Santé mondiale, santé globale, une seule santé, santé planétaire, en français comme en anglais, global health, One Health, planetary health, les termes se multiplient ces dernières années, et leur écho semble s’être renforcé dans le sillage de la pandémie de CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. 19. Sont-ils équivalents ou recoupent-ils des temporalités, des acteurs et des dispositifs singuliers ? Quelles transformations politiques, économiques et sociales recouvrent ces différents ensembles ? La France vient de se doter d’une stratégie en santé mondiale, recentrée autour d’une seule santé (One Health) tandis que le terme de santé planétaire progresse pour embrasser encore plus largement l’impact du changement climatique et la nécessité de «soigner» les écosystèmes.
Le terme de santé globale qui donne le titre à l’ouvrage renvoie à l’expression global health tel qu’elle apparaît à partir du début des années 1990 et a depuis acquis une grande visibilité pour désigner tout autant des programmes, des acteurs institutionnels, opérationnels et académiques qui se dédient à l’amélioration de la santé dans les pays du Sud global et plus spécifiquement les pays les plus pauvres d’Asie, d’Amérique latine et surtout d’Afrique. La santé globale est dominée par la lutte contre les maladies infectieuses, en premier lieu les trois «grandes pathologies» prises pour cibles par les différents partenariats globaux comme le Fonds mondial de lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. la tuberculose et le paludisme, GAVI ou Stop TB Partnership. Si l’ouvrage est centré sur cette ‘santé globale’, notre argument porte de manière tout aussi importante sur la ou les mondialisation(s) de la santé, c’est-à-dire sur les différents régimes de circulations, d’acteurs, d’instruments, de normes, de savoirs qui comptent dans la prise en charge de la santé dans le monde (réseaux communautaires, médecines traditionnelles, coopération de la Chine en Afrique, etc.). C’est ce que nous appelons les périphéries, marges ou alternatives, à la santé globale, qu’il est important d’appréhender avec elle.
Un champ, des périphéries et des alternatives
De plus en plus visible, la santé globale est devenue un objet de sciences sociales. En 2012, l’anthropologue Didier Fassin se demandait de quoi la santé globale était le nom en invitant à envisager «cet obscur objet de la santé globale» d’une manière critique, c’est-à-dire en cherchant à contribuer à son intelligibilité et en problématisant ses objectifs et ses interventions 1. On peut donc examiner la santé globale de multiples façons avec les outils propres de ces disciplines, et pour ce qui nous concerne, en particulier ceux de l’anthropologie et de l’histoire. Ces deux disciplines raisonnent par cas et permettent un double approfondissement – dans la durée et dans la prise en compte de la diversité des situations locales.
La santé globale peut être abordée comme un champ, dont on peut faire la généalogie, retracer la trajectoire historique, qui est animé par des acteurs identifiables, fait intervenir des rapports de force originaux, dans le cadre de processus particuliers à une période – des années 1990 à 2020. Ce tournant dans la gouvernance mondiale de la santé se caractérise par, au moins trois grands traits :
- 1) l’irruption de nouveaux types d’acteurs et de financements (l’apparition des grands partenariats publics-privés et le rôle des fondations philanthropiques)
- 2) la rationalisation économique des interventions de santé et la montée des outils d’évaluation et
- 3) le recentrage des politiques de soin et des programmes sur l’accès à des produits pharmaceutiques.
Le renouveau du philanthrocapitalisme et la mise en économie de la santé
Les dimensions néolibérales de ce tournant sont appréhendées grâce à la notion de philanthrocapitalisme qui rend compte de l’influence croissante des organisations philanthropiques américaines et de l’application des principes et outils du management néolibéral dans les politiques de santé au Sud. Le rapport au capitalisme de ces fondations est ainsi triple : ce sont les profits d’entreprises capitalistes géantes qui les financent, ce sont les outils d’optimisation de la performance qui guident les interventions, ce sont les exemptions fiscales qui rendent la philanthropie «profitable». Le philanthrocapitalisme n’est pas synonyme de privatisation, et les États jouent un rôle important dans ce gouvernement de l’action publique par l’expertise médico-économique. Certes la part des fondations augmente (les fondations privées représentent 10% des financements mondiaux en 2015, la fondation Bill et Melinda Gates 7% à elle seule) mais ce sont d’abord la multiplication des partenariats public-privé et le recours aux modèles managériaux et à la culture de l’audit qui caractérisent les opérations.
Analyser le tournant sanitaire de la Banque mondiale aide à comprendre cette rationalisation économique des interventions et l’essor des outils d’évaluation médico-économique. L’intérêt croissant de la Banque mondiale pour la santé date des années 1980, mais c’est le premier rapport annuel sur le développement consacré à la sante et intitulé Investing in Health qui, en 1993, marque une rupture dans la nature et l’échelle des investissements. Celui-ci reconnaissait les effets négatifs du seul recours au marché dans le financement de l’accès aux soins et prônait un accroissement des financements publics, mais à condition que ceux-ci ciblent des interventions optimales du point de vue de la relation entre coûts et bénéfices. La Banque mondiale s’est donc intéressée de près aux outils d’optimisation des budgets et de sélection des investissements, utilisant pour cela une nouvelle métrique basée sur les enquêtes épidémiologiques du Global Burden of Disease (GBD), la mesure des DALYs (Disability Adjusted Life Years – espérance de vie corrigée de l’incapacité) et celle des coûts des interventions courantes pour déterminer celles qui sont les plus efficaces, c’est-à-dire celles qui permettent de «sauver» une DALY à moindre coût. Ainsi, dans le ranking proposé en exemple en 1993, le traitement de la tuberculose arrivait en tête tandis que la lutte contre la dengue par l’assainissement arrivait en dernier. Paradoxalement, alors que dans la mesure du fardeau mondial des maladies, les maladies chroniques apparaissaient cruciales, dépassant dans le Sud global l’impact des maladies infectieuses, le recours aux nouveaux outils de l’évaluation a contribué à ce qu’en pratique les «maladies non-transmissibles» restent négligées : les acteurs de la santé globale ont continué à privilégier les grandes pathologies infectieuses ainsi que la santé maternelle et infantile. On observe une déconnexion réelle entre besoins de santé, classement médico-économique et sélection des cibles. L’OMS s’est adaptée à ce tournant en repensant les enjeux de développement derrière les actions de santé et la promotion d’une couverture sanitaire universelle, qui cherche à embrasser plus largement les besoins de santé en s’attachant à la couverture financière plus qu’au renforcement des systèmes de santé et de l’organisation de l’offre de soins.
Pharmacie pour tous ?
Et les politiques d’accès ? C’est ce dont nous parlons dans le chapitre Pharmacie pour tous en reprenant le concept de pharmaceuticalisation. Ce terme a été introduit en référence à la médicalisation (années 1960-1970) pour désigner l’extension du domaine de la pharmacie dans les prises en charge des maladies chroniques dans les pays du Nord global. Transposé au Sud, ce concept permet de traiter trois arguments. Tout d’abord la présence devenue centrale du médicament dans le soin et les pratiques de soin, avec un focus sur l’inclusion des patients dans les programmes, sur l’observance, la catégorisation des patients, donnant à voir des subjectivités, des vies façonnées par le médicament et des formes de citoyenneté thérapeutique (droits). Ensuite, la pharmaceuticalisation renvoie aux batailles pour l’accès au médicament, aux mouvements activistes transnationaux et aux controverses sur le capitalisme pharmaceutique global (lutte contre le régime des brevets et de la propriété intellectuelle) avec le statut de référence accordée aux politiques du Brésil (un État activiste, inscrivant le droit à l’accès dans la Constitution et mettant en œuvre une politique industrielle de production locale des ARVs). Et enfin, il s’agit des alternatives à Big Pharma, avec notamment le capitalisme indien de la copie (génériques) et des formes alternatives de pharmaceuticalisation, avec en Inde toujours, l’industrialisation des préparations de plantes médicinales issues de l’Ayurveda et autres médecines dites traditionnelles. Également, en marge de la santé globale, mais massifs, on trouve les marchés dits informels du médicament comme le marché de Idumota à Lagos au Nigeria.
La critique du modèle des soins de santé primaire
La santé globale apparaît donc comme un régime particulier de mondialisation de la santé, situé dans le temps et dans l’espace, distinct d’autres formes de mondialisation qui l’ont précédées. Pour le 20e siècle, les deux régimes que les travaux historiens permettent d’identifier – et que nous discutons dans le livre – sont celui de la médecine coloniale/impériale et celui de la santé publique internationale centré sur l’OMS, le système de l’ONU et les organisations d’aide au développement qui caractérise l’après Seconde Guerre mondiale. Ce dernier régime est important pour notre analyse parce que, durant les deux décennies 1975-1995, dans le contexte des décolonisations, il a été associé à la défense d’un modèle alternatif d’intervention, celui des soins de santé primaire, centré sur des approches telles que la quête de technologies appropriées, la priorité aux zones rurales et aux centres de santé, le recours aux personnels dits de santé communautaire ou encore l’intégration des médecines traditionnelles, qui a été adoptée en 1978 sous l’égide de l’OMS et de l’Unicef lors de la conférence d’Alma Ata. Plus encore que le caractère horizontal de la stratégie d’Alma-Ata, ce sont ces revendications d’une forme de médecine sociale pour le Tiers-Monde qui a, dans les années 1980, a suscité la critique des promoteurs de la santé globale.
Épidémie de sida et santé globale
Le succès du terme santé globale est contemporain du grand basculement du tournant de la décennie 1990, de la prise de conscience des ravages de l’épidémie de sida dans les pays du Sud et particulièrement sur le continent africain, de celle des inégalités dramatiques qui caractérisaient l’accès aux nouveaux antirétroviraux mais aussi de l’abondante production de travaux scientifiques sur l’épidémie de sida. L’épidémie a catalysé de nombreuses transformations telles que le nouvel activisme des patients, la lutte pour l’accès aux innovations médicales et pharmaceutiques et la lutte contre la propriété intellectuelle et les brevets en santé, tout comme la mise en œuvre de l’accès aux traitements par l’intermédiaire des partenariats globaux associant fondations pharmaceutiques, gouvernements nationaux, promoteurs de recherche clinique, associations de patients. L’épidémie de sida a aussi renforcé l’appréhension sécuritaire de la santé au Sud. En effet, l’épidémie de sida est aussi emblématique par son histoire : un virus émergent apparu en Afrique centrale suite à la conjonction dramatique entre déplacements des populations et destructions environnementales propres à l’entreprise coloniale, qui a réussi à transformer une infection locale en pandémie globale. Des scénarios qui doivent continuer à alerter dès lors qu’il est question de One Health ou de Planetary Health.
Anthropocène, écologie et santé : quels retournements ?
L’impact des pollutions et atteintes à l’environnement sur la santé et leur prise en compte au Sud ont fortement progressé ces dernières décennies depuis les mobilisations consécutives à la catastrophe de Bhopal en Inde, de sorte que les problèmes d’exposition mis à l’agenda international incluent la pollution de l’air des grandes métropoles, l’usage immodéré et délétère des pesticides dans l’agriculture, mais également les défis posés par l’accumulation (et le recyclage) des déchets. La mondialisation de la santé environnementale est ainsi portée par de nouvelles communautés d’expertise et de lutte qui gagnent en visibilité malgré les obstacles. Mais qu’en est-il de One Health – cette mise en relations de santé animale et santé humaine – ou de Planetary Health – qui cible la santé des écosystèmes ? Ce double mouvement d’écologisation de la santé interroge les limites et recompositions récentes de la santé globale.
One Health, la prise en compte des liens entre santé des humains et santé des animaux a gagné du terrain. Ce courant porté par les vétérinaires et médecins est en voie de formalisation et d’institutionnalisation depuis plus de vingt ans. Nous l’abordons en partant de son intérêt privilégié sur les zoonoses et la notion d’émergence et en considérant l’émergence comme l’adaptation d’un pathogène d’un environnement à un autre, mais aussi comme le produit d’un contexte historique, souvent colonial, qui a permis cette adaptation. La manière dont se sont imposés les scénarios de preparedness, la biosécurisation et les dispositifs de surveillance sont aussi discutés.
Est-ce que la santé planétaire promet d’orienter les interventions de santé en direction des écosystèmes comme elle le revendique ? La santé planétaire, telle que promue par le rapport de la commission du Lancet et de la fondation Rockefeller en 2015, semble renvoyer directement à la notion d’anthropocène, puisque le paradigme entend désigner l’impact du changement climatique et l’épuisement des ressources naturelles et agricoles, en d’autres termes, de la sixième extinction et la crise de la biodiversité, sur la santé. En observant l’émergence du terme et ses promoteurs, on pourrait y discerner le futur de la santé globale, laquelle n’a jusqu’à présent pas pris en compte les crises écologiques. Toutefois, la santé planétaire ne semble pas s’appuyer sur des organisations ni réseaux d’experts proprement constitués et demeure discursive avec un agenda centré sur les innovations techniques (par exemple, l’utilisation des outils numériques pour rationaliser l’agriculture) et la mobilisation des outils de la finance, et reste portée par les acteurs du Nord global. En ce sens, la santé planétaire conduirait à un accommodement et non une rupture avec le modèle extractif et destructeur des écosystèmes2.
Covid 19 : un autre grand basculement ?
La pandémie Covid 19 nous engage-t-elle à reprendre nos analyses ? Il s’agit sans aucun doute d’un ébranlement qui va changer des choses à long terme. Pour le moment, il est utile de penser les ruptures évidentes et les continuités potentielles. En termes de rupture, en pensant les enjeux depuis les Suds, on observe un brouillage des frontières et une convergence des enjeux : la manière par exemple dont les systèmes de santé dans les pays du Nord ont été mis à l’épreuve en raison de leurs politiques d’austérité qui s’est manifestée par des bricolages et improvisations ou encore la manière dont la politique de l’accès a été mise à mal par l’absence de traitement et de vaccin dans un premier temps, imposant le recours à des mesures de santé publique anciennes et non-médicales, comme le confinement. Mais dès lors que les interventions pharmaceutiques ont été mises au point, on a retrouvé des inégalités Nord-Sud criantes et des inégalités au sein des pays, au Nord comme au Sud. L’évènement Covid invite aussi à repenser la géopolitique de santé et le rôle central d’acteurs comme la Chine et autres pays ‘émergents’. Finalement, le plus important restera sans doute les liens tissés entre apparition du virus, maladies émergentes, perturbation des écosystèmes. Par-là, la santé globale est confrontée à une mise en abîme de la possibilité même de la santé, sauf à reconnaître l’incompatibilité radicale entre poursuite de l’extractivisme et un régime égalitaire d’existence entre humains.
« Introduction à la santé gloable« , Fanny Chabrol, Jean-Paul Gaudillière, éd. la Découverte, octobre 2023, 128 p.
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