Ces deux articles utilisent les données de la surveillance démographique mise en place par l’Africa Centre for Health and Population Studies dans le nord de la province du KwaZulu Natal. Depuis 2000, l’ensemble des évènements démographiques (naissances, décès, migrations…) sont recueillies deux fois par an sur une zone couvrant 434 km², soit une sous-partie du sous-district de Hlabisa. Environ 60 000 individus sont ainsi suivis annuellement. En raison de migrations importantes (entrées et sorties de la zone d’étude), plus de 100 000 personnes ont été enregistrées au cours des dix dernières années. Cette cohorte ouverte se caractérise une prévalence du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. parmi les plus élevées au monde. En 2011, près d’un quart des individus de 15 ans et plus étaient infectés par le VIH (près de la moitié des femmes âgées de 30 à 49 ans et un tiers des hommes de 35 à 49 ans). Cette communauté rurale est située dans l’un des districts les plus pauvres d’Afrique du Sud. Les deux tiers des adultes de 18 ans et plus y sont sans emploi.
L’accès aux ARV s’est mis en place à partir de 2004 à travers le Hlabisa HIV Treatment and Care Programme, un programme public de prise en charge, mis en place par le département de la santé à travers 17 cliniques communautaires dirigées par des infirmières spécialisées, dont 6 cliniques situées dans la zone de surveillance démographique. Jusqu’en avril 2011, étaient éligibles au traitement antirétroviral les personnes au stade 4 de l’OMS ou ayant moins de 200 CD4/μL, conformément aux recommandations sud-africaines. Le Hlabisa HIV Treatment and Care Programme s’est développé rapidement. Mi-2012, plus de 20 000 patients VIH+ avaient initié un traitement antirétroviral. Mi-2011, la couverture antirétrovirale était estimée à 37 %. Il s’agit de la proportion des personnes séropositives vivant dans la zone de surveillance (qu’elles connaissent leur statut ou non) sous traitement antirétroviral.
Parallèlement à sa surveillance démographique, l’Africa Centre a mis en place à partir de 2003/2004 une surveillance annuelle du VIH. Ainsi, chaque individu de 15 ans1Jusqu’en 2007, seules les femmes de moins de 50 ans et les hommes de moins de 55 ans étaient enquêtés pour la surveillance VIH. ou plus résidant dans la zone se voit proposer annuellement un prélèvement de sang sur papier buvard qui est ensuite envoyé dans un laboratoire situé à Durban. Cette surveillance permet de suivre à la fois la prévalence et l’incidence du VIH. La participation y est annuellement de l’ordre de 50 %. Si la moitié des personnes éligibles ne sont pas enquêtées une année donnée (par refus ou parce que les équipes n’ont pas réussi à les contacter), environ 80 % a été testée au moins une fois lors de l’une des visites annuelles. Cette surveillance VIH inclut également un sous-échantillon de personnes rattachées à l’un des ménages de la zone mais n’y résidant pas de manière permanente (par exemple, si elles ont un emploi à Richards Bay ou à Durban, les grandes villes de la province).
Impact sur la mortalité
L’article de Bor et al. porte sur les évolutions de la mortalité entre 2001 et 2011. En premier lieu, les auteurs montrent que l’espérance de vie des adultes (15 ans et plus), qui était en diminution jusqu’en 2003, a augmenté de façon continue à partir de 2004 et la mise en place des programmes d’accès aux ARV. Ainsi, entre 2003 et 2011, l’âge médian au décès2 Une année donnée, la moitié des décès observés ont eu lieu à un âge inférieur à l’âge médian et l’autre moitié à un âge supérieur. a augmenté de façon spectaculaire : un gain de 18 ans en à peine 8 années.
Les auteurs mettent ensuite en évidence comment cette baisse de la mortalité est liée au VIH. En 2003, la courbe des taux de mortalité par âge3Les taux de mortalité par âge traduisent la probabilité de décès à chaque âge de la vie. Voir la figure 3 de l’article de Bor et al. était tout à fait atypique. Alors que dans la plupart des populations les taux de mortalité augmentent avec l’âge (plus on est âgé, plus le risque de mourir est élevé), ils atteignaient un pic entre 25 et 40 ans, traduisant la surmortalité très forte occasionnée par le SidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. dans cette population. Si en 2011 on constate toujours une surmortalité avant 50 ans, la probabilité de décéder aux âges jeunes a diminué de moitié.
Par ailleurs, l’Africa Centre réalise des autopsies verbales, méthode pratiquée dans les pays sans système de codage des certificats de décès exhaustif. Après tout décès enregistré, un enquêteur passe un questionnaire auprès des proches du défunt afin d’identifier la cause probable de la mort. Il est dès lors possible de calculer une espérance de vie hors-VIH, à savoir l’espérance de vie qui serait observée si l’on supprimait les décès liées au VIH. Or, entre 2001 et 2011, l’espérance de vie hors-VIH est restée stable. Il en résulte que les gains importants d’espérance de vie observés sur cette période sont donc bien imputables à une baisse significative de la mortalité liée au VIH.
Les auteurs montrent par ailleurs que le programme mis en place s’est avéré coût-efficace : 1593$ par année de vie gagnée, soit moins du quart du PIB annuel par tête4Le PIB par tête est souvent considéré comme un seuil bas pour déterminer si un programme est coût-efficace..
Impact sur l’incidence
Le second papier, écrit par Tanser et ses collègues, porte quant à lui sur le lien entre couverture antirétrovirale et incidence en ayant recours à une approche originale. Les résultats avaient déjà été présentés lors de la CROICROI «Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections», la Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes annuelle où sont présentés les dernières et plus importantes décision scientifiques dans le champs de la recherche sur le VIH. 2012 et repris alors dans un communiqué de presse de l’ONUSIDA.
La plupart des observations disponibles sur le lien entre couverture antirétrovirale et incidence sont de type «écologique» : on a observé dans un certain nombre de pays (ou de sous-populations) une augmentation du nombre de personnes sous traitement et une baisse des nouvelles infections sur la même période. Mais la concomitance de ces deux évènements ne permet pas d’établir un lien de cause à effet. Plus récemment, le fameux essai HPTN 052 a montré une baisse de 96 % du risque de transmettre le VIH à son/sa partenaire chez les patients sous ARV. Ce résultat a confirmé l’effet causal du traitement sur la transmissibilité du virus et renforcé les arguments en faveur de l’utilisation des ARV à des fins de prévention (treatment as prevention).
L’approche de Tanser et al. consiste à mesurer le lien entre la couverture antirétrovirale locale et la probabilité d’être infecté. En premier lieu, dans la zone de surveillance démographique de l’Africa Centre, ils ont calculé, à l’aide de techniques de lissage spatial, la couverture antirétrovirale locale pour chaque année de 2005 à 2011 et en chaque point de la zone géographique étudiée. Pour faire simple, pour chaque personne enquêtée (dont la position du logement est connue par GPS), ils ont calculé, chaque année, la proportion de personnes VIH+ sous ARV dans un rayon de 3 kilomètres. De la même manière, la prévalence locale du VIH a été estimée pour chaque année et en chaque point.
Dès lors, en prenant en compte les personnes qui ont été testées au moins deux fois dans le cadre de la surveillance VIH et dont le premier test était négatif, les auteurs ont calculé la probabilité d’être infecté selon le niveau local de la couverture antirétrovirale tout en contrôlant dans un premier modèle par l’âge et le sexe et, dans un second modèle, par l’âge, le sexe, la prévalence locale, le milieu de résidence, la statut matrimonial, le nombre de partenaires au cours des douze derniers mois et le niveau de vie.
Le résultat principal de cette étude montre que les personnes non infectées vivant dans une zone où la couverture antirétrovirale est de 30 à 40 % ont, en moyenne, un risque réduit de 40 % d’être infectées par le VIH que celles vivant dans une zone où la couverture antirétrovirale est inférieure à 10 %, toutes choses étant égales par ailleurs (nous y reviendrons). Les auteurs confirment ce résultat en faisant varier plusieurs paramètres de leurs modèles.
Autre élément important, le risque de séroconversion est également associé au niveau local de l’épidémie : la probabilité est ainsi 2,2 fois plus élevée dans une zone où la prévalence du VIH est supérieure à 25 % par rapport à une zone où la prévalence est inférieure à 10 %, toutes choses égales par ailleurs.
Les auteurs concluent sur le fait que leurs résultats vont dans le sens de l’hypothèse TasPTasp «Treatement as Prevention», le traitement comme prévention. La base du Tasp a été établie en 2000 avec la publication de l’étude Quinn dans le New England Journal of Medicine, portant sur une cohorte de couples hétérosexuels sérodifférents en Ouganda, qui conclut que «la charge virale est le prédicteur majeur du risque de transmission hétérosexuel du VIH1 et que la transmission est rare chez les personnes chez lesquelles le niveau de charge virale est inférieur à 1 500 copies/mL». Cette observation a été, avec d’autres, traduite en conseil préventif par la Commission suisse du sida, le fameux «Swiss statement». En France en 2010, 86 % des personnes prises en charge ont une CV indétectable, et 94 % une CV de moins de 500 copies. Ce ne sont pas tant les personnes séropositives dépistées et traitées qui transmettent le VIH mais eux et celles qui ignorent leur statut ( entre 30 000 et 50 000 en France). (treatment as prevention), à savoir qu’une mise sous traitement précoce et massive des personnes infectées permettra de réduire significativement les nouvelles infections en population générale.
Une dynamique globale plus complexe
Les résultats présentés sont prometteurs : l’augmentation de la couverture antirétrovirale permet non seulement de réduire la mortalité liée au VIH mais influe également positivement en réduisant le risque d’infection chez les personnes séronégatives.
Mais, l’observation de la dynamique épidémique globale dans la zone d’étude est cependant plus nuancée. L’impact de l’arrivée des ARV sur la mortalité a été très important. On observe cependant que, dans le même temps, la prévalence du VIH a significativement augmenté, de 20 % en 2004 à 28 % en 2011 tandis que l’incidence brute n’a pas ou peu diminué5Bärnighausen, Till, Frank Tanser, and Marie-Louise Newell. 2009. « Lack of a Decline in HIV Incidence in a Rural Community with High HIV Prevalence in South Africa, 2003-2007. » AIDS Research and Human Retroviruses 25 (4) (April): 405-409. doi:10.1089/aid.2008.0211.Les Supplementary Materials de l’article de Tanser et al. suggèrent que l’incidence aurait légèrement diminuer de 2,73 % en 2004 à 2,20 % en 2011, mais ces données ne prennent pas en compte le fait que les personnes âgées de 50 ans ou plus ont été prises en compte à partir de 2007 dans la surveillance VIH de l’Africa Centre alors qu’elles ne l’étaient pas auparavant. Les incidences par groupe d’âges sur la période 2004-2011 n’ont pas été publiées à ce jour..
Il semble donc que la baisse du risque d’infection induit par l’augmentation de la couverture antirétrovirale ait été compensée, au moins en partie, par l’augmentation de la prévalence sur la même période. Un accès élargi aux ARV n’est dès lors pas suffisant à lui seul pour réduire de manière importante les nouvelles infections en population générale.
Des analyses plus fines seraient nécessaires. Mais il importe de se souvenir que mortalité et transmission du VIH ne suivent pas le même calendrier. Si l’accès aux ARV a un tel impact sur la mortalité, c’est que les personnes sous traitement sont précisément celles en ayant le plus besoin et les plus à risque de décéder. La mise sous traitement, dans la majorité des cas, ne s’effectue en effet qu’une fois que le nombre de CD4 a diminué de manière importante et concerne donc majoritairement des personnes infectées par le VIH depuis plusieurs années.
Or, les nouvelles infections sont, quant à elles, plus le fait des personnes récemment infectées. Bien que la dynamique de la transmission soit plus difficile à étudier, il est aujourd’hui établi que le risque de transmettre le VIH est particulièrement élevé durant la période de séroconversion. De même, cela a été rappelé à maintes reprises pendant la conférence de Washington en 2012, les personnes non diagnostiquées ne connaissant pas leur statut sérologique contribuent significativement à la propagation de l’épidémie (plus de la moitié des nouvelles infections dans certains contextes).
Dès lors, toute la question autour du TasP consiste à déterminer quels sont les seuils requis pour réduire significativement et suffisamment les nouvelles infections à l’échelle d’une population. L’enjeu n’est pas seulement d’augmenter la couverture antirétrovirale de manière globale, mais bien de l’augmenter aussi et en particulier parmi les personnes récemment infectées, ce qui ramène à la problématique plus générale du dépistage et de la liaison avec la prise en charge.
Ces résultats sont les premiers qui montrent l’impact de l’extension du traitement antirétroviral. L’essai ANRS par cluster en cours au sein de l’Africa Centre dans l’autre partie du même district permettra d’évaluer les potentialités d’un programme volontariste et intensif de dépistage et traitement universel.