La «Renaissance psychédélique»

Depuis le début des années 2000, la science occidentale se penche à nouveau sur les psychédéliques, au point de nommer ce phénomène la «Renaissance psychédélique». Cet article propose un état des lieux de la recherche en cours, de ses enjeux et de ses limites, pour finir par un point sur la situation française.

Le début du XXIe siècle marque le grand retour des psychédéliques au sein de la science occidentale. Après avoir été considérées à partir de 1971 comme des «drogues dangereuses et sans intérêt thérapeutique» suite à leur classement dans la liste des stupéfiants de l’ONU, ces substances connaissent un regain d’intérêt important, au point que le psychiatre britannique Ben Sessa n’hésitait pas à annoncer en 2012 l’avènement de la «Renaissance psychédélique»1. Force est toutefois de constater que la France se tient pour le moment très à l’écart de ce phénomène.

Une «Renaissance psychédélique», pourquoi, comment ?

Du coté des milieux biomédicaux «officiels», trois principaux éléments ont pu être distingués : d’une part, l’invention de nouvelles techniques d’exploration du cerveau, dans les années 1990, qui permettent d’analyser de manière plus approfondie les effets des psychotropes sur le cerveau humain, notamment l’imagerie cérébrale.
Au même moment, de nouvelles générations de scientifiques et de thérapeutes s’intéressent aux psychédéliques en insistant sur leur rupture à l’égard des milieux contre-culturels qui avaient marqué une partie de leurs prédécesseur·es afin d’affirmer leur légitimité2. Enfin, il devient de plus en plus évident qu’un certain nombre de patient·es souffrant de pathologies telles que la dépression ou le stress post-traumatique ne sont pas soulagé·es par les thérapies et les médicaments disponibles. Dans ce contexte, les études de la première vague de recherches sur les psychédéliques des années 1950-1970 réémergent. Ce processus est porté par des travaux historiques qui aident la communauté scientifique à les redécouvrir3 et à éclaircir les causes de leur arrêt brutal4.

Des associations, telles que MAPS aux États-Unis, des fondations, telles que la Beckley Foundation en Angleterre, et des sociétés psychédéliques dans la plupart des pays occidentaux, participent également à la diffusion des connaissances sur ces substances, à la déconstruction des idées reçues les concernant et au financement des recherches.
Car mettre en place une étude clinique pour étudier la valeur thérapeutique des psychédéliques n’est pas une mince affaire. Il faut surmonter de nombreux obstacles idéologiques, financiers et administratifs. Une fois les autorités du médicament et les comités éthiques convaincus du bien-fondé d’une étude, il faut encore former des thérapeutes à ce nouveau modèle de psychothérapie, mais également trouver le produit en lui-même. Peu de laboratoires fabriquent de la psilocybine, de la DMT ou du LSD; ceux qui le font peuvent donc dicter leurs conditions. Le laboratoire américain Usona, par exemple, facture 8 000 dollars le gramme de psilocybine auxquels s’ajoutent 12 500 dollars de frais de dossiers pour confirmer que la substance répond bien aux exigences de «Good Manufacturing Practices», c’est-à-dire de la qualité du produit. Ils réclament en outre de disposer de la propriété intellectuelle sur les données de l’étude qui sera réalisée5. Une fois le produit acheté, reste à l’acheminer vers la structure accueillant l’essai clinique: les services douaniers peuvent entraver l’import ou l’export de produits classés «stupéfiants», malgré les autorisations fournies par les agences du médicament.

Lorsque l’étude est enfin mise en place, avec un personnel formé et une pièce spécialement aménagée selon les principes du «set and setting»6, d’autres écueils attendent les équipes : comment étudier les psychédéliques en essai randomisé en double aveugleDouble aveugle L'étude avec répartition aléatoire, randomisé ou en double insu (ou en double aveugle) est une démarche expérimentale utilisée en recherche médicale et pharmaceutique faisant que ni le patient ni le médecin ne sait quel traitement est pris : traitement A ou B, traitement A ou placébo. tel que le supposent les normes actuelles d’évaluation de l’efficacité des médicaments ? L’illustrateur Paul Noth résume parfaitement cette difficulté dans ce dessin (voir ci-dessous) publié sur son compte Instagram le 11 février 2023.
En outre, dans un contexte où ces substances sont pour le moment principalement testées sur des patient·es résistant·es aux traitements, leurs espoirs comme ceux du personnel soignant sont considérables, ce qui peut en partie biaiser les résultats, voire aggraver les dépressions.

© Paul Noth

À travers le monde, des équipes de thérapeutes s’engagent malgré ces obstacles à réhabiliter les psychédéliques dans le champ de la médecine et présentent des résultats particulièrement intéressants, que nous détaillons ci-dessous :

Psilocybine

La psilocybine, composé actif des champignons hallucinogènes, suscite un regain d’intérêt pour son potentiel thérapeutique ; c’est d’ailleurs la substance la plus étudiée dans la Renaissance psychédélique. Des études récentes ont montré des résultats prometteurs pour le traitement de la dépression, suggérant que la substance, administrée après une préparation psychologique et un soutien pendant et après l’expérience, peut être efficace par elle-même, marquant une différence notable avec les antidépresseurs conventionnels nécessitant des semaines pour agir.
Dans le domaine de l’addictologie, la psilocybine semble moins opérer en tant qu’agent isolé qu’en conjonction avec la psychothérapie, formant ainsi une approche de «thérapie assistée par psychédélique». D’autres études récentes suggèrent également son utilité sur la dépression résistante, l’anxiété associée au diagnostic de cancer, sur les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), et des essais sont en cours ou en préparation dans le traitement du trouble bipolaire, de l’anorexie mentale, de la boulimie, de la dépression associée à la maladie de Parkinson et d’Alzheimer (certainement avec l’espoir que les propriétés de neurogenèse de la psilocybine pourront bénéficier aux malades), de la douleur chronique, du trouble de stress post-traumatique, de la migraine chronique, de l’algie vasculaire de la face… Sans oublier les études fondamentales sur volontaires sains.
Si les publications présentent à l’heure actuelle des résultats très positifs, la psychologue Rosalind Watts, pionnière de la reprise de ces recherches, est revenue récemment dans un article sur son expérience7. Elle y insiste pour nuancer son positionnement, à l’origine très enthousiaste à l’égard de ce modèle thérapeutique, qui a pu donner trop d’espoirs aux patient·es en attente de traitement.
Il est à noter que la psilocybine, contrairement aux médicaments brevetés, est issue de champignons facilement cultivables, offrant ainsi une voie potentiellement précieuse et moins onéreuse pour les systèmes de santé publique.

LSD

En 2014, Peter Gasser est le premier psychiatre suisse autorisé à reprendre les recherches sur l’usage thérapeutique du LSD. Douze de ses patient·es, atteint·es de cancer, reçoivent la substance et voient leur anxiété se réduire8. Dès lors, le gouvernement suisse lui permet, dans le cadre des « traitements compassionnels », d’utiliser le LSD dans sa pratique privée. Ils seraient à l’heure actuelle une cinquantaine de psychiatres à disposer de cette autorisation dans le pays. Mais le LSD conserve une aura de représentations négatives qui limitent les études menées à l’heure actuelle à son sujet. La durée de son action (une dizaine d’heures), en fait un psychédélique plus difficilement maniable en contexte thérapeutique. Trois essais cliniques sont en cours afin d’évaluer son intérêt pour lutter contre l’anxiété, soulager la douleur des migraines, et traiter les troubles de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Les effets du LSD sont également étudiés de manière expérimentale: une équipe de l’université de Maastricht observe par exemple comment la substance impacte le comportement social et affectif des couples à qui il est administré.

DMT

Contrairement à la psilocybine ou au LSD, la diméthyltryptamine (DMT), que l’on retrouve notamment dans le breuvage ayahuasca, a fait l’objet de peu d’essais cliniques. Lorsqu’elle est consommée sous cette forme liquide, la DMT est associée à d’autres substances qui favorisent son absorption, limitent sa dégradation, et induisent des effets psychotropes pendant environ cinq heures. Lorsqu’elle est consommée seule, par exemple par inhalation, ses effets sont beaucoup plus brefs. L’intensité maximale est atteinte en seulement 2 à 3 minutes, et les effets s’estompent complètement en moins de 30 minutes. Il est donc important de distinguer la DMT de l’ayahuasca. Les deux substances sont particulièrement étudiées pour leur propriétés antidépressives, mais les essais ne portent actuellement que sur de petites cohortes de patient·es. Par exemple, dans une étude clinique randomisée versus placeboPlacebo Substance inerte, sans activité pharmacologique, ayant la même apparence que le produit auquel on souhaite le comparer. (NDR rien à voir avec le groupe de rock alternatif formé en 1994 à Londres par Brian Molko et Stefan Olsdal.) menée au Brésil sur 29 patients, le groupe ayant reçu de l’ayahuasca a présenté une réduction significative des scores de dépression. Cette différence a été observée dès le lendemain et jusqu’à 7 jours après l’administration. Cette étude est préliminaire et nécessite d’être complétée par des suivis à plus long terme9.

Comparativement aux autres psychédéliques, la courte durée d’action de la DMT est une caractéristique notable et potentiellement ambivalente. D’une part, elle offre une plus grande praticité en clinique, permettant un gain de temps pour l’accompagnement des patient·es. Mais cette rapidité d’action soulève des interrogations sur son efficacité thérapeutique. Une immersion de quelques minutes dans un univers psychédélique suffit-elle à guérir une dépression résistante ? Une action aussi brève peut-elle induire des modifications neurobiologiques ayant un impact durable ?

Des chercheurs tentent justement de prolonger l’effet de la DMT en utilisant d’autres voies d’administration. Par exemple, en perfusion intraveineuse qui permet d’administrer la substance en continu. Lors de l’arrêt de la perfusion, les effets s’estompent presque instantanément. Cette méthode encore en phase d’expérimentation offre un meilleur contrôle de la durée, mais aussi de l’intensité des effets10.

En outre, la DMT recèle d’autres mystères. Sa phénoménologie singulière, plongeant les consommateur·rices dans un apparent monde parallèle parfois peuplé «d’entités», en fait un objet d’étude unique des états modifiés de conscience11. Plusieurs études épidémiologiques ont justement questionné les usagers.ères pour tenter de caractériser au mieux ces étranges rencontres 12,13. De plus, sa présence dans le cerveau humain et chez d’autres mammifères suscite de nombreuses questions sur ses potentielles fonctions physiologiques qui demeurent à ce jour non élucidées.

MDMA et kétamine, des psychédéliques ?

La communauté scientifique est partagée à l’idée d’intégrer la MDMA et la kétamine dans la liste des psychédéliques. D’une part, ces substances n’ont pas le même mode d’action à l’égard de la sérotonine, commun aux psychédéliques dits «classiques» que sont le LSD, la psilocybine, la DMT et la mescaline. D’autre part, elles présentent des risques pour la santé accrus et sont potentiellement addictives. Des recherches démontrent toutefois un mécanisme thérapeutique similaire dans le cadre de la psychothérapie. Ainsi, la kétamine est utilisée pour faire chuter radicalement et en une prise les symptômes dépressifs, avec un maintien de ces effets sur plusieurs semaines. De son côté, La MDMA, après avoir été qualifiée de «thérapie révolutionnaire» dans le traitement du stress posttraumatique aux États-Unis en 2017, vient de confirmer ses résultats dans cette indication dans deux études de phase III. Elle devrait donc pouvoir prochainement obtenir une autorisation de mise sur le marché. L’Australie a légalisé en juillet 2023 les thérapies assistées de psilocybine ou de MDMA pour des indications précises (dépression et troubles du stress post-traumatique).

La situation française

En France, où l’hostilité des différentes instances dirigeantes, tant du point de vue médical que politique, reste très forte, plusieurs médecins, psychiatres et équipes hospitalières expriment le souhait de mettre en place des expérimentations malgré les difficultés à obtenir des autorisations et des financements. Depuis 2020, la plupart des congrès médicaux proposent désormais des panels sur les psychédéliques et le nombre d’articles sur ces sujets, tant dans les médias que dans les revues scientifiques françaises, est en constante augmentation. Une section de l’Association française de psychiatrie biologique et de neuropsychopharmacologie (AFPBN) sur la «Médecine psychédélique» vient d’être créée, qui vise à fédérer les différentes équipes pour être plus efficace et faire émerger ce type de recherches. L’intérêt est donc grandissant mais les thérapeutes ne disposent toujours pas de formation qualifiante en français. L’année 2024 devrait peut-être voir débuter les premières études portant sur la psilocybine dans le champ de la dépression et du LSD pour traiter l’addiction à l’alcool.
Dans ce processus, la Société psychédélique française, fondée en 2017, est un acteur clef : en mettant en relation les thérapeutes français avec les équipes internationales plus avancées sur le sujet, en favorisant la recherche en France grâce à son prix de master et de thèse, délivré depuis 2023, en donnant libre accès à des contenus académiques en français sur sa page YouTube, elle participe largement à aborder ces substances de manière plus scientifique et détachée des représentations très péjoratives – et erronées – qui leur sont encore associées.

  1. Ben SESSA, The Psychedelic Renaissance: Reassessing the Role of Psychedelic Drugs in 21st Century Psychiatry and Society, London, Muswell Hill Press, 2012 ↩︎
  2. Nicolas LANGLITZ, « Rightist Psychedelia », Society for Cultural Anthropology, 21/07/2020 ↩︎
  3. Erika DYCK, Psychedelic Psychiatry: LSD from Clinic to Campus, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2008 ↩︎
  4. Matthew ORAM, The Trials of Psychedelic Therapy: LSD Psychotherapy in America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2018. ↩︎
  5. Communication personnelle, Zoë Dubus, 28/09/2023. ↩︎
  6. Prendre en compte le bien être psychique et physique des patients pendant l’expérience psychédélique ↩︎
  7. Rosalind Watts, Can magic mushrooms unlock depression? What I’ve learned in the
    five years since my TEDx talk, Medium, 01/03/2022, https://medium.com/@DrRosalindWatts/highlights?p=767c83963134 ↩︎
  8. Peter Gasser et al, Safety and Efficacy of Lysergic Acid Diethylamide-Assisted Psychotherapy for Anxiety Associated With Lifethreatening Diseases, The Journal of Nervous and Mental Disease, 202-7, 2014, p. 513‑520. ↩︎
  9. F. Palhano-Fontes et al, “Rapid antidepressant effects of the psychedelic ayahuasca in treatment-resistant depression: a randomized placebocontrolled trial”, Psychological Medicine 49, 2019, p. 655-663. ↩︎
  10. SB. Vogt et al, “Acute effects of intravenous DMT in a randomized placebo-controlled study in healthy participants”, Transl Psychiatry, 23-13, 2023, p. 172. ↩︎
  11. Voir par exemple l’épisode de podcast « Les entités (3/3) : Thomas Rabeyron », Substance Podcast, 13/10/2022, https://www.slate.fr/audio/substance-podcast/les-entites-3-thomas-rabeyron ↩︎
  12. DW. Lawrence et al, “Phenomenology and content of the inhaled N, N-dimethyltryptamine (N, N-DMT) experience”, Sci Rep, 24-12, 2022, p. 8562 ↩︎
  13. AK. Davis et al, “Survey of entity encounter experiences occasioned by inhaled N,N-dimethyltryptamine: Phenomenology, interpretation, and enduring effects”, J Psychopharmacol, 34-9, 2020, p. 1008-1020. ↩︎