Lutter contre le sida à l’ère néolibérale : le cas du Fonds mondial au Niger

Stéphanie Tchiombiano, docteure en science politique, spécialiste des politiques publiques internationales et de la santé mondiale, revient sur les principaux résultats de sa thèse sur le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme au Niger, et sur ce que ces analyses peuvent apporter à la réflexion actuelle sur la gouvernance mondiale de la santé.

Le Fonds mondial, révélateur de la dynamique exogène de l’action publique ?

En faisant cette thèse, mon objectif était d’utiliser les outils de la sociologie de l’action publique pour analyser l’effet d’un mécanisme de financement international spécifique, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, sur les pratiques des acteurs de la lutte contre le sida J’ai eu l’occasion, tout au long de ma vie professionnelle, au Niger, au Mali, ou en Guinée, de contribuer à la fabrique de politiques publiques dans le domaine de la santé, et j’ai toujours considéré que l’interaction avec les décideurs publics était la partie la plus intéressante de mon travail, qu’il s’agisse de trouver les moyens pour qu’un sujet soit mis à l’agenda politique, d’appuyer les ministères de la santé dans la définition de nouvelles stratégies sanitaires, de travailler sur l’élaboration d’une loi, ou encore de participer à la rédaction de documents normatifs encadrant la pratique des acteurs. Je me suis beaucoup interrogée sur la dynamique exogène de la fabrique de l’action publique dans ces pays, notamment lorsque j’étais membre de différents Country coordinating mechanism (CCM1Instance de coordination nationale en français), en tant que représentante des ONG internationales. J’ai tenté de comprendre, de mon point de vue, les rapports de pouvoir et la complexité de certains processus décisionnels.

Séance d’éducation thérapeutique au Niger.
Source: Tanguy Ch pour Solthis

Le Fonds mondial, fer de lance des partenariats public-privé

La création du Fonds mondial en 2002 a provoqué un grand enthousiasme en Afrique de l’Ouest et du Centre: l’accès aux antirétroviraux allait enfin devenir une réalité et les nouvelles règles du jeu, posées par le Fonds mondial, notamment en termes de gouvernance, semblaient révolutionnaires aux acteurs de terrain que nous étions. Le Fonds mondial se présentait comme un instrument de financement neutre, sans volonté normative, doté d’un secrétariat restreint, souple, en opposition avec la lourdeur bureaucratique des agences onusiennes.

Il faisait partie d’une nouvelle génération d’organisations impliquées dans le pilotage de l’action publique internationale (les « global health initiatives », avec Gavi, Unitaid et d’autres) encore relativement peu étudiées : les «partenariats publics privés», qui appelaient à inclure les entreprises privées, les fondations et les ONG dans le pilotage et la gestion des politiques de développement. Le Fonds mondial était, d’une certaine façon, le fer de lance d’une nouvelle façon de faire et de penser des institutions internationales dans le domaine de la santé.

Mon ambition pour cette thèse était d’appréhender les effets concrets de ce nouveau type d’organisation dans un contexte précis, et de mettre en lien cette réflexion avec la question de l’expertise, qui me paraissait centrale. Le Niger s’est imposé de manière assez évidente, non seulement parce que c’était un pays que je connaissais bien, mais aussi et surtout du fait de la situation particulière du pays, figurant parmi les plus pauvres, considéré à l’époque comme «sous régime d’aide», configuration particulièrement intéressante pour analyser la dimension exogène de la fabrique de l’action publique, et saisir le positionnement des experts.

De plus, je souhaitais choisir un pays qui pourrait illustrer les effets du Fonds mondial sur les pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre. Le Niger présentait, et présente toujours, de nombreuses caractéristiques communes avec la majorité des pays voisins: faible taux de prévalence du VIH système de santé affaibli par des plans d’ajustement structurels successifs, place centrale du Fonds mondial (absence du Plan d’urgence du Président des États-Unis pour la lutte contre le sida, le PEPFAR), placement sous «mesures de précaution additionnelle» (pour reprendre la terminologie du Fonds mondial). Le Niger me semblait constituer un bel exemple des effets de la managérialisation de la santé sur la lutte contre le sida.

L’origine et les prémices de la recherche sont liés à plusieurs observations de terrain. J’ai d’abord constaté que, malgré son positionnement d’instrument financier neutre, non normatif, respectueux des décisions prises au niveau national, l’introduction du Fonds mondial participait fortement à la diffusion de certains mots d’ordre, de certaines injonctions, de certaines normes. Ces normes portaient sur le contenu des stratégies de lutte contre le sida (l’approche par les droits, l’importance donnée aux minorités sexuelles, etc.), et surtout sur la manière avec laquelle ses stratégies devaient être mises en place.

La managérialisation de la santé, une dynamique puissante

Ce qui ressort pour moi le plus fortement de l’analyse sur le Fonds mondial lui-même, c’est le fait qu’il illustre la montée en puissance, dans le monde de l’aide en santé, de pratiques, de techniques, de représentations et de valeurs directement inspirées par le management et le monde de la finance. On pourrait me rétorquer que d’autres organisations internationales reprennent également à leur compte les principes du New public management mais la particularité du Fonds mondial est de pousser la logique de ces principes, de les décliner de manière systématique, formelle, opérationnelle. La thèse montre comment le modèle organisationnel du Fonds mondial s’inspire de chacun des grands principes promus par le New public management : le fait de séparer les fonctions et de les confier à des entités différentes, la mise en concurrence, l’externalisation, le recours à l’expertise, la contractualisation ou encore la gestion axée sur les résultats.

Le Fonds mondial en reprenant à son compte chacun de ces principes, les diffusait au niveau des pays, les posant comme des conditions sine qua non de l’accès au financement, grâce à une série d’outils et d’instruments destinés à rendre les interventions financées par le Fonds plus rationnelles, plus conformes à des standards internationaux, plus efficaces et plus faciles à mesurer.

Les équipes du Secrétariat étaient (et sont toujours) soumises aux exigences croissantes des bailleurs et recherchent en permanence à rendre le dispositif plus performant, plus efficace, plus transparent, au prix d’un renouvellement quasi permanent de ses modalités de fonctionnement. L’ensemble de ce dispositif institutionnel s’est structuré autour de trois impératifs gestionnaires qui visaient notamment à sécuriser les bailleurs du Fonds mondial : l’impératif de transparence, l’impératif d’efficience (« money for value ») et la gestion des risques.

Managérialisation de l’aide en santé: le Fonds mondial comme vecteur de diffusion des normes néolibérales

Cette recherche permanente d’efficacité et de transparence a entrainé une intense production normative, notamment à propos des logiques participatives ou lors de la rédaction des requêtes. Les acteurs de terrain croulaient littéralement sous les notes, fiches techniques, formulaires, directives et autres outils produits par le Secrétariat.

Si la reprise des principes du New public management fait partie de « l’ADN » du Fonds mondial depuis sa création, en tant que partenariat public-privé, la thèse montre que la crise de 2010 a contribué à cristalliser cette approche et lui a donné une nouvelle ampleur. Pour rappel, des malversations financières ou irrégularités fortes ont été identifiées par l’Inspecteur général du Fonds mondial dans quatre pays africains (Mali, Mauritanie, Djibouti, Zambie), ce qui a entrainé une crise de confiance au sein du Fonds mondial. Au nom de la gestion des risques, des « mesures de précaution » ont été mises en place pour rassurer les bailleurs du Fonds mondial. Ces mesures, particulièrement contraignantes à l’égard des acteurs de terrains d’Afrique de l’Ouest et du Centre, marqueront cette décennie de raréfaction des financements de la lutte contre le sida. Que ce soit sur la mobilisation d’expertise, sur la bureaucratisation ou sur le niveau de contraintes liées à la mise en œuvre des activités, cette crise a été un moment de césure important dans l’histoire du Fonds mondial.

Le rôle central des experts dans l’écosystème du Fonds mondial

C’est la complexité et l’évolution permanente des règles du Fonds mondial qui ont placé les experts au cœur du dispositif. Une communauté de pratiques s’est progressivement mise en place : la communauté des «experts du Fonds mondial». Les experts ont changé de profil: ils n’étaient plus des experts de la santé publique, des maladies infectieuses ou des dynamiques épidémiologiques, un grand nombre d’entre eux étaient devenus des «experts du Fonds mondial», de ses procédures, de ses règles, de son fonctionnement. Un nouveau champ d’expertise s’est construit ex nihilo, dans le domaine de la santé et s’est institutionnalisé jusqu’à représenter un marché estimé à environ 500 millions de dollars par an, financé par des gouvernements, des fondations, des agences multilatérales et géré par une douzaine de dispositifs de mobilisation d’expertise bilatéraux et multilatéraux, regroupant une centaine de cabinets de consultants et plusieurs milliers d’experts.

Ce nouveau champ d’expertise s’est structuré pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, avec ses figures de proue, ses sous-domaines de spécialité, ses clans internes, mais aussi ses lieux de regroupement, ses logiques de cooptation et son sentiment d’appartenance. Le volume important des missions a contribué à la mise en place de mécanismes d’apprentissage collectif et participé, ainsi, à la circulation et à la routinisation des pratiques. Des dispositifs de mobilisation d’expertise (comme l’Initiative, en France, par exemple, mais aussi le projet américain Grant management solution lié à l’Usaid, le programme allemand Back Up, ou le dispositif d’assistante technique de l’Onusida), ont joué un rôle très structurant dans cet écosystème.

Surtout, ces acteurs de l’expertise ont progressivement construit une communauté que l’on peut considérer comme étant à la fois autonome du Secrétariat du Fonds mondial (auquel ils ne rendent pas de compte, puisqu’ils sont en grande partie financés par d’autres acteurs) et pleinement intégrée à l’écosystème qui s’est formé autour de lui. Ces experts sont devenus, en tous cas pour les pays d’Afrique francophone, un rouage absolument essentiel du fonctionnement du Fonds mondial, à toutes les étapes du cycle de financement. Le dispositif organisationnel du Fonds mondial repose en grande partie sur un groupe d’experts indépendants, que le Secrétariat lui-même ne peut ni réguler, ni mandater, ni évaluer directement. La thèse propose une cartographie de cet écosystème spécifique, complexe, multiniveau et transnational, et donne, plus généralement, des clés importantes pour saisir les spécificités de l’expertise liée aux organisations internationales.

Le New public management à l’épreuve du réel: les effets du Fonds mondial sur les pratiques des acteurs au Niger

La thèse montre de quelles façons les normes managériales du Fonds mondial se sont diffusées au Niger, via des outils, des procédures, des instruments et ont entrainé un repositionnement des acteurs sur la scène nationale. Au-delà de l’ouverture des discussions à de nouveaux acteurs de la lutte contre les trois maladies, les effets les plus marquants sont la modification des relations de pouvoir sur la scène nationale : remise en question de l’autorité de l’État, renforcement de la place des acteurs internationaux souvent responsabilisés en tant que bénéficiaires principaux, création d’enclaves autonomes au sein de l’administration, affaiblissement des mobilisations sociales, au détriment de logiques de « sous-traitance » des activités, même s’il y a toujours eu au Niger des associations et des militants très mobilisés.

La thèse documente précisément le transfert d’un modèle de pratique institutionnelle : la méthodologie d’écriture des requêtes que les pays devaient déposer au Fonds mondial pour soumettre un financement. L’analyse très détaillée documente en particulier de quelle façon l’injonction à la participation de l’ensemble des acteurs s’est déclinée concrètement et a contribué à une réflexion plus générale sur les conditions de possibilités matérielles, sociales, institutionnelles d’une réelle approche participative. La thèse montre également que la diffusion de ces normes managériales a contribué à une forme de standardisation et de dépolitisation de la lutte contre le sida au Niger. Cette dépolitisation commune à de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, a été particulièrement importante dans le contexte du Niger, dans un contexte marqué par une forte austérité culturelle.

Les différents ressorts de cette dépolitisation (via la technicisation des enjeux, le primat donné à la participation, l’autocensure des acteurs, la faible mobilisation du Secrétariat et le recours aux experts) ont été une aubaine pour les acteurs de terrain, qui cherchaient, de manière générale, à éviter toute controverse, tout positionnement politique sur ces questions. Cette thèse propose avec d’autres de considérer la managérialisation comme une troisième étape de la dépolitisation des enjeux de lutte contre le sida, après la moralisation et la médicalisation.

Des éléments pour penser la lutte contre le sida de demain

La crise Covid a été l’occasion d’une remise en question de l’architecture internationale de la santé mondiale telle qu’elle existe à l’heure actuelle. Des voix se sont élevées, remettant en question le rôle et le mandat de l’OMS, appelant à une implication plus grande des acteurs du secteur privé dans la gouvernance mondiale de la santé. Les prises de parole et les décisions de Donald Trump, dès les premiers jours de son deuxième mandat, ont sidéré les acteurs de l’aide, et en particulier la communauté mondiale de ceux qui travaillent dans la lutte contre le sida. Rappelons que le gouvernement américain est le premier bailleur du Fonds mondial et représente environ le tiers du financement de l’organisation. Bien d’autres bailleurs importants du Fonds mondial, la France, le Royaume-uni, l’Allemagne ont décidé de diminuer le montant de leur aide publique au développement. Quelles conséquences pour la prochaine conférence de reconstitution du Fonds mondial ? Dans quelle mesure le paysage global de la gouvernance mondial de la santé va-t-il évoluer ? L’incertitude entourant le financement de la lutte contre les trois maladies met des millions de personnes en danger.

Analyser un instrument de financement comme le Fonds mondial me semble précieux pour penser les questions de santé mondiale de demain, l’architecture institutionnelle de la santé mondiale, le rôle des experts, la place du secteur privé, le financement des biens communs. Ayant vécu la «transition» du Fonds mondial sur le terrain et l’accès aux premiers antirétroviraux, à Niamey, je sais ce qu’il représente pour les militants, les chercheurs, les soignants, les patients de la lutte contre le sida. Le Fonds mondial a été un véritable laboratoire de la gouvernance de la santé mondiale et j’espère que cette thèse contribuera à la réflexion que nous devons avoir aujourd’hui. Le plus urgent est évidemment aujourd’hui de rappeler l’importance de la continuité de soins vitaux et la possible reprise de l’épidémie, si les efforts de la communauté internationale venaient à se relâcher.

Bibliographie

«Lutter contre le sida à l’ère néolibérale, l’exemple du Fonds mondial au Niger». Thèse de science politique de Stéphanie Tchiombiano, sous la direction d’Olivier Nay, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, soutenue le 31 janvier 2023. Membres du jury : Yves Buchet de Neuilly, Michel Kazatchkine, Laetitia Atlani Duault, Fred Eboko.