Cet article a été publié dans Transcriptases n°144 Spécial Vienne 2010, réalisé en partenariat avec l’ANRS.
Remerciements à Gérald Sanchez (Act-Up Paris) et à Franck Barbier (Aides) pour leurs précieuses contributions.
Réduite, la place accordée aux coinfections VIH/VHC à Vienne n’a pas permis de faire entendre la voix des patients. Pourtant, en matière de prise en charge et d’accès au traitement, plusieurs travaux présentés méritent d’y revenir.
La Déclaration de Vienne, demande une réforme en profondeur des politiques sur les drogues. Les preuves sont en effet accablantes que la guerre à la drogue et la criminalisation des personnes usagères alimentent les épidémies de VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et de VHC. Il paraissait donc certain que la coinfection VIH/VHC serait mise en avant à Vienne, puisqu’elle concerne très directement les personnes usagères ou ex-usagères de drogue par injection. Et effectivement, lors de la dernière matinée, l’hépatite C eu droit à sa première présentation en séance plénière, suivie d’une table ronde sur l’accès au traitement.
Pour autant, la place des coinfections est restée bien réduite, et surtout, la voix des personnes coinfectées bien discrète. Moins de 4% des résumés mentionnaient le VHC ou l’hépatite, alors que 25 à 30% des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) dans le monde vivent aussi avec le VHC. La conférence mondiale sur le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. doit pouvoir faire mieux pour donner la parole aux personnes coinfectées. En voici quelques raisons, à travers des exemples relevés à Vienne, des sciences cliniques aux sciences politiques, en passant par l’épidémiologie et la prévention.
Un paradoxe brutal
David Thomas, de la Johns Hopkins School of Medicine (Baltimore, Etats-Unis), dont l’intervention en plénière était intitulée «Hépatite C : contrôle et guérison, maintenant»1Thomas D, «Hepatitis C : Cure and Control, Right Now», FRPL0104, a rappelé que l’hépatite C est un problème de santé majeur pour les PVVIHPVVIH Personne vivant avec le VIH une pathologie grave dont le traitement actuel permet à certains de guérir, alors que de réelles pistes de nouveaux traitements plus efficaces se profilent. Il a mentionné sans les nommer les deux inhibiteurs de protéase du VHC, boceprevir et telaprevir, qui, en combinaison avec le traitement standard interféron pégylé (IFN-PEG) + ribavirine (RBV), ont montré des résultats positifs dans des essais cliniques chez des personnes monoinfectées au VHC.
Malgré le «buzz» pharmaceutique et financier considérable autour de ces molécules, l’enthousiasme est prudent dans la communauté scientifique, qui estime qu’il ne s’agit que d’un premier pas vers une révolution thérapeutique pour traiter l’hépatite C. Dans tous les cas, il faudra patienter avant qu’une stratégie de traitements combinés, ou mieux, sans IFN-PEG ni RBV, devienne une réalité pour les personnes coinfectées.
Il n’en demeure pas moins que l’histoire de la lutte contre le sida sert de modèle, et que contre le VHC, l’approche globale telle qu’elle a été déployée contre le VIH est celle qui a le plus de chances d’aboutir. C’est notamment une urgence sanitaire dans le contexte, très présent à Vienne par la force des témoignages individuels et collectifs, de l’Europe de l’Est, où l’épidémie est en augmentation. Le paradoxe brutal de la coinfection, souligné par David Thomas, est qu’il est possible dans certaines régions du monde de prévenir, de traiter, voire de guérir d’une hépatite C, tandis qu’ailleurs il n’y a accès ni au dépistage, ni aux outils de réduction des risques ou aux traitements.
Combattre la progression de l’atteinte hépatique
Tout indique qu’il faut combattre la progression de l’atteinte hépatique causée par le VHC, et dépister au plus tôt d’autres pathologies pour lesquelles cette atteinte est un facteur de risque. Loin d’être une nouveauté, le constat que le VHC est un facteur de risque de développer des comorbidités a été illustré par de nouvelles analyses de cohortes de plusieurs milliers de PVVIH, comportant entre 13% et 30% de personnes coinfectées.
Des études provenant d’Espagne2Perez-Cachafeiro S et al., «Liver-related mortality in HIV-infected patients compared to liver-related mortality in the general population : data from the Spanish cohorts CoRIS and CoRIS-MD», TUPE0220, d’Europe de l’Ouest3van der Helm J et al., on behalf of the Cascade Collaboration (Netherlands, United Kingdom, France, Spain), «The effect of hepatitis C coinfection on cause-specific mortality», THPE0209 et de la région Asie-Pacifique4Wong WW et al., «Impact of hepatitis B Virus (HBV) and hepatitis C Virus (HCV) co-infections on immunological responses to HAART in the TREAT Asia HIV observational database (TAHOD)», THPE0207 montrent que le taux de mortalité liée aux maladies hépatiques est nettement (jusqu’à 20 fois) plus élevé pour les personnes coinfectées par le VHC qu’en population générale, tandis qu’il n’est pas significativement différent pour les personnes séropositives au VIH seul. L’incidence des cancers non classant sida est en augmentation chez les PVVIH ; une étude espagnole5Rodriguez Arrondo F et al., «Non-AIDS-defining cancers in a prospective cohort : SEINORTE group», CDB0130, au sein d’une cohorte prospective de près de 7000 personnes séropositives au VIH, a souligné la coinfection comme l’un des facteurs prédictifs de tels cancers. Une étude allemande6Mausolf MK et al., «Evaluation of risk for esophageal varices by transient elastometry in patients with HIV and HCV infection and liver cirrhosis», WEPDB202 attirait l’attention sur le dépistage des varices oesophagiennes, dont la présence serait corrélée avec le stade de la fibrose mesurée par Fibroscan.
La coinfection a aussi émergé comme un facteur de risque d’ostéoporose (+43% d’incidence de fractures de la hanche ou des vertèbres) dans une étude rétrospective des dossiers médicaux du registre de l’administration de l’armée américaine (plus de 56000 PVVIH âgées en moyenne de 45 ans, 30% coinfectées), sur la période 1988-20097Bedimo R et al., «HCV co-infection is associated with a high risk of osteoporotic fractures among HIV-infected patients», TUAB0104. Parmi les limites de cette analyse, il faut noter qu’elle ne comportait pas de données de mesure de densité minérale osseuse qui auraient permis d’étudier l’influence de la coinfection sur l’état des os, et le fait qu’il n’y avait que 2% de femmes dans ce registre de vétérans.
Innover en matière de traitement ARV pour les personnes coinfectées
Un premier constat est que le pourcentage de personnes coinfectées incluses dans les essais cliniques d’ARV ne reflète encore que trop rarement la composition de la population réelle à qui seront destinés les médicaments mis sur le marché.
Une étude française8Rachline A et al., «Long-term efficacy and safety of a switch to unboosted atazanavir (ATV) in well controlled HIV-1 infected patients, results of the NEAT Unboosted Atazanavir Cohort», THPE0125 sur l’atazanavir (Reyataz®) non boosté, chez des personnes sous ARV avec une charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. indétectable, dont 35% de personnes coinfectées, suggère que l’atazanavir + un inhibiteur nucléosidique (INTI) est une option valable dans le cadre d’un changement pour simplifier un traitement ou en réduire les effets secondaires, mais son efficacité serait moins bonne – donc cette option pourrait être moins recommandée – chez les personnes coinfectées et les personnes ayant déjà connu un échec thérapeutique sous INTIINTI Les inhibiteurs nucléosidiques de la transcriptase inverse du VIH ou INTI, sont des composés de synthèse utilisés dans le traitement du VIH et des hépatites. ou inhibiteurs de protéase (IP).
Une équipe espagnole9Mira J et al., «Concomitant nevirapine therapy is associated with higher efficacy of pegylated interferon plus ribavirin among HIV/hepatitis C virus-coinfected patients», TUAB0101 a rétrospectivement comparé l’efficacité du traitement anti-VHC chez des personnes coinfectées (environ 60% de VHC génotype 1 ou 4) qui prenaient de la névirapine (Viramune®) ou du lopinavir/ritonavir (Kaletra®) sur la période 2002-2009. Tous les participants (majoritairement des hommes, âge médian 41 ans) prenaient également des INTI. L’analyse des données suggère qu’en termes de réponse virologique soutenue, les personnes sous névirapine répondaient mieux au traitement IFN-PEG+RBV que les personnes prenant l’association lopinavir/ritonavir ; le modérateur de la session, J. Rockstroh, a toutefois insisté sur le fait qu’une fibrose moins avancée et une charge virale VHC moins élevée sont les principaux facteurs déterminants dans le succès du traitement.
Enfin, des évaluations du darunavir/ritonavir (Prezista®) ont suggéré que cet IP boosté est bien supporté par le foie chez des personnes coinfectées et déjà sous traitement ARV, le VHC lui-même étant le principal responsable de l’élévation des enzymes hépatiques ; ces deux études10Morsica G et al., «Comparison of liver toxicity in HIV/HCV coinfected and HIV monoinfected patients during 72 weeks ART including darunavir/ritonavir», CDB0097,11von Wichmann MA et al., «Hepatic safety of darunavir 600/100 in HCV coinfected patients with HAART experience», WEPE0156 étaient toutefois limitées en nombre de personnes incluses (moins de 200, dont moins de 25% de femmes).
Augmenter les interventions spécifiques
Face aux nombreux constats de prévalence, de trop rares présentations évoquaient des solutions concrètes pour répondre aux besoins des personnes. Deux expériences de centres d’accueil et de soins pour les personnes usagères de drogue par injection1212Ghosh C et al., «HIV and hepatitis C care and treatment for intravenous drug users in low prevalence countries-experiences from London/UK (Camden) and Berlin/Germany (Neukölln)», CDC0879 ont souligné qu’à Londres comme à Berlin, l’approche globale en matière de VIH est efficace tandis que la prise en charge de l’hépatite C reste totalement insuffisante.
Une analyse de la littérature par des réseaux canadiens13Price C et al., «Women with HIV/HCV co-infection in Canada : a review of research evidence related to treatment, care and support needs», MOPE1005 a mis en lumière le manque de recueil de données sur les besoins et la prise en charge globale des femmes coinfectées ; des partenariats se créent pour initier des recherches communautaires et un forum interdisciplinaire réunissant chercheurs, personnes coinfectées (VIH et VHC/VHB) et décideurs de santé. Au sein de l’étude Hepavih ANRS-CO1314Salmon D et al., «Patient and physician barriers to HCV treatment in HIV-HCV coinfected individuals : results from ANRS CO13 HEPAVIH cohort», MOPE0167, parmi les 600 personnes coinfectées n’ayant pas commencé de traitement anti-VHC sans qu’il n’y ait de contre-indication médicale, leurs croyances et représentations négatives vis-à-vis de l’efficacité du traitement anti-VHC et de ses effets secondaires, ainsi que le fait d’avoir un médecin traitant qui n’est pas directement impliqué dans la prise en charge du VHC, constituent des freins à l’initiation de ce traitement.
Jauffret-Roustide et coll. ont montré que dans la cohorte Manif 200015Jauffret-Roustide M et al., «Lending injecting equipment in HIV-HCV co-infected patients (MANIF cohort) : role of HIV physician in positive HCV prevention», THPE0204, les personnes coinfectées déclarant avoir une bonne relation soigné-soignant avec leur médecin déclarent aussi significativement moins de partages de matériel d’injection avec d’autres personnes usagères de drogues, suggérant un rôle facilitateur du médecin traitant en matière de prévention positive des personnes coinfectées. Cette corrélation n’était pas trouvée avec les personnes consommatrices de cocaïne. L’ensemble de ces observations illustre la nécessité de changer d’échelle dans la prise en charge de la coinfection, tant en termes de recueil de données que d’accès aux soins et aux programmes de réduction des risques de transmission du VIH et du VHC.
Produire de l’interféron localement
La session intitulée «Unissons nos forces pour l’accès au traitement de l’hépatite C» a consisté en une rapide présentation de l’état des lieux de l’accès au traitement dans diverses régions, suivie d’un débat avec la salle.
Au Brésil, l’accès universel et gratuit aux soins de santé est un droit constitutionnel, et la prise en charge des hépatites virales est intégrée aux programmes VIH, comme l’a rappelé Juliana Vallini16Vallini J, «Brazil : from universal access for ARVs to universal HCV treatment ?», FRBS0102. La bataille pour l’accès au ténofovir a généré un mode opératoire : contrer les brevets lorsqu’ils existent, négocier les prix et/ou les transferts de technologie avec les compagnies pharmaceutiques, et produire localement. Le Brésil envisage de produire localement l’IFN-PEG, qui n’est pas disponible actuellement dans la plupart des pays sous forme générique : les autorités cubaines ont été approchées pour une coopération sud-sud. Dans un premier temps, le Brésil ne pourrait probablement pas produire suffisamment pour satisfaire une demande provenant d’autres pays.
Dans l’avenir, les inhibiteurs de protéase du VHC devraient aussi permettre de réduire la durée du traitement, diminuant d’autant la quantité d’IFN-PEG nécessaire. Toutefois, le prix estimé pour les futures nouvelles molécules serait également inabordable (de 30000 à 70000 dollars pour 6 mois de traitement), et il faudra de nouveau déployer des stratégies pour les rendre accessibles à tous. L’idée d’employer la ribavirine (déjà génériquée) en monothérapie comme solution d’attente ne paraît pas envisageable de façon généralisée, les études n’ayant pas montré une efficacité suffisante de la ribavirine seule, et du fait qu’on ne sait toujours pas si le VHC développe in situ des résistances proprement dites à la ribavirine.
Accès au traitement limité en Europe de l’Est et en Asie
En Europe de l’Est, outre la discrimination à l’encontre des personnes usagères de drogue dans l’accès aux soins, l’accès au traitement anti-VHC est limité par les prix prohibitifs (de 15000 à 25000 dollars par an), un contraste frappant avec les prix des ARV qui ont diminué d’un facteur 50 à 100 (environ 150 dollars par an en Ukraine, 300 dollars par an en Russie). La situation est similaire en Asie, avec des factures de plus de 20000 dollars pour un an de traitement de l’hépatite C.
L’Asie compte 9 millions d’utilisateurs de drogues par injection, population dans laquelle les estimations de prévalence peuvent atteindre 30% pour le VIH et 90% pour le VHC, mais la voix des personnes coinfectées n’existe pas vraiment, selon son porte-parole indien. Un intervenant a déploré un fatalisme ambiant très angoissant : avec si peu de connaissances et de savoirs sur l’hépatite C, si peu de traitements disponibles et accessibles, comment développer de nouvelles stratégies de prévention ?
Parmi les réponses possibles, la nécessité de commencer par augmenter la qualité des programmes de réduction des risques (qui ne peuvent se réduire aux programmes d’échange de seringues «1 contre 1»), en prenant appui sur des données scientifiques ; le renforcement par tous les moyens de la disponibilité de molécules génériques – le traitement comme outil de prévention ayant du sens pour le VHC autant que pour le VIH, c’est une stratégie globale d’approvisionnement et de tarifs qui doit émerger, voire une «initiative Clinton» comme pour le VIH ; et enfin la nécessité de faire pression sur les gouvernements pour réorienter les politiques publiques, comme le réclame la Déclaration de Vienne.
Rendez-vous à Washington
La prochaine conférence mondiale sur le sida doit se tenir dans deux ans à Washington, aux Etats-Unis, alors que désormais les étrangers séropositifs au VIH ne sont plus persona non grata dans ce pays. Les personnes ayant un passé avec la consommation de drogue et fichées comme telles auront-elles le droit de s’y rendre ? On n’a pas encore de réponse à cette question. En revanche, on y attend Barack Obama et d’autres puissants de ce monde, et de nombreux décideurs et activistes, chercheurs, cliniciens et scientifiques, ces derniers étant appelés par leurs pairs17Justman J, El-Sadr WM, «AIDS Response at a Crossroads» Science, 2010, 329 (5988), 120 à revenir participer en nombre à la conférence mondiale avec les PVVIH.
Il est à espérer, à l’heure où nous serons à un tournant thérapeutique, avec l’arrivée probable de plusieurs nouvelles molécules anti-VHC, que l’accès aux traitements, quels qu’ils soient, et aux soins – que la seule question de la guérison du VHC ne résoud pas entièrement – seront au coeur des préoccupations de cette conférence. Souhaitons aussi que les personnes coinfectées puissent y participer et qu’un large espace soit fait aux questions de coinfection dans le programme, afin qu’en 2012 leur voix se fasse entendre en faveur de l’accès au traitement et pour des modalités de prise en charge innovantes, à la hauteur des enjeux de la coinfection VIH/VHC.
>>> Vienne 2010
Toute l’actualité de Vienne 2010 est sur Vih.org. A l’occasion de la conférence, Vih.org s’associe à Libération.fr et Yagg.com. Les photos et l’ambiance de la conférence sont sur Vu, le regard de Vih.org.