Si les psychédéliques sont utilisés depuis quelques centaines d’années, voire quelques millénaires, par différentes sociétés humaines à travers le monde, les Occidentaux s’étaient montrés très réticents à considérer cette famille de substances psychotropes jusqu’à la fin du XIXe siècle. Avec la colonisation de l’Amérique, des scientifiques et des médecins observent l’apparition de nouvelles pratiques par certaines communautés des Premières Nations, terriblement opprimées : afin de recréer une certaine cohésion sociale, de restaurer une estime de soi en tant qu’Amérindien·nes, mais également pour tenter de guérir leurs proches devenus dépendant·es à l’alcool, des cérémonies thérapeutiques fondées sur la consommation du cactus peyotl se développent en Amérique du nord et se propagent à la faveur des réseaux de solidarité intertribale. Intrigués par les effets psychotropes produits par le peyotl, des Occidentaux s’engagent dans son étude: en 1894, ils en isolent pour la première fois la mescaline, qui devient le premier psychédélique étudié en Amérique et en Europe pour ses propriétés thérapeutiques. Mais c’est surtout avec la découverte en 1943 de l’action psychotrope du LSD que les recherches sur le sujet vont s’amplifier au point que ce dernier devient, dans la période comprise entre 1950 et 1971, l’un des médicaments les plus étudiés au monde. À la même époque, des scientifiques synthétisent la psilocybine à partir de champignons découverts au Mexique. Malgré des résultats encourageants dans un certain nombre d’indications, ces recherches connaissent une rapide stigmatisation à la fin des années 1960, jusqu’à leur arrêt total au cours des années 1970.
Les recherches dans le monde
La mescaline est donc la première substance à avoir été employée par les médecins occidentaux. Très vite, ses effets sont compris comme reproduisant les symptômes des patient·es schizophrènes : dès lors, elle sera utilisée en tant qu’outil de formation des équipes soignantes, qui, en faisant l’expérience d’une «folie temporaire», sont supposées être par la suite plus empathiques à l’égard de leurs patient·es psychotiques. En plus de cet aspect de formation, la mescaline est également administrée à des «sujets sains», c’est-à-dire ne souffrant d’aucune pathologie mentale, de manière à affiner la compréhension et le diagnostic des psychoses. En France, le philosophe Jean-Paul Sartre1 ou le poète Henri Michaux, par exemple, se prêtent à l’expérience. Enfin, elle est administrée aux patient·es psychotiques dans le but de produire un «choc» thérapeutique: en voyant que les médecins sont capables chimiquement de reproduire leurs symptômes, les malades seraient supposés pouvoir comprendre le caractère erroné de leurs délires et y renoncer. Les recherches demeurent cependant peu nombreuses, car les thérapeutes ne disposent pas d’antidote à la mescaline afin d’arrêter ses effets en cas d’expérience trop intense. En 1954, une équipe française met au point la chlorpromazine, le premier «antipsychotique». Désormais, il est possible de maitriser l’expérience psychédélique et le LSD, qui commence à être diffusé depuis 1947, bénéficie de cette découverte. Le nombre d’essais cliniques explose. Le LSD devient un médicament presque banal dans de nombreux hôpitaux européens ou américains, et des psychiatres et psychologues l’utilisent quotidiennement dans leur pratique privée. Des structures sont spécialement construites pour organiser les séances de psychothérapie qui se développent à la même époque. L’idée est de se servir des souvenirs et des associations d’idées produits par les psychédéliques pour accélérer et approfondir le processus psychothérapeutique. Prenant leurs distances avec le modèle du choc, des médecins anglais, canadiens, américains et allemands développent ainsi deux nouvelles techniques d’administration du LSD : la thérapie «psychédélique» et «psycholytique»2.
La première, principalement employée en Amérique du Nord, implique de donner de fortes doses afin d’arriver en 1 à 3 séances à provoquer une expérience transformatrice et radicalement thérapeutique. Dans la thérapie psycholytique, utilisée dans au moins 18 centres européens, le principe est de donner d’abord de faibles doses pour laisser aux patient·es le temps de s’habituer aux effets, puis d’augmenter progressivement jusqu’à parvenir à la résolution des problèmes. En moyenne, les thérapeutes effectuaient une trentaine de séances. Dans les deux modèles, des séances «d’intégration» permettaient de consolider les effets thérapeutiques des substances.
Les thérapeutes inventent en parallèle les techniques du «set and setting», visant à sécuriser les séances avec les psychédéliques. Il ne s’agit plus désormais de chercher à créer un choc mais bien d’accompagner les patient·es dans le processus thérapeutique en leur fournissant des informations sur les effets attendus, en les soutenant moralement et parfois physiquement à se confronter à ses traumas, c’est le «set». Le «setting» correspond à la volonté d’organiser les séances dans des pièces spécialement dédiées, confortables et chaleureuses. De nombreuses femmes thérapeutes participent à l’élaboration de ces techniques, bien qu’elles soient aujourd’hui largement invisibilisées au profit de leurs confrères masculins3.
En 1958, la psilocybine est découverte et à son tour étudiée en psychiatrie expérimentale et clinique. Les indications thérapeutiques de ces trois substances sont communes : la dépression, l’anxiété, l’anorexie, les névroses et les psychoses pour le domaine de la psychiatrie, mais également le traitement des addictions ou de la douleur. Du Japon à l’Argentine, de l’Irak au Canada4, en passant par la France, des centaines d’articles scientifiques paraissent pour vanter leurs bénéfices.
Les recherches en France
Les recherches menées sur ces substances en France sont cependant tout à fait particulières. L’équipe de l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne, à Paris, oriente en effet la manière de concevoir les psychédéliques pour l’ensemble des thérapeutes du pays. Le professeur Jean Delay, qui la dirige, et son confrère Henry Ey, sont alors «les deux grands maitres de la psychiatrique française de l’après Seconde Guerre mondiale»5. Or ces deux psychiatres n’adoptent pas les évolutions théoriques et méthodologiques proposées par les thérapeutes utilisant les psychédéliques dans le cadre de psychothérapies. Pour eux, le modèle demeure les thérapies de choc. Les équipes françaises expérimentant avec les psychédéliques à cette époque vont donc suivre leur exemple. En 1956, une équipe de l’hôpital de Nice, étudiant les effets de la mescaline, déclare : «Le principe de la méthode est assez simple : on provoque la psychose artificielle par la drogue, puis on la stoppe brusquement au bout d’une heure ou deux par une forte dose de chlorpromazine, dans l’espérance de voir la disparition des phénomènes délirants et hallucinatoires, provoqués artificiellement, s’accompagner de celles des troubles psychopathiques antérieurs que pouvait présenter le sujet.»6
Pour Delay, qui administre en 1958 du LSD à 75 de ses patientes, un des effets ressentis par elles est une sensation de «torture»7. Toujours avec le LSD, un médecin à Strasbourg, prenant en charge des patients dépendants à l’alcool, intitule sa pratique la «cure par l’angoisse»8. Le LSD est également utilisé sur deux adolescents homosexuels dans le cadre de «traitements de conversion» particulièrement violents9. En 1958, dans le service de Delay, un médecin espagnol se prête à deux auto-expériences avec le LSD et la psilocybine. Il raconte dans son rapport à propos des examinateurs : «Ils avaient oublié leur caractère d’humain et même ne se rappelaient pas du côté sans défense de l’homme qu’ils avaient devant eux».10
Quelques thérapeutes français ont bien tenté de prendre leurs distances avec ce modèle du choc, mais n’ont pas laissé de nombreuses archives pour documenter leur pratique. Leur influence demeura donc particulièrement limitée. Dans le cas de la psilocybine, les doses employées en France à la fin des années 1950 et au début des années 1960 étaient relativement faibles, comparé aux essais cliniques américains par exemple. Cette exploration prudente n’a pas véritablement convaincu, malgré quelques rares résultats intéressants11. Au cours des années 1960, les thérapeutes français se détournent largement de l’étude des psychédéliques, ne parvenant que rarement à en obtenir des bénéfices dans ces conditions. Pour une analyse plus complète de ces expériences menées en France, nous avons publié récemment un article – en anglais – en accès libre dans la revue Frontiers.12
L’arrêt des études
La situation française était donc distincte de la majorité des expériences menées dans les autres pays avec les psychédéliques. En Europe comme en Amérique du Nord, de nombreuses conférences internationales étaient organisées pour présenter les succès de ce modèle thérapeutique. Pourtant, au cours des années 1960, la situation bascule. D’une part, les psychothérapies assistées par psychédéliques coûtent cher: chaque séance suppose de disposer d’une pièce spécialement dédiée pour un·e patient·e donné·e, accompagné·e d’au moins un médecin durant toute la durée de l’expérience (qui peut se renouveler de nombreuses fois dans le modèle psycholytique). Or, au même moment, les «antipsychotiques» et les premiers antidépresseurs se développent. Avec ces substances, plus besoin d’interner ou d’hospitaliser les patient·es: il suffit de prescrire un médicament à prendre chez soi, et les symptômes se réduisent. Il est donc beaucoup plus économique, du moins à court terme, de les employer.
D’autre part, les années 1960 voient la mise en place de nouvelles normes d’évaluation de l’efficacité des médicaments. C’est l’apparition des essais randomisés en double aveugleDouble aveugle L'étude avec répartition aléatoire, randomisé ou en double insu (ou en double aveugle) est une démarche expérimentale utilisée en recherche médicale et pharmaceutique faisant que ni le patient ni le médecin ne sait quel traitement est pris : traitement A ou B, traitement A ou placébo. contre placeboPlacebo Substance inerte, sans activité pharmacologique, ayant la même apparence que le produit auquel on souhaite le comparer. (NDR rien à voir avec le groupe de rock alternatif formé en 1994 à Londres par Brian Molko et Stefan Olsdal.) Pour faire la preuve de sa valeur, un médicament doit avoir des effets supérieurs à une substance inactive. Or il est impossible ou du moins très difficile (nous y reviendrons dans l’article suivant), d’évaluer les psychédéliques dans ce cadre, qui exclut par ailleurs toute variable extra-pharmacologique : non seulement les patient·es et les médecins savent qui a pris le psychédéliques mais l’environnement et l’accompagnement jouent un rôle crucial dans le processus thérapeutique. Progressivement, les médecins utilisant les psychédéliques et annonçant de bons résultats sont de plus en plus critiqués, car ils s’écartent désormais de la norme scientifique.
Enfin, le contexte socioculturel de cette décennie achève de faire basculer les représentations au sujet de ces substances. De médicaments, elles deviennent des «drogues dangereuses» consommées par une jeunesse «détraquée» aux cerveaux «ravagés» par le LSD13. De plus en plus consommés en dehors d’un cadre strictement médical, les psychédéliques participent en effet au développement de la contre-culture aux États-Unis. Les conservateurs, voyant d’un mauvais œil le refus de faire la guerre au Vietnam ou la lutte pour les droits civiques, accusent les psychédéliques d’être responsables de ces idées nouvelles, nécessairement pathologiques. Quelques grandes figures scientifiques liées à l’étude du LSD et de la psilocybine, comme les psychologues Timothy Leary ou Richard Alpert, qui travaillaient initialement à Harvard avant de se radicaliser comme «gourous» des psychédéliques, ternissent définitivement la légitimité de l’ensemble des médecins travaillant avec ces substances. Désormais, administrer du LSD dans un cadre médical est de plus en plus perçu comme un acte déviant, uniquement préconisé par des «savants fous».
En 1966, devant le battage médiatique particulièrement à charge et mensonger, le laboratoire Sandoz cesse de produire du LSD. La même année, la France est le premier pays au monde à classer les psychédéliques dans la liste des stupéfiants, suivie deux ans plus tard par les États-Unis. Dans ces conditions, les études, qui demeurent pourtant autorisées, s’arrêtent une à une. Les contraintes administratives, légales et financières deviennent trop importantes, et les médecins se détournent de ces substances qui nuisent à leur crédibilité. Les patient·es refusaient de toute façon désormais de se voir administrer des «poisons de l’esprit».
Conclusion
L’histoire française des psychédéliques en thérapeutique révèle les complexités de l’intégration de ces substances dans les pratiques médicales conventionnelles. Aujourd’hui, un renouveau de l’intérêt scientifique pour les psychédéliques offre la possibilité de réévaluer leur potentiel thérapeutique. Ces recherches continuent de défier les conceptions traditionnelles de la psychiatrie et de la médecine, en invitant à une réévaluation des psychédéliques dans un cadre contrôlé et scientifique. Cependant, l’histoire nous enseigne la prudence. Elle met en évidence la nécessité de trouver un équilibre entre l’enthousiasme pour de nouvelles approches thérapeutiques et la rigueur scientifique, sans oublier l’importance du contexte socioculturel dans l’acceptation des traitements. L’avenir de la thérapie assistée par psychédéliques dépendra de la capacité de la communauté médicale et scientifique à apprendre de son passé, à naviguer dans les régulations actuelles et à continuer de rechercher avec éthique et précision les meilleures façons d’aider les patient·es.
- À ce sujet, voir la conférence en ligne du philosophe Gautier Dassonneville : « Sartre et la mescaline » ↩︎
- Zoë Dubus, « L’émergence des psychothérapies assistées au LSD (1950-1970) », Annales médico-psychologiques, 181-1, 2023, p. 96‑10 ↩︎
- Zoë Dubus, « Women’s Historical Influence on “Set and Setting” », Chacruna, 30/09/2020. ↩︎
- Pour une histoire globale des psychédéliques ne se focalisant pas sur le contexte anglo-américain, voir Erika Dyck et Chris Elcock, Expanding Mindscapes: a global history of psychedelics, Cambridge, MIT Press, 2023 ↩︎
- Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 68. ↩︎
- Jacques Postel et Paul Cossa, « La thérapeutique par la psychose induite : mescaline et chlorpromazine », Annales médico-psychologiques, II, 1956, p. 254‑282. ↩︎
- Jean Delay et Philippe Benda, « L’expérience lysergique. LSD-25. À propos de 75 observations cliniques », Encéphale, 3‑4, 1958, p. 169‑209 et 309‑344, ici p. 321 ↩︎
- Jean Weil, « Essai d’utilisation des psychodysleptiques dans le traitement des alcooliques en hôpital psychiatrique » Thèse de médecine, Strasbourg, 1965. ↩︎
- Zoë Dubus, « Utiliser les psychédéliques pour “guérir” des adolescents homosexuels ? Essai de thérapie de conversion, France, 1960 », Annales médico-psychologiques, revue psychiatrique, 178-6, 2020, p. 650‑656. ↩︎
- Manuel Toscano Aguilar, « Étude auto-expérimentale avec deux drogues psychodysleptiques : L.S.D 25 et Psilocybine ; comparaison des résultats » Mémoire pour le titre d’assistant étranger, Hôpital Sainte-Anne, Paris, 1959. ↩︎
- Vincent Verroust, Rayyan Zafar et Meg J. Spriggs, « Psilocybin in the treatment of anorexia nervosa: The English transition of a French 1959 case study », Annales médico-psychologiques, revue psychiatrique, 178-8, 2021, p. 777‑78 ↩︎
- Zoë Dubus, Élise Grandgeorge, Vincent Verroust, History of the administration of psychedelics in France, Frontiers in Psychology, Volume 14 – 2023 ↩︎
- Voir pour une analyse de la manière de présenter le LSD dans les médias français : Zoë Dubus, «Le traitement médiatique du LSD en France en 1966 : de la panique morale à la fin des études cliniques», Cygne noir : revue d’exploration sémiotique, 9, 2021, p. 36‑62 ↩︎