Changement climatique : quelle est l’importance exacte de son rôle ?
Originaire d’Asie du Sud-Est, Aedes albopictus, a développé au cours du siècle dernier des capacités d’adaptation remarquables : il pond ses œufs dans les gîtes créés par l’homme, supporte la sécheresse comme le froid, et se déplace facilement1. Introduit en Europe en 1979, il s’est diffusé rapidement à raison de 10 à 40 km par an, grâce au commerce international et aux transports routiers2. Aujourd’hui, l’espèce est signalée dans la quasi-totalité du territoire français (96 départements de l’Hexagone sont infestés), et progresse ailleurs en Europe (lire notre article « Moustique tigre : une expansion inquiétante »). Sa présence est associée à l’apparition de cas autochtones d’arboviroses, en particulier en France et en Italie, où des foyers de dengue ont été rapportés en 2024.
Le changement climatique, en particulier l’augmentation des températures, joue un rôle central dans l’expansion de cette espèce, mais son poids relatif par rapport aux autres facteurs (mobilité humaine, adaptation locale) restait jusqu’alors incertain.
Comment les chercheurs ont procédé
Pour comprendre et anticiper cette expansion, l’équipe franco-italienne dirigée par Andrea Radici3 (modélisateur épidémiologique affilié au MIVEGEC, pôle de recherches sur les « Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle » à l’Université de Montpellier, IRD, CNRS), a utilisé un modèle mécaniste du cycle de vie du moustique4. Contrairement aux simples modèles statistiques de corrélation, ce type d’approche vise à reproduire directement la biologie de l’insecte en fonction de son environnement. Les chercheurs ont procédé en trois étapes :
- Pour commencer, ils ont combiné plusieurs types de données et de sources : signalements du moustique en Europe par le Global Biodiversity Information Facility (ou GBIF, qui répertorie la présence de moustiques), le Centre Européen de Contrôle des Maladies (ou ECDC, qui, à l’inverse, répertorie leur absence), et un nouveau jeu de données spatio-temporelles, issu du programme national de surveillance des communes colonisées en France depuis 2004 ; données entomologiques issues du réseau VectAbundance, d’Altopictus et de l’Entente Interdépartementale pour la Démoustication du Littoral Méditerranéen* (EID-med, partenaire de l’IRD (Institut de recherche pour le développement), du CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), de l’INRAe (Institut national de la recherche agronomique et de l’environnement), de l’Université de Montpellier et du CNRSCNRS Centre national de la recherche scientifique. (Centre national de la recherche scientifique), dans le cadre du Réseau montpelliérain sur les vecteurs de maladies émergentes (RMVME)) ; données climatiques et environnementales (pluviométrie quotidienne, températures quotidiennes maximales, minimales et moyennes) à partir de deux sources différentes (E-OBS, Météo-France) ; et recensement des cas autochtones de dengue compilés par l’ECDC.
- Puis ils ont simulé le cycle de vie du moustique tigre en utilisant un modèle qui prend en compte la température, les précipitations, la durée du jour et la densité humaine pour calculer la survie des œufs, le développement larvaire et la densité de moustiques adultes (nombres d’insectes par hectare).
- Ensuite, ils ont mesuré le risque épidémique : à partir de la densité de moustiques adultes, le modèle estime la durée de la « fenêtre de transmission » de la dengue (Longueur de la Saison de Transmission, ou LTS) et la capacité de reproduction du virus (R0).
- Enfin, pour tester la robustesse de leur modèle, les auteurs ont confronté les prédictions aux données réelles de colonisation (2004–2024) et de dengue autochtone (2010–2022), puis ont réalisé une analyse de sensibilité afin d’identifier le rôle relatif de la température, des pluies et de la densité humaine.
Climat : un moteur essentiel de l’expansion
Les résultats montrent que le modèle reproduit correctement la distribution actuelle du moustique tigre en Europe de l’Ouest (AUC = 0,90). Et la conclusion est sans appel : le réchauffement récent explique une grande part de l’expansion observée à une allure atteignant jusqu’à 40 km/an.
En 2010, le Sud de l’Europe offrait des conditions climatiques favorables à Ae. albopictus. Dans les années 2020, de nouvelles zones sont devenues tout aussi accueillantes à cette espèce : l’Ouest de la France, le plateau central espagnol, et de grandes métropoles (Paris, Londres, Vienne). Autrement dit, le moustique n’est plus cantonné aux rivages méditerranéens : il gagne du terrain dans les grandes villes tempérées, dopées par l’effet d’« îlot de chaleur urbain »5. Actuellement, la densité adulte augmente dans le Sud de l’Europe et autour de Paris, mais diminue dans les zones les plus chaudes (Sud de l’Espagne, Sud de l’Italie).
Dengue : un risque désormais bien réel
La progression du moustique tigre se traduit logiquement par une extension du risque de dengue autochtone.
- Le sud de la France connaît déjà des transmissions locales, avec 84 cas recensés en 2024.
- L’étude montre que la Nouvelle-Aquitaine, certaines zones du centre de l’Espagne, l’intérieur de la Croatie et même la région parisienne présentent désormais des conditions favorables, avec une saison de transmission pouvant durer d’une à deux semaines.
- Ce n’est pas dans les plus grandes métropoles que le risque est maximal, mais dans les villes moyennes, où densité humaine et conditions climatiques se combinent. C’est le cas de Ravenne (Italie), touchée par le chikungunya en 2007, ou de Fano (60 000 habitants sur la côte adriatique), théâtre du plus grand foyer de dengue autochtone en Europe de l’Ouest en 2024.
- Dans les zones méditerranéennes, la fenêtre de transmission dépasse parfois trois mois par an.

Effet simulé des conditions climatiques récentes sur l’adaptabilité d’Ae. albopictus (rangée supérieure), la densité des adultes pendant la période d’activité (rangée centrale) et le risque de transmission de la dengue (rangée inférieure) en Europe occidentale. (a) Zones propices, mesurées à l’aide de E0 en 2006-2014, (b) en 2015-2023 et (c) variation entre les deux périodes (en tenant compte du seuil E0 > 1). (d) Abondance moyenne des adultes (par ha) entre mai et octobre pour la période 2006-2014, (b) 2015-2023, (c) et variation. (g) LTS pour la dengue (nombre de jours où R0 > 1) pour 2006-2014, (h) 2015-2023 (i) et variation. Les lignes de la carte délimitent les zones d’étude et ne représentent pas nécessairement les frontières nationales reconnues.
La performance du modèle pour prédire les cas de dengue est toutefois modérée (AUC = 0,75), soulignent les auteurs.
Un moustique qui atteint ses limites ?
Si les résultats confirment le rôle déterminant du réchauffement récent dans l’expansion d’Aedes Albopictus, l’espèce semble désormais avoir atteint son optimum climatique en France. Autrement dit, sa progression future dépendra moins de son adaptation que de l’élargissement des zones climatiquement favorables, directement lié au réchauffement global. L’étude fait en effet apparaître que la densité humaine module la dynamique (dans les zones densément peuplées, la pluie joue un rôle mineur en raison des sites de développement artificiels permanents), et que les températures supérieures à 27°C deviennent défavorables. Paradoxalement, les régions les plus chaudes du sud de l’Espagne ou de l’Italie pourraient ainsi devenir moins propices, les températures estivales dépassant les seuils optimaux de survie et de reproduction du moustique.
Une leçon de santé globale
L’expansion du moustique tigre illustre l’impact tangible du changement climatique sur la santé publique en Europe. Les auteurs recommandent par conséquent de renforcer la collaboration entre chercheurs et opérateurs de surveillance, de cibler la surveillance entomologique sur les zones nouvellement favorables (Ouest de la France, grandes villes du Nord-Ouest de l’Europe), et d’adapter la surveillance sanitaire aux villes de taille moyenne récemment colonisées, susceptibles d’abriter les premiers foyers autochtones de dengue.
Comme pour le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. ou plus récemment le covidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. long, l’histoire du moustique tigre rappelle une évidence : les crises sanitaires émergentes ne se gèrent pas uniquement dans les laboratoires, mais aussi dans la capacité des institutions à écouter les signaux faibles, à intégrer les données de terrain et à anticiper, concluent les auteurs.
Avec Aedes albopictus, le changement climatique fait déjà sentir ses effets sur la santé publique européenne. La question n’est plus de savoir si la dengue va circuler en Europe, mais où et avec quelle intensité.
*Le référentiel VectAbundance (Da Re et al. 2024) regroupe des données homogénéisées de pièges à œufs installés dans plusieurs régions d’Italie, France, Suisse et Albanie entre 2010 et 2022. Les collections Altopictus couvrent certaines municipalités françaises avec 15 à 44 pièges inspectés toutes les 1 à 2 semaines entre 2023 et 2024. Celle de l’EID couvre la région PACA, notamment Nice et Cagnes-sur-Mer, avec 15 à 50 pièges inspectés toutes les 2 à 4 semaines de 2008 à 2023.
Références (sélection)
- Sherpa S. et al., 2019. “Unravelling the Invasion History of the Asian Tiger Mosquito in Europe.” Molecular Ecology 28, no. 9: 2360–2377. https://doi.org/10.1111/mec.15071 ↩︎
- Roche B. et al., 2015. “The Spread of Aedes Albopictus in Metropolitan France: Contribution of Environmental Drivers and Human Activities and Predictions for a Near Future.” PLoS One 10, no. 5: e0125600. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0125600. ↩︎
- Radici A, Hammami P, Cannet A, L’Ambert G, Lacour G, Fournet F, Garros C, Guis H, Fontenille D, Caminade C. Aedes albopictus Is Rapidly Invading Its Climatic Niche in France: Wider Implications for Biting Nuisance and ArbovirusArbovirose Les arboviroses sont des maladies virales dues à des arbovirus transmis obligatoirement par un vecteur arthropode (moustique, moucheron piqueur, tique) à des hôtes vertébrés (mammifères, oiseaux), d’où leur nom adapté de l’anglais : ARthropod-BOrne virus. Control in Western Europe. Glob Chang Biol. 2025 Aug;31(8):e70414. doi: 10.1111/gcb.70414. PMID: 40831276; PMCID: PMC12365582. ↩︎
- Metelmann S. et al., 2019. The UK’S Suitability for Aedes albopictus in Current and Future Climates.” Journal of the Royal Society Interface 16, no. 152: 20180761. https://doi.org/10.1098/rsif.2018.0761 ↩︎
- Sacco A. et al., 2024. “Autochthonous Dengue Outbreak in Marche Region, Central Italy, August to October 2024.” Eurosurveillance 29, no. 47: 2400713. https://doi.org/10.2807/1560-7917. ES.2024.29.47.2400713 ↩︎