Les débats contemporains sur la prévention du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. parmi les gais laissent parfois une étrange impression. À l’heure de la biomédicalisation accrue de la gestion des risques, il apparait en effet parfois difficile pour beaucoup d’acteurs de prévention d’atteindre le niveau d’expertise suffisant pour en saisir toutes les subtilités et se forger une conviction. La spécialisation des discussions laisse la part belle aux analyses les plus techniques des données scientifiques. Bien souvent, l’opposition frontale des arguments laisse peu de place aux questionnements et aux incertitudes, à l’expression de la complexité du réel. Et personne ne semble s’accorder sur les critères de succès ou d’échec des options en présence…
Ces derniers mois, les controverses autour de l’essai Ipergay ont une nouvelle fois mis sur le devant de la scène les enjeux de la prévention biomédicales. Le choc des oppositions associatives sur le sujet vire bien souvent à un choc des vérités, quand les données scientifiques invitent pourtant à se garder des certitudes. Déplacé sur le terrain éthique, le débat n’en devient que plus aigu, et poussera vraisemblablement à amplifier les fractures existantes. Le feu des discussions conduit malheureusement souvent à rendre plus étroites les grilles de lecture, en reconduisant des binarismes réducteurs («Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous.»).
Dans ce contexte, quel peut être le rôle des sciences sociales pour comprendre les évolutions à l’oeuvre ? Faut-il garder le silence et étudier les faits sociaux avec distance, une fois l’urgence passée ? Doit-on se contenter de décrire les comportements ou les débats ? Comment définir une proposition scientifiquement valide, empiriquement étayée, mais non déconnectée des enjeux de l’heure ? La voie est étroite, parfois périlleuse… et nécessite sans doute de s’extraire d’une forme de «présentisme»1Selon la notion de l’historien François Hartog à l’œuvre dans le champ du VIH/sida. À ce titre, la (re)lecture de l’ouvrage de François Delor «Séropositifs»2Delor F., Séropositifs. Trajectoires identitaires et rencontres du risque, Éditions L’Harmattan, 1997, 10 ans après sa disparition, m’est apparue, ces derniers jours, comme un manière de prendre du recul sur l’actualité, sans renoncer à penser les enjeux du présent.
François Delor, une pensée actuelle
Pour toute une génération d’acteurs du monde associatif LGBT et de la lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. le souvenir de François Delor est associé à ses passionnantes interventions lors des Universités d’Été Euroméditerranéennes des Homosexualités de Marseille au début des années 2000. Pour ses collègues et ami-e-s, il reste ce chercheur et militant investi dans la lutte contre le sida et contre l’homophobie3François Delor a fondé l’association belge Ex æquo et l’Observatoire du sida et des sexualités, aux Facultés universitaires Saint Louis à Bruxelles, qui savait allier avec talent, humour et rigueur la sociologie et la psychanalyse, les deux disciplines qui nourrissaient ses réflexions.
Il y a 10 ans, le 3 septembre 2002, François Delor nous quittait. Toujours soucieux de créer les conditions de l’échange et du partage des savoirs hors du monde académique, F. Delor était porteur d’une approche très fine de la réalité sociale, fondée sur l’étude qualitative des réalités de la prévention et de la vie avec le VIH. Près de 10 ans après sa disparition, sa pensée, et la posture de chercheur impliqué qu’il incarnait, reste un point de repère important dans les débats sur la prévention4On trouvera sa bibliographie ici : http://www.pistes.fr/transcriptases/106_226.htm ; ainsi que les textes de ses dernières interventions aux UEEH de l’été 2002 : http://www.leonard.nom.fr/francois_Delor/index.html.
La « vulnérabilité » en question
L’ouvrage principal de François Delor, « Séropositifs. Trajectoires identitaires et rencontres du risque » paraît en 1997. Il s’appuie sur des entretiens menés auprès de personnes vivant avec le VIH, homo et bisexuels et/ou usagers de drogue, en Belgique francophone. Ce travail se situe en 1995/1996, au moment de la mise sur le marché des premières trithérapies. À une époque où les débats sur le « bareback » sont balbutiants aux Etats-Unis. De ce fait, les situations décrites renvoient à un contexte qui pourrait paraitre aujourd’hui anachronique, du moins dans les pays du Nord. Pour autant, et c’est la force l’écriture de F. Delor, l’ouvrage trace des pistes de réflexions plus générales sur la prévention et les situations de vulnérabilités face au risque VIH.
Car la notion de « vulnérabilité » doit être questionnée pour mieux comprendre les prises de risque, et c’est le premier point de la démarche de l’auteur. Considérer « les jeunes gais » ou « les usagers de drogues » comme des groupes vulnérables « en soi » face au VIH procède d’une réduction et d’une homogénéisation impropre à rendre compte de la complexité des logiques de la prévention. F. Delor développe à l’inverse une analyse des « situations » de vulnérabilité, comme un espace/temps qui mêle des trajectoires singulières, une ou des rencontres et un contexte social. Ainsi, dans le monde homosexuel, la vulnérabilité n’est pas toujours là où les discours de prévention la situent. Dans des relations inégalitaires, la dynamique de pouvoir n’est pas nécessairement au détriment de l’homme le « plus jeune » ou le moins « expérimenté ». La vulnérabilité n’apparait donc pas comme une caractéristique intangible, mais bien comme un facteur relationnel et dynamique.
Questionner les normes dominantes
Mais F. Delor pousse encore la critique. Il questionne en particulier les logiques dominantes qui prévalent dans les messages de santé au sein d’une société hétéronormée. Il constate que les actions associatives de prévention ont souvent construit la légitimité « militante » de l’homosexualité en opposition symétrique face à « l’évidence » hétérosexuelle. S’il ne nie pas la nécessité de cette affirmation politique, il s’interroge sur les marges de manoeuvre que cette opposition binaire laisse pour la diversité des cheminements identitaires. Autrement dit, quel est le coût de la « fierté gaie » pour certains homosexuels ? Dans la même logique, le statut de la pénétration anale, comme marqueur « identitaire » de la sexualité gaie, est au cœur de l’analyse. Les discours de prévention communautaires, dans un effort louable de banalisation et de visibilité, ont pu contribué à en faire un « passage obligé » de l’affirmation de soi. Or, comme le remarque F. Delor dans les entretiens qu’il mène, du fait de sa charge identitaire, symbolique et émotionnelle, la pénétration anale est une pratique pour laquelle la protection est difficile à négocier pour beaucoup.
Avec intelligence, François Delor s’attache à questionner les normes dominantes de la prévention, sans jamais disqualifier le travail militant. Il pointe ainsi les logiques de pouvoir à l’œuvre dans les discours sur la sexualité et en propose une lecture réflexive qui garde toute sa pertinence aujourd’hui. Tissant les liens avec la critique féministe de la sexualité hétéronormative, il ouvre des pistes de réflexion qui reste encore trop peu explorées.
De quoi se protège-t-on ?
De quoi se protège-t-on, finalement ? Alors que la santé publique pose l’évitement du risque VIH comme un idéal implicite de bien-être, les entretiens recueillis par F. Delor soulignent la multiplicité et la variabilité de la perception subjective du danger. « Assurer », « ne pas être rejeté », « être aimé et/ou désiré » : dans la rencontre entre deux (ou plusieurs) personnes, les rapports de séduction, le désir ou la quête de sécurité affective mettent en jeu des éléments du rapport à soi et aux autres, dans lesquels le risque VIH n’est souvent qu’un élément de second plan. Comme le souligne l’auteur, peut-être est-il temps de « cesser de croire systématiquement que les [gais] se protègent bien ou d’essayer de savoir pourquoi ils se protègent mal, mais plutôt de concevoir qu’en fait ils se protègent, mais ce dont ils se protègent n’est pas nécessairement ce dont nous avons envie qu’ils se protègent ». p.328
L’auteur attire notre attention sur un autre point important. Dans leurs logiques dominantes, les discours de prévention propose une lecture souvent très linéaire des (dés)adaptations préventives. En somme, pour la santé publique, s’il est doté des informations adéquates, l’individu est sensé « mieux » se protéger, renvoyant à l’idée d’une progression continue. Symétriquement, un certain pessimisme associatif, très fort dans les débats autour d’Ipergay, met l’accent sur le risque de « désinhibition » des pratiques. Autrement dit, expérimenter le sexe non protégé ce serait l’adopter. Ces lectures sont pourtant loin de refléter la réalité et la complexité des parcours de prévention. Attentif aux « discontinuités » et aux processus plutôt qu’à un idéal de santé, F. Delor nous invite au contraire à entendre et à valoriser les démarches de protection, même partielles (p.331).
Pour une prévention des certitudes relatives
Dans son chapitre de conclusion, François Delor avance plusieurs pistes pour l’action. Il souligne en premier lieu l’importance d’une approche réflexive du risque et de la prévention. À commencer par les émetteurs de normes eux-mêmes : « Pour qu’un message relatif à la protection de soi et d’autrui puisse être vraiment entendu par les plus vulnérables, il est apparu essentiel que celui qui l’énonce s’interroge en profondeur au sujet de l’univers normatif auquel lui-même appartient et auquel son message se réfère implicitement » (p.335).
Il s’attache également à tracer les contours d’une prévention élaborée à partir d’un regard « non-dominant », critique vis-à-vis des évidences : « les messages préventifs généraux et très normatifs peuvent être des inhibiteurs puissants de toute parole au sujet des échecs, que ceux-ci concernent les acteurs de prévention ou leurs ‘cibles’. Dans la mesure où tout le monde s’accorde autour d’un savoir certain au sujet de ‘ce qu’il faut’, plus personne n’a vraiment de place pour se risquer à faire, et surtout à dire, ‘ce qu’il fait’ » (p.329). Depuis plus de dix ans, force est de constater que les débats sur la prévention parmi les gais en France ont largement figé l’expression des pratiques et des choix préventifs : pour ou contre le bareback ; pour ou contre la « réduction des risques »… Il est à mettre à l’actif d’Ipergay d’avoir permis l’expression publique de paroles non caricaturales sur le risque, à travers les témoignages de volontaires de l’essai.
Finalement, le plaidoyer pour une prévention attentive aux expériences subjectives du risque et aux situations de vulnérabilité constitue un point d’appui d’une étonnante actualité. Certes, depuis 10 ans, le contexte de la prévention a changé et de nombreux travaux de recherche ont enrichi les approches de sciences sociales. La notion de « vulnérabilité » est elle-même sujette à discussions : elle ne permet en effet pas, à elle seule, de comprendre la diversité des raisons qui conduisent à se protéger ou pas. À ce titre, la contribution récente de David Halperin («Que veulent les gays?») enrichit très nettement l’analyse du risque5David Halperin, Que veulent les gays ? Essai sur le sexe, le risque et la subjectivité, Éditions Amsterdam, 2010.
Il n’en reste pas moins que la pensée de François Delor reste féconde. En partant des « situations » elle nous invite à regarder au-delà des « outils » (nouveaux ou anciens) de prévention, pour s’intéresser au(x) sens des pratiques. En se décentrant d’une analyse de « l’individu à risque » ou des « pratiques à risque », elle insiste sur la prise en compte des conditions sociales et relationnelles de la prévention. La pensée de F. Delor peut donc nous aider à imaginer la complémentarité indispensable entre les avancées biomédicales, la définition de politiques de prévention et des approches compréhensives de sciences sociales.
Pour conclure, je laisse la parole à François Delor : « C’est le statut de la parole du chercheur et de la recherche qui doit lui-même faire l’objet d’une réflexion constante, là où il se cherche à la frontière entre crédibilité et engagement, à l’endroit où il s’agit de parler vrai sans doute, mais surtout de parler juste, c’est-à-dire, en tous les cas, sans faire recours à des vérités instituées ou, pire encore, à la légitimation soi-disant indiscutable de quelques engagements ou expériences. S’agit-il d’une parole incertaine ? Peut-être. Plutôt, il s’agirait d’une parole « pas tout à fait certaine », c’est-à-dire jamais définitive ou achevée, parole qui se veut entendue, efficace et engagée à l’intérieur d’un débat qu’elle contribue à maintenir ouvert » (p.338).