Refonder la santé mondiale

La crise créée par les décisions du nouveau gouvernement américain de cesser l’aide internationale peut être le facteur déclenchant d’une profonde refondation de l’écosystème en santé mondiale, estime Michel Kazatchkine, l’ancien directeur du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.

Le monde est sous le choc des revirements géopolitiques de la nouvelle administration américaine et des décisions brutales qu’elle a prises du gel ou de l’arrêt des financements internationaux dédiés à la santé. En seulement quelques semaines, la santé dans le monde se trouve soudainement menacée.

L’annonce du retrait des États-Unis de l’OMS, l’instance de coordination et l’instance normative en santé mondiale, contraint l’Organisation à réduire ses coûts salariaux de 25 % et à revoir complétement ses programmes. L’arrêt du financement américain implique aussi le départ de nombreux experts détachés auprès de l’Organisation et l’arrêt d’importantes collaborations scientifiques de l’OMS avec des institutions-clé de santé aux États-Unis, telles que les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) et les National Institutes of Health (NIH).

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Michel Kazatchkine au Centre international de conférences du Cap, lors du Forum mondial de la science en 2022.
DR : Matthew Jordaan / International Science Council

L’impact de l’arrêt des financements

La décimation de l’USAID et l’arrêt des financements de l’aide publique américaine en santé auront un impact négatif majeur, immédiat et à plus long terme, sur la santé dans le monde en développement. De nombreux programmes de prévention et de traitement dans plus de cinquante pays dans le monde et le travail de nombreuses ONG intervenant auprès de populations vulnérables, se trouvent brusquement interrompus. L’OMS estime que les conséquences du retrait des financements américains pourraient dès l’année prochaine se traduire par 15 millions de nouveaux cas de paludisme et 100 000 décès ; plus de 10 millions de nouvelles infections par le VIH et 3 millions de décès supplémentaires ; et 700 000 décès additionnels liés à la tuberculose (lire notre article).

Ces décisions et leur impact ont été suivies d’une vague de stupeur, d’incompréhension et d’indignation. Ce d’autant qu’elles s’accompagnaient de la remise en cause de droits fondamentaux et d’attaques injustifiées de la recherche en santé.

L’incertitude demeure sur l’avenir du financement du programme Pepfar qui a investi plus de 100 milliards de dollars US dans la lutte contre le VIH depuis vingt ans, et sur la contribution américaine à la prochaine reconstitution des ressources du Fonds mondial.

Les décisions américaines interviennent dans un contexte ou plusieurs pays européens, dont la France et le Royaume-Uni, ont annoncé des réductions de leur aide publique au développement. Un contexte où le dialogue multilatéral sur le climat, la biodiversité, la préparation aux pandémies est rendu particulièrement difficile.

L’ancien monde

Dans ces circonstances inédites et dramatiques, il convient de se souvenir que le Fonds mondial et Pepfar ont été créés il y a vingt ans dans un contexte d’urgence épidémique et d’impossibilité d’accès aux traitements antirétroviraux, dont le coût était inabordable pour les pays à revenus faibles ou intermédiaires. Après dix ans de progrès majeurs, les deux programmes se sont également engagés à travailler à une transition progressive de certains de leurs financements (par exemple, les antirétroviraux de première ligne) vers le financement par les programmes nationaux. Ceci s’appliquait particulièrement aux pays à ressources intermédiaires et aux économies émergentes. Cependant, pour des raisons diverses, d’un contexte national à l’autre, de nombreux pays, y compris des pays africains affichant une bonne croissance économique, sont restés dépendants des financements américains pour parfois plus de 50 % du budget consacré à la lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Les fonds américains assuraient le financement de stratégies de prévention, de tests diagnostiques, de traitements et de nombreux services, par l’intermédiaire d’ONG locales. Ces pays sont devenus d’un jour à l’autre particulièrement vulnérables à un rebond épidémique.

En 2023, le financement international par le biais de canaux bilatéraux et multilatéraux représentait environ 37 % des financements engagés dans la lutte contre le VIH. Selon les estimations de l’Onusida, les ressources nationales représentaient 59 %, et le reste (4 %) provenait de fondations, d’autres organisations multilatérales et d’agences des Nations unies.

Les pays peuvent lever des fonds domestiques supplémentaires pour la santé en augmentant les recettes fiscales, en réaffectant des postes budgétaires de dépenses peu prioritaires et en négociant un allègement de la dette qui libèrerait des ressources nationales supplémentaires pouvant être investies dans la santé. Ce sont là des décisions et des processus politiques difficiles et le monde s’était installé dans un certain déni de ce qu’un jour, l’aide internationale, et singulièrement l’aide en provenance des États-Unis, puisse s’interrompre brutalement.

Le monde s’était également installé dans l’acceptation d’une architecture de l’aide internationale et des Nations unies nées il y a plus de soixante ans et conçues avant de profonds bouleversements mondiaux tels que la décolonisation, l’émergence de nouvelles grandes puissance économiques, ou la révolution digitale. Les critiques de l’écosystème en santé mondiale se faisaient entendre depuis plusieurs années, en particulier après la pandémie de Covid-19 sans toutefois que le système ne se transforme en profondeur.

Refonder l’écosystème de la santé mondiale

La crise à laquelle nous sommes maintenant confrontés peut être le facteur déclenchant d’une profonde refondation de l’écosystème en santé mondiale. L’OMS doit impérativement se reconcentrer sur ses missions prioritaires : sa mission normative et de soutien technique dans les pays ; sa mission de veille, de surveillance, d’alerte et de réponse précoce aux épidémies ; sa mission de soutien à l’assemblée mondiale de la santé qui agence et coordonne les politiques de santé à l’échelle mondiale.

Au-delà de l’OMS, c’est l’architecture et la gouvernance de la santé mondiale qui doivent être repensées dans un modèle qui donne une place essentielle aux décisions souveraines des pays plutôt qu’à celles d’entités extérieures, un modèle qui repose sur le partenariat et non plus sur la dépendance, un modèle où chaque région du monde peut développer et produire une grande partie des biens communs en santé dont elles ont besoin.

Les temps nouveaux que nous vivons représentent aussi une opportunité. Ils appellent à la convocation par un État ou un ensemble d’États d’une conférence de refondation, dans l’esprit de celle qui, en 2001, avait construit le modèle du Fonds mondial. Répondant à l’appel de Kofi Annan d’une urgence mondiale sanitaire sur le sida des gouvernements de toutes les régions du monde s’étaient réunis à Bruxelles, à l’invitation de la Commission européenne avec les agences des Nations unies, la société civile et le secteur privé dans un moment fondateur pour la santé mondiale. Une conférence refondatrice est à nouveau nécessaire pour répondre aux nouveaux défis de la santé mondiale : son objet ne sera pas un Fonds mondial, mais la refondation du système international en santé. Elle ne se tiendrait pas à Bruxelles, mais dans un pays du Sud. Elle se tiendrait sans les États-Unis, mais peut-être n’est-ce que pour quelque temps, en attendant leur retour dans une communauté mondiale multilatérale et solidaire.

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l’article de Stéphanie Tchiombiano : Lutter contre le sida à l’ère néolibérale : le cas du Fonds mondial au Niger.