Cet article a été publié dans Transcriptases n°139.
L’insuffisance ou l’insécurité alimentaires sont des sujets qui sont apparus depuis une dizaine d’années dans la littérature épidémiologique, dans les pays du Sud autour principalement de la santé des enfants mais aussi aux Etats-Unis qui, depuis 1995, mesurent l’insécurité alimentaire dans les enquêtes en population et ses conséquences sur la santé. Le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. est identifié dans les pays du Sud comme une maladie de la pauvreté et d’une de ses dimensions majeures, la malnutrition, renommée insécurité alimentaire pour couvrir des situations hétérogènes.
Si, intuitivement, l’association entre cette forme de pauvreté et le risque d’infection VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. est plausible, les mécanismes qui la sous-tendent sont rarement étudiés. Des hypothèses sont faites sur une vulnérabilité physiologique accrue (atteinte à l’intégrité des muqueuses génitales chez les personnes mal nourries), mais l’essentiel semble tenir à l’augmentation du risque liée aux rapports de domination que subissent les personnes qui ne peuvent pas se nourrir suffisamment.
Des résultats généralisables
L’étude menée au Swaziland et au Bostwana a plusieurs intérêts : elle porte sur les hommes et sur les femmes et s’attache à la surimposition des relations de genre à la domination économique, prend en compte un ensemble de facteurs sociaux (niveau d’étude, revenu, lieu de résidence), comportementaux (consommation d’alcool) et les connaissances sur l’infection VIH, et est menée avec des méthodes d’échantillonnage et d’analyse qui permettent d’obtenir des résultats valides et généralisables en population générale.
L’étude mesure l’association entre l’insuffisance alimentaire (définie simplement par la réponse : ne pas avoir eu assez à manger pendant la dernière année) et plusieurs comportements sexuels à risque : utilisation non systématique du préservatif avec un partenaire qui n’est pas un partenaire stable («non primary partner»), rapports sexuels associés à une transaction en argent ou en biens, relations avec un partenaire ayant un écart d’âge supérieur à 10 ans, manque de contrôle sur l’activité sexuelle (c’est toujours le partenaire qui décide d’avoir ou pas une relation sexuelle), et relations sexuelles forcées.
Dans cette population âgée en moyenne de 29 ans et plutôt instruite (environ la moitié sont allés au lycée), avec une bonne connaissance du VIH, 32% des femmes et 22% des hommes ont déclaré une insuffisance alimentaire. Les rapports de genre se marquent fortement dans la fréquence des comportements à risque pour le manque de contrôle sur la vie sexuelle (26% des femmes vs 2% des hommes), les rapports sexuels forcés (5% des femmes et 2% des hommes), le sexe transactionnel (5% des femmes vs 1% des hommes ont échangé des relations sexuelles contre de l’argent et respectivement 2% et 10% ont rémunéré une relation sexuelle). La situation de non protection des rapports sexuels est plus déclarée par les hommes (11% vs 8%) tandis que, logiquement, il n’y a pas de différence pour l’écart d’âge avec le partenaire.
Bien au-delà de la prostitution
Chez les femmes, l’insuffisance alimentaire est associée de façon indépendante aux situations sexuelles à risque, à l’exception des rapports forcés. Les associations avec les autres variables sociales ne sont pas systématiquement retrouvées (revenu, niveau d’étude, zone rurale) ni en univarié, ni en multivarié, ce qui met en exergue la valeur particulière de la question de la problématique alimentaire. En effet, manger à sa faim n’est pas directement lié au revenu, puisqu’il peut exister une production d’autosubsistance mais aussi parce que la part laissée à chacun au sein d’une maisonnée dépend de la valeur qui lui est attribuée dans l’ordre des priorités, les femmes n’étant le plus souvent pas équitablement servies. Pour les hommes, l’insécurité alimentaire n’est pas associée aux comportements sexuels.
Ainsi, bien au-delà de la prostitution, les femmes aliènent leur sexualité pour subsister. La plus forte fréquence des comportements à risque pour les femmes cohabitant sans être mariées va dans le même sens. Un autre résultat intéressant porte sur l’alcool, fortement associé chez les hommes comme chez les femmes à la non utilisation des préservatifs, aux écarts d’âge entre partenaires et au manque de contrôle dans la sexualité, ce qui peut évoquer aussi bien l’existence de facteurs communs aux risques sexuels et à l’alcoolisation mais aussi, comme cela a été montré dans le passé pour le travail sexuel, une utilisation de l’alcool pour affronter des situations sexuelles dominées.
Le coût de la maladie
Au-delà de donner corps à une intuition, ces résultats rappellent l’importance des dimensions sociales collectives dans la diffusion de l’infection VIH. On y ajoutera deux considérations : les personnes et les familles affectées par le VIH en Afrique comme en Asie du Sud-Est, où les études ont été menées, sont appauvries par la maladie à cause des coûts médicaux qui restent à la charge des familles malgré la prise en charge des traitements, des autres coûts de la maladie (transports, perte d’activité, funérailles, incapacité ou décès des adultes productifs) ; à cela s’ajoute l’aggravation de la crise alimentaire partout dans le monde qui atteint particulièrement les groupes et les ménages qui se trouvaient à la limite de l’équilibre. Ces observations amènent à mesurer et à surveiller de façon systématique l’insécurité alimentaire.
En France, dans l’enquête VESPA en 2003, les personnes séropositives étaient plus nombreuses comparées à la population générale de ne pas manger correctement par manque d’argent : 11% vs 5% pour les personnes nées en France, 18% vs 5% pour les personnes nées au Maghreb, 25% vs 4% pour celles nées en Afrique subsaharienne. Cependant, cette variable n’est apparue liée de façon indépendante à l’adhérence au traitement et aux rapports non protégés que chez les hommes hétérosexuels11 – Peretti-Watel P, Spire B, Schiltz MA et al., «Vulnerability, unsafe sex and non-adherence to HAART : evidence from a large sample of French HIV/AIDS outpatients», Social Science and Medicine, 2006, 62, 2420-33.
Les solutions relèvent évidemment des politiques nationales et internationales. Pour les personnes séropositives, elles renforcent la nécessité d’associer aux programmes thérapeutiques des mesures sociales, notamment des programmes de distribution alimentaire.