Cet entretien a été publié dans le Swaps n°71 qui propose un compte-rendu des 3èmes Journées nationales de la Fédération Addiction qui se sont tenues les 13 et 14 juin 2013 à Besançon.
Vous développez une approche intégrative de la réduction des risques (RdR) et de la psychothérapie en France, qu’est-ce qui motive cette orientation ?
Alain Morel. Il s’agit d’abord d’intégrer la RdR dans les soins et les traitements des addictions. Ce qui concerne bien évidemment la psychothérapie, car elle est une dimension importante du soin, mais elle n’est pas la seule.
L’intégration de la RdR concerne tout autant l’intervention médicale ou sociale. Je dirais même que la préoccupation de limiter les risques, de les gérer, est un des fondements d’une conception transdisciplinaire du soin. Car ce qui fait le lien entre toutes les modalités d’intervention à but thérapeutique, c’est d’aider le patient à définir son bien-être et à maîtriser au mieux – donc à moindre risque– son rapport à l’objet addictif pour y parvenir. On le voit, intégrer la RdR aux soins n’est donc pas une sorte de « faute de mieux », mais une réorientation très profonde de la relation avec la personne addicte, une redéfinition de l’idée même du soin et de l’objectif des interventions qui s’y rattachent.
Cela n’était-il pas déjà présent dans les modèles « bio-psychosociaux » qui sont à l’origine de l’alcoologie et de l’intervention en toxicomanie dans notre pays ?
L’approche « globale » de la personne dépendante qui prévaut en France permet de prendre en compte la diversité des facteurs psychologiques, sociaux et biologiques qui participent à sa situation. Elle conduit donc à penser l’intégration, la combinaison des actions visant à apporter des aides sur les différents domaines. Mais, en réalité, l’objectif et la définition même du soin se sont toujours référés au produit et à l’abstinence.
Ce dogme de l’abstinence a longtemps empêché d’imaginer la diminution des dommages et la consommation contrôlée comme des objectifs valables pour soigner, les réduisant à des solutions illusoires, au mieux « en attente » de la « vraie » demande de soin, au pire comme une voie « criminelle », car encourageant la poursuite de la consommation.
Comment est venu le changement de perspective ?
C’est du côté de l’intervention en toxicomanie qu’est venu le changement de paradigme. D’abord avec la déflagration du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. La violence de l’épidémie, à la fin des années 1980, a obligé les intervenants à penser « l’accompagnement de la dépendance » et non plus la seule rupture hypothétique avec le produit. Pour « ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas s’arrêter », il devenait indispensable de proposer des moyens
pour éviter trop de dommages pour leur santé, pour leur vie. Il est donc devenu légitime de proposer des aides pour « se « shooter propre » ou pour substituer un médicament opiacé aux drogues de rue. La RdR a été officiellement intégrée à la loi de santé publique en 2004, ses services (Caarud) ont été financés par la Sécurité sociale en 2006, symbole qu’elle entrait dans le champ « officiel » du soin. Plus récemment, avec l’élargissement du champ à l’ensemble des addictions, est venue la prise de conscience que la stratégie du « pas à pas » de la RdR était en soi une pédagogie du soin. En tenant compte de là où en est l’usager et de ses propres ressources à changer, il apparaissait qu’on l’aide à prendre soin de lui et à trouver son propre mieux-être. L’opposition puis la séparation des rôles entre la RdR et les soins ne tient plus aujourd’hui.
Les tabacologues, par exemple, se sont aperçus que les personnes qui avaient fait un programme de réduction de la consommation parvenaient plus sûrement que les autres à l’arrêt de la consommation s’ils le souhaitaient ! Tout cela le montre : intégrer la RdR dans les soins va de pair avec la remise en cause de l’abstinence comme fondement du soin.
Est-ce à dire que l’abstinence ne peut plus être un objectif des soins en addictologie ?
Il n’est pas question de nier les bienfaits que peut apporter l’abstinence, mais de refuser d’en faire un dogme. La notion de « gestion de l’addiction » laisse place à la diversité des moyens et des objectifs pour y parvenir. L’abstinence est un objectif possible de gestion : en fonction de mon expérience, puisque je ne parviens plus à contrôler ma consommation, mieux vaut pour moi l’abandonner. Pour quelqu’un d’autre, l’objectif sera, au moins pour une période de sa vie, de mieux contrôler sa consommation. Contrairement à ce que l’on a considéré jusqu’ici, l’un n’est pas plus « valable » que l’autre. Ce sont des objectifs qui appartiennent entièrement à la personne et dont le sens dépend essentiellement de son contexte et de ses choix propres. Le rôle des soignants n’est pas de « croire » ou non dans la pertinence du choix du patient, mais d’aider à ce qu’il soit authentique – c’est-àdire le sien –, d’apporter les moyens pour que le sujet puisse le réaliser au mieux et de l’accompagner pour qu’il puisse tirer les bénéfices de cette expérience, y compris pour éventuellement faire un autre choix ensuite. Mais pour avoir cette ouverture d’esprit, cette empathie, qui permet de valoriser la position personnelle du patient, il faut se débarrasser de ce qui y fait obstacle dans nos têtes. En l’occurrence les soignants souffrent d’une survalorisation de la dépendance dans la problématique addictive. La dépendance, en particulier dans sa dimension biologique, n’est pas le problème essentiel de l’addiction, donc des traitements… Cela est loin d’être acquis, y compris parmi les professionnels des soins, d’autant que cela va a contrario du discours médicobiologique qui voudrait faire passer l’addiction pour une « maladie chronique du cerveau ».
Vous accordez une place centrale à l’approche expérientielle, qu’est-ce que cela veut dire et en quoi cela fait-il le lien entre RdR et psychothérapie ?
L’approche expérientielle donne en effet les clés pour réactualiser et redéfinir le soin, redéfinir aussi la relation soignant/soigné. « Le patient (ou l’usager) est au centre » entend-t-on souvent dans le jargon institutionnel. L’approche expérientielle donne un contenu opérationnel à cette position éthique. En tant que sujet, le patient est à la fois porteur d’un vécu qui lui est propre et d’une expertise sur sa vie. Cette expertise dans notre champ est double : celle d’usager de substances psycho-modificatrices et celle d’usager de services qui lui sont destinés. Tout le travail des soignants sera de reconnaître cette expérience et de l’aider à se construire un savoir lui permettant d’exercer son pouvoir sur lui-même et son environnement, ce qui est la première condition pour changer et trouver autrement de la satisfaction, du bien-être.
Cela suppose que le thérapeute ne s’instaure pas en « pilote », mais en « co-pilote ». Le savoir utile du thérapeute ne servira pas à apporter des réponses aux problèmes du patient, mais à apporter les outils qui vont lui permettre de « se penser » et d’agir sur soi et son environnement. Cette posture thérapeutique n’est pas nouvelle, elle trouve son origine dans les travaux de psychothérapeutes humanistes comme Carl Rogers. Mais l’approche expérientielle l’inscrit dans nos réalités d’aujourd’hui face aux addictions.
En quoi cela modifie-t-il les pratiques psychothérapeutiques ?
Cela modifie les pratiques psychothérapeutiques comme les autres pratiques, médicales ou socio-éducatives par exemple. Mais il est vrai que la séparation entre RdR et psychothérapie a été certainement l’une des plus profondes. La psychothérapie étant en France depuis les années 1950 presque entièrement « »d’inspiration psychanalytique », elle a connu dans le champ des addictions un des principaux travers d’une part de la psychanalyse : une certaine négation du social aboutissant à ne s’intéresser qu’à un sujet abstrait, « purement psychique ». Les psychothérapeutes ont donc été peu nombreux à s’impliquer dans la pratique de la RdR, à accepter d’ « aller vers » et à remettre en question leur dispositif pour aider des personnes autrement que par la seule écoute passive. Il est par exemple inimaginable pour beaucoup qu’un accompagnement psychothérapeutique puisse se faire au cours d’un programme d’éducation aux risques liés à l’injection. Une nouvelle génération de psychothérapeutes s’ouvre aujourd’hui à des formations plus éclectiques comme les pratiques psychocorporelles, groupales, psycho-éducatives ou psychosociales. Des pratiques qui ne peuvent plus être isolées dans un bureau d’entretien, mais qui associent les thérapeutes avec le patient, les divers professionnels entre eux et mettent les compétences de chacun au profit d’un programme thérapeutique conçu et mis en oeuvre collectivement, comme nous essayons de le faire au centre Kairos.
Quels sont les enjeux de demain pour les patients et pour le dispositif de RdR et de soins ?
Les enjeux sont considérables. Il me semble que le tout premier de ces enjeux sera la capacité des institutions et des professionnels à mettre en pratique une collaboration avec les usagers et une transdisciplinarité dynamique.
Cela va nous obliger à repenser des systèmes (au sens systémique) de travail en commun, sous forme de programmes d’aide ou de soins à la fois structurés et souples, dans lesquels chacun pourra apporter sa créativité et ses compétences. Cela va nous obliger à remettre en question les cloisons établies par l’histoire, notamment entre RdR et soins. Bref, je crois que cela va nous obliger à réinventer nos pratiques et nos façons de travailler ensemble. Certains n’aiment pas ce genre de propos, considérant qu’on disqualifie ainsi ce qui a été conçu au fil du passé. Je crois, pour ma part, que de penser le présent en se demandant si on peut être plus utile pour les usagers, ce n’est pas injurier le passé, mais c’est remplir nos missions pour la collectivité qui ne cesse d’évoluer.