personnes séropositives. Quid des problèmes d’observance, de stigmatisation sociale des personnes qui ne voudront – ne pourront – pas se faire tester ou traiter ? Et des séropositifs ? Que recouvre cette notion de « volontariat » dans un contexte de forte pression sociale au dépistage ? Le TasP ne représenterait-il pas un asservissement des corps à une logique néolibérale ?

La liste est longue et nous ne saurions être exhaustifs, mais il nous semble indispensable que ces questionnements soient posés et traités scientifiquement dans tous les projets qui s’annoncent sur le passage au TasP en grandeur réelle.

De nombreuses questions non résolues

Témoin également de cette vision aseptisée de la prévention et du changement consacré de paradigme préventif, le peu de séances consacrées à la prévention dite classique, qu’elle soit structurelle ou comportementale. Il y eu certes une séance plénière où fut présenté un catalogue fastidieux des différents types d’interventions7Cáceres C, « Combination HIV Prevention : Moving from Debate to Action », THPL01 et deux séances passionnantes, organisées l’une par l’ANRS et l’autre par le Lancet, sur les effets délétères de la criminalisation de la consommation de drogues. Mais finalement bien peu de temps pour aborder des questions scientifiques qui restent pourtant nombreuses :

– sur l’analyse de l’efficacité des interventions qui visent directement à accroître les pratiques préventives, comme la promotion du préservatif, ou des interventions structurelles qui visent à modifier les inégalités sociales, de genre, d’orientation sexuelle, de classe, de race, de génération, qui construisent la diffusion de l’épidémie,
– sur la nécessité de penser de nouveaux types d’intervention dans des contextes sociaux qui n’ont souvent plus rien à voir avec ceux du début de l’épidémie, en particulier dans les milieux HSH,
– sur la question cruciale des conditions de mise en œuvre et de l’efficacité des politiques de prévention combinée, associant les interventions structurelles, comportementales et biomédicales. Quid des effets de transferts de fonds, de compétence, de mobilisation ? Quid des effets de relapse ? Quid de la stigmatisation sociale des personnes non dépistées, et des personnes malades ? etc.

Le poids de l’enjeu politique

Certes, on peut comprendre l’enjeu politique que représente la promotion du TasP pour inciter les gouvernements à renforcer leurs financements. Mais on aurait pensé que de tels questionnements trouveraient place dans une conférence internationale sur le VIH.

A écouter les propos viennois, le risque paraît grand que les options politiques et scientifiques à venir s’inscrivent dans la logique de ce (nouveau) paradigme préventif exclusivement biomédical, dont on a pourtant beaucoup de raisons de penser qu’il conduira à l’échec si les logiques sociales, politiques et économiques qui portent la diffusion de l’épidémie depuis ses débuts ne sont pas prises en compte, politiquement, financièrement et scientifiquement.

Ce papier reprend certaines positions exprimées dans : Nguyen VK, Bajos N, Dubois-Arber F, O’Malley J, Pirkle C, « Remedi-calising an epidemic : from HIV treatment as prevention to HIV treatment is prevention », AIDS, in press.