Un regard scientifique et politique sur le cannabis en pleine évolution
Le cannabis est légalement considéré en France et dans la majorité des pays comme un stupéfiant, une substance illégale dont les impacts négatifs sur la santé sont à ce titre étudiés depuis longtemps. Des débats subsistent néanmoins, en particulier sur l’effet du cannabis sur la santé mentale. Le point polémique principal reste aujourd’hui encore le lien entre consommation de cannabis et schizophrénie, qui sont statistiquement associées mais dont le lien de cause à effet est débattu (1-31).
En parallèle de cette discussion sur les risques du cannabis, la recherche médicale investigue depuis les années 1960 son potentiel thérapeutique, avec des publications scientifiques qui suivent ces dernières années une augmentation exponentielle. Le cannabis dans son ensemble ou certains cannabinoïdes spécifiques (molécules actives contenues dans le cannabis, comme le D-9-tétrahydrocannabinol, dit THC, ou le cannabidiol, dit CBD) ont été évalués dans des indications très diverses, selon des méthodologies disparates (et avec des résultats parfois divergents…). Une cinquantaine de pays à travers le monde ont progressivement légalisé un usage thérapeutique du cannabis.
En France, une expérimentation du cannabis médical a débuté en mars 2021 et devrait s’achever en mars 2024 (voir notre article). Elle porte sur cinq indications : les douleurs chroniques résistantes, certaines formes d’épilepsie, les soins de support en cancérologie, les soins palliatifs, et la sclérose en plaques et les maladies neurologiques associées. Elle permet aux patients d’obtenir après une primo-prescription par des centres experts, du cannabis sous forme de sommités fleuries à vaporiser, ou d’huile sublinguale. Cette expérimentation, dont les premiers résultats sont positifs2 , n’est néanmoins pas une étude d’efficacité. Son objectif principal était en effet d’évaluer la faisabilité du circuit de mise à disposition du cannabis médical, c’est-à-dire d’organiser une filière de cannabis médical en France. La généralisation de cette expérimentation n’est pas garantie, et le seul cannabinoïde disponible en pharmacie en France est l’Epidyolex, un antiépileptique dont le principe actif est le CBD.
La consommation de cannabis à visée récréative a elle aussi été légalisée dans plusieurs pays. En France, le sujet continue à être source de vives polémiques. Si un rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale relative à la règlementation et à l’impact des différents usages du cannabis de mai 20213, et du Conseil économique social et environnemental de janvier 20234, sont en faveur d’une légalisation encadrée, le ministère de l’Intérieur reste à ce jour opposé à toute expérimentation, voire légalisation5.
Dans ce contexte où les politiques publiques concernant le statut du cannabis sont en pleine évolution et où les études scientifiques parfois contradictoires se succèdent, cette étude apporte une synthèse globale bienvenue sur l’état actuel des connaissances scientifiques6.
Méthode et résultats principaux de l’étude parapluie du BMJ
Les auteurs ont réaliséé une revue systématique de toutes les méta-analyses d’études observationnelles (études cas-témoins et études de cohortes) et des essais cliniques qui s’intéressaient à l’usage de cannabis ou d’un cannabinoïde chez l’humain, en suivant les normes méthodologiques de référence PRISMA (Preferred Reporting Items for Systematic Reviews and Meta-Analyses). Les bases de recherche PubMed, Embase et PsycINFO ainsi que les données de la bibliothèque Cochrane ont été consultées depuis leur création jusqu’à la date du 9 février 2022, ce qui permet de couvrir un champ assez exhaustif de la littérature scientifique. Les critères de jugement principaux étaient l’efficacité et la sécurité d’emploi des cannabinoïdes.
Le niveau de preuve des liens statistiques réalisés était classé en 4 catégories : convaincant (classe I), très suggestif (classe II), suggestif (classe III) et faible (classe IV) pour les données issues d’études observationnelles ; et élevé, modéré, faible ou très faible pour les essais cliniques, selon la classification GRADE. Le schéma de l’étude parapluie est particulier, puisque c’est une revue de revues (voir le tableau 1). Elle compile les données d’un grand nombre d’études diverses, ce qui ne permet pas de détailler systématiquement dans les résultats le type de cannabis ou de cannabinoïde en jeu, ni de préciser les posologies évaluées.
L’étude a été financée par les auteurs.
Au total, 101 méta-analyses ont été incluses, 50 portant sur des études observationnelles et 51 sur des essais cliniques. Les résultats des essais cliniques dont le niveau de preuve a été classé par les auteurs comme élevé à modéré sont présentés dans le tableau 2. Les résultats des études observationnelles évaluées par les auteurs comme de niveau convaincant à suggestif sont présentés dans le tableau 3. Pour nos lecteurs les plus curieux, les résultats de niveau de preuve moindre peuvent être trouvés dans l’appendice 1 des données supplémentaires de l’article original, disponible en ligne.
Biais et limites
Selon les auteurs, cette étude présente différentes limites. Premièrement, dans les études observationnelles, on ne connaît généralement pas précisément les substances consommées (souvent achetées de manière illégale), notamment leur taux de THC. Deuxièmement, la méthode de la revue parapluie met de côté les études qui n’ont pas été précédemment incluses dans des méta-analyses publiées. Troisièmement, les différents types d’études regroupées dans les méta-analyses présentent des biais inhérents à leur méthodologie: pour les études observationnelles, il existe un biais lié à des facteurs de confusion non identifiés par les chercheurs (des mêmes variables pouvant impacter l’effet du cannabis sur la personne mais aussi les raisons de sa consommation). Et pour les essais cliniques, il existe un biais de sélection (par exemple, des patients porteurs de certaines pathologies sont systématiquement exclus des essais). Quatrièmement, la méthodologie utilisée présente un biais d’excès de significativité, c’est-à-dire le risque de trouver plus de résultats statistiquement significatifs qu’attendu. Cinquièmement, le choix aurait pu être fait de sélectionner les méta-analyses incluses dans la revue en fonction de leur qualité (moins de données, mais des données plus fiables), plutôt que d’analyser toutes les études parues. Et enfin, il existe un biais inhérent à l’analyse statistique réalisée pour permettre l’harmonisation des données (des équivalents d’odds ratios ont été calculés pour indiquer la force des associations statistiques ; cette harmonisation fait perdre de l’information). Ces biais ont été pris en compte et différentes méthodes ont été envisagées pour les réduire quand cela était possible.
Il nous semble pertinent d’ajouter une limite supplémentaire générale concernant les études sur les bénéfices et risques du cannabis. Trois cent douze des 325 études observationnelles concernent un usage décrit comme récréatif, dont le mode de consommation est en général non défini. Les essais cliniques portent sur des substances bien précises et avec une évaluation de leur efficacité et de leurs risques. On peut soulever un biais de publication, avec probablement plus d’études publiées avec pour résultats des bénéfices dans la recherche sur les médicaments, et plus d’études publiées avec des résultats évoquant des effets négatifs dans les usages récréatifs.
Que retenir de cette étude ?
Il s’agit de la première revue parapluie sur les effets du cannabis et des cannabinoïdes sur la santé, dont les résultats ont une puissance statistique inégalée. Cela ne veut pas dire que de prochaines études ne pourront pas mettre en évidence d’autres effets bénéfiques ou non à l’avenir. Malgré des arguments prometteurs, les effets des cannabinoïdes sur certaines pathologies ont à ce jour été peu évalués, ce qui les positionne hors du champ de ce type d’étude qui analyse uniquement les grosses bases de données issues de méta-analyse. Les auteurs évoquent en particulier la nécessité de renforcer la recherche sur le CBD dans les troubles psychiatriques, qui est plutôt sûr d’utilisation. Dans leur discussion, les auteurs insistent sur trois effets négatifs du cannabis mis en évidence dans leurs résultats. L’impact sur la santé mentale et sur la cognition renforce selon eux l’idée que le cannabis a un effet particulièrement négatif sur les adolescents et les jeunes adultes, leur développement neurologique toujours en cours les rendant plus vulnérables. Les auteurs soulignent également les conséquences négatives sur les enfants de femmes enceintes consommatrices de cannabis, et sur l’augmentation de risque d’accident de voiture.
En ce qui concerne les bénéfices, les auteurs considèrent que le CBD est efficace dans certaines formes d’épilepsie, et que le cannabis ou les cannabinoïdes pourraient constituer un traitement pour les douleurs chroniques, les symptômes de douleur et de spasticité de la sclérose en plaques, la nausée ou les vomissements, les troubles du sommeil chez les personnes atteintes de cancer, et en soins pallia- tifs. Ils insistent sur le fait que ce rôle thérapeutique potentiel n’est pas sans risque d’effets indésirables.
Il nous semble que cette étude rigoureuse est sous-tendue par une intention de considérer le cannabis comme un médicament comme les autres. Les auteurs disent explicitement souhaiter que leur travail serve de base à de futurs guides de bonnes pratiques du cannabis thérapeutique. Ils évoquent un projet de recherche de financement pour pouvoir réaliser un travail de « knowledge translation », c’est-à-dire de reformulation des résultats à visée de diffusion auprès de décisionnaires politiques, de la population générale, ou de populations vulnérables aux effets négatifs du cannabis (femmes enceintes, adolescents, personnes atteintes de maladies psychiatriques). Ils donnent également des conseils pour améliorer la qualité des futures recherches (préciser le type de cannabis utilisé, la voie d’administration, la teneur du produit en THC et CBD, la quantité prise…). Ces informations seraient évidentes pour un essai thérapeutique médicamenteux, mais sont parfois absentes des études observationnelles, surtout si elles s’intéressent à du cannabis obtenu illégalement par les usagers.
Le cannabis n’est montré dans cet article ni comme une panacée, ni comme une substance toxique bénéficiant d’un effet de mode. Comme tous les produits que nous considérons comme des médicaments, le cannabis utilisé à des fins thérapeutiques a des indications, des contre-indications, et des effets indésirables. Cette étude contribue grandement à les préciser.
- 1) Delile JM. Cannabis et schizophrénie. Psychotropes. 2022;28(1):135-42.
2) Argote M, Sescousse G, Brunelin J, Baudin G, Schaub MP, Rabin R, et al. Association between cannabis use and symptom dimensions in schizophrenia spectrum disorders: an individual participant data meta-analysis on 3053 individuals. EClinicalMedicine. oct 2023;64:102199.
3) Hjorthøj C, Compton W, Starzer M, Nordholm D, Einstein E, Erlangsen A, et al. Association between cannabis use disorder and schizophrenia stronger in young males than in females. Psychol Med. 4 mai 2023;1-7. ↩︎ - Rapport du gouvernement relatif à l’expérimentation du cannabis à usage médical [Internet]. 2022. ↩︎
- Reda MR, Moreau MJB, Janvier C. Rapport d’étape sur le cannabis récréatif [Internet]. Assemblée nationale; 2021 [cité 25 nov 2023]. ↩︎
- Compain F, Helno E. Cannabis : sortir du statu quo, vers une légalisation encadrée, CESE ↩︎
- Fonteneau E. Libération. [cité 16 nov 2023]. Légalisation du cannabis : en Gironde, Bègles se fait le chantre du chanvre. ↩︎
- Solmi M, Toffol MD, Kim JY, Choi MJ, Stubbs B, Thompson T, et al. Balancing risks and benefits of cannabis use: umbrella review of meta-analyses of randomised controlled trials and observational studies. BMJ. 30 août 2023;382:e072348. ↩︎