Le Défenseur des droits est une autorité indépendante et consultative, chargée de signaler aux pouvoirs publics des dysfonctionnements ou des abus en matière de libertés et de droits des citoyens1. Créé en 2011 sous le mandat de Nicolas Sarkozy, cet organisme s’est vite imposé comme un interlocuteur incontournable de l’État. Le mandat de Jacques Toubon, un chiraquien historique, fut unanimement salué, y compris dans des secteurs d’opinion situés à gauche, pour son engagement dans la lutte contre les discriminations. En février 2017, il publie une enquête sur les relations police-population accréditant la réalité des contrôles d’identité visant des jeunes hommes issus des « minorités visibles »2. Sa successeure, Claire Hédon, ancienne présidente d’ATD Quart Monde, s’est d’emblée inscrite dans cette ligne d’action progressiste en dénonçant le caractère discriminatoire des contrôles « au faciès »3.
Le 19 août 2024, elle rend publique une décision sur la gestion de la scène de consommation de crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. dans le Nord-Est parisien, un sujet fertile en tensions et polémiques ces dernières années. Ce document fait suite à 823 réclamations dénonçant, entre septembre 2021 et octobre 2022, des « atteintes aux droits et libertés fondamentaux » des usagers et riverains du square de la Porte de la Villette, portées à l’attention de l’institution avec le concours de la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. Claire Hédon est alors amenée à se prononcer sur deux dimensions au centre du conflit désormais historique de la scène du crack à Paris : « le droit à la protection de la santé des usagers de crack » et « la liberté d’aller et venir des riverains » (p. 5). Salué par les associations du secteur médicosocial implantées sur le terrain, ce verdict reflète bien la tension inhérente à notre cadre législatif en matière de drogues. De fait, la loi du 31 décembre 1970 enferme toujours les populations consommatrices dans le double statut de malades et de délinquants. Il faut à la fois les « soigner » et « punir », un paradoxe difficile à surmonter, comme en témoigne l’exercice déployé par la Défenseure.
Un coup de pouce symbolique pro-RdR
La décision de Claire Hédon apparaît tout d’abord comme un véritable coup de pouce symbolique pour la politique de réduction de risques, et ce, dans un contexte où cette dernière est ouvertement décriée par une fraction de l’opinion publique. La Défenseure des droits déclare ainsi de façon catégorique que « la préservation des droits et libertés fondamentaux tant des usagers de crack que des riverains repose avant tout sur la mise en œuvre d’une politique de réduction des risques et des dommages à destination des usagers de crack en situation d’exclusion et consommant dans l’espace public » (p. 6).
De son point de vue, cette politique joue « un rôle primordial » tant dans « la protection de la santé des usagers de crack » que dans « la liberté d’aller et venir » des riverains. Cette prise de position contribue non seulement à renforcer la légitimité de la RdR, mais aussi à désamorcer le conflit entre les protagonistes de la scène du crack : d’un côté, les consommateurs et consommatrices « précaires », de l’autre, les riverains « excédés ». La difficulté de l’exercice est patente. Claire Hédon sait que la RdR n’a pas « pour ambition première la sécurisation de l’espace public » attendue, mais qu’elle y contribue, même si elle est accusée par nombre de collectifs antidrogues de favoriser la consommation et les violences. La Défenseure a donc tout le mérite de proposer une conciliation nécessaire dans un partage du territoire où les intérêts sont souvent divergents et les camps, très inégaux.
Déjouer les dérives liberticides
La seconde contribution majeure de ce document réside dans les propos quasi révolutionnaires au sujet de la tension entre les libertés individuelles et les impératifs d’ordre public, un dilemme récurrent. Ainsi, Claire Hédon décrit explicitement le déni fondamental de liberté contenu en germe dans une sacralisation du droit d’aller et venir revendiqué par les riverains qui ne pourrait « avoir pour corollaire une obligation de garantir un environnement évitant tout sentiment, bien ou mal fondé, d’insécurité dans l’espace public ». L’État serait, dans ces circonstances, contraint « d’encadrer strictement les relations interindividuelles de manière à empêcher l’ensemble des comportements susceptibles de choquer, d’inquiéter ou de heurter certaines personnes ». Une telle stratégie imposerait en effet de la part de l’État un contrôle abusif des comportements individuels, mais pourrait aussi être source de fortes discriminations conduisant « à restreindre les libertés de groupes minoritaires jugés déviants par la majorité de la population ». Le principe et la vocation première des droits et libertés fondamentaux seraient alors bouleversés. Ainsi, conclut la Défenseure : « loin de protéger la sphère d’autonomie de l’individu, ils deviendraient le vecteur d’un accroissement et d’un approfondissement des pouvoirs de police à des fins notamment préventives et d’une rupture de l’exigence d’une protection égale des libertés » (p. 8).
Le dilemme du droit à l’usage
Claire Hédon apparaît cependant tiraillée par les contradictions inhérentes à notre politique de drogues. Elle ne s’aventure pas sur le terrain glissant du droit à consommer4. Son exposé semble fondé sur le postulat que l’accès au soin constitue l’unique chemin vers le « droit » et la « liberté » des usagers de la scène, restant ainsi à distance d’un enjeu central de la RdR. Aucune mention n’est faite, par exemple, des fondements du Code pénal qui entravent et affaiblissent les politiques de soin en question.
Pourtant, de nombreuses organisations engagées dans la protection des droits humains s’expriment sur ce sujet depuis quelques années, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Les mesures punitives à l’égard des usagers sont alors décriées non seulement comme étant inefficaces pour dissuader la consommation, mais également nocives pour la santé et la dignité de ces personnes.
En août 2023, par exemple, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a soutenu que les approches répressives des drogues nuisent à l’accès aux soins et favorisent des pratiques discriminatoires5. Appuyée sur les travaux scientifiques et sur l’analyse d’expériences comme celle du Portugal, cette instance recommandait aux États de mettre fin à la« guerre aux drogues », en dépénalisant l’usage. Dans ce sillage, le Collectif national pour une nouvelle politique de drogues (CNPD) déclara qu’en « maintenant les consommateurs et consommatrices dans l’illégalité, la loi pénale actuelle constitue un frein majeur pour la prévention des addictions, pour l’accès aux soins de manière générale et en urgence en cas de surdose, ainsi que pour la réduction des risques infectieux (VIH et hépatites notamment) »6.
Des atteintes aux droits fondamentaux passées sous silence
La Défenseure des droits apparaît aussi prise en étau par les limites diplomatiques de son exercice. Ses prises de positions humanistes pour l’accès au « soin » ne vont pas jusqu’à dénoncer les violations répétées des droits humains infligées dans le cadre de la gestion sécuritaire de la scène. De nombreux collectifs ont pourtant mis en cause certains dispositifs policiers à Forceval, facteurs de violences et de dérapages arbitraires7. Cette scène, fruit d’une stratégie de contention, a été le théâtre de nombreux incidents tragiques impliquant la dignité des personnes, certaines y ayant laissé la vie8. Pour sans doute éviter de nouvelles polémiques avec les syndicats de police et d’autres sphères de l’État9, la Défenseure reprend les termes de la cour administrative d’appel de Paris pour signifier que la décision préfectorale de déplacement des usagers vers le square « était adaptée à l’objectif de préservation de l’ordre public » (p. 4). Elle ne dit rien ni des réalités concrètes qui recouvrent cette action, ni de ses conséquences délétères en matière de droits humains pour les usagers, exposés à de nombreuses discriminations d’ordre social et racial liées, entre autres, à la composition post-coloniale de cette population (cf. encadré). Il semble également étonnant, dans ce cadre, que la Défenseure se limite à recommander à la Préfecture de police « de mettre en place des canaux d’échanges […] entre les forces de l’ordre et les opérateurs des dispositifs sociaux et médicosociaux » afin de « faciliter la prise en charge sociale et médicosociale des usagers lors des interventions des forces de l’ordre » (p. 2).
Le grand absent du dossier reste la communauté elle-même, celle des personnes concernées, condamnées au rôle de cibles ou de victimes sans jamais être considérées comme légitimes à exprimer une opinion collective10. Cette absence fait hélas trop souvent le lit de nombreuses mesures coercitives contre les usagers11, comme en témoignent les arrêtés préfectoraux successifs interdisant les « regroupements des personnes sous l’emprise de crack ou en manque de ce produit stupéfiant dans le Nord-Est de Paris et dans une partie de la Seine-Saint-Denis »12.
La présence de nombreuses personnes racisées sur la scène du crack apparaît comme une évidence et comme un fait de société, historiquement daté, qui mérite sans doute le renfort de travaux scientifiques renouvelés. La difficulté spécifiquement française d’appréhender cette composante classique de la répression des stupéfiants est connue des chercheurs.
En matière de drogues, la politique française est « colorblind », aveugle aux couleurs, une approche dénoncée par Michelle Alexander dans son célèbre ouvrage (Michelle Alexander, the New Jim Crow, The New Press, 2010, [trad. française] La couleur de la justice, Syllepse, 2018). Paradoxalement, dans le cas du crack à Paris, ce vide « colorblind » est comblé par divers commentateurs connus pour leur hostilité à l’immigration en général et aux descendants d’immigrés d’origine africaine en particulier. Rappelons à cet égard les nombreuses déclarations « afrophobes » d’Éric Zemmour. Lors de la visite fort médiatisée du candidat à la présidentielle au campement de la Porte de la Villette, en mai 2022, il affirme : « Je ne vois pas des gens malades, moi. Je vois des gens qui pourrissent la vie des Français et du quartier ! […] Voilà ce que sera la France partout dans dix ou quinze ans ! L’avenir de la France, c’est ça. Il y aura partout des enclaves étrangères avec des murs partout pour se protéger. » (Nouvel observateur, 25/03/2022).
Ces propos viennent compléter une déclaration lapidaire de mai 2021 sur CNews : « les trafiquants [de crack] sont issus de l’immigration. En l’occurrence, ce sont des Sénégalais. » (Jeuneafrique.com, 19/04/2021.) Des propos semblables ont été tenus par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur. Afin de régler le problème du crack à Paris, ce dernier a déclaré vouloir se « rendre en Afrique de l’Ouest pour avoir un dialogue franc avec les pays concernés » – une déclaration qui a suscité un embarras diplomatique, d’autant que les propos de Zemmour avaient déjà été critiqués par voie d’ambassade. En mars 2022, le Sénégal s’était insurgé contre des paroles « d’un racisme primaire incontestable, relevant d’une stigmatisation injurieuse » contre sa communauté dans l’Hexagone (France Info, 28/03/2022). Comme l’exprime un groupe d’experts mandaté par l’ONU : « La guerre mondiale contre la drogue a visé de manière disproportionnée les personnes d’ascendance africaine et ignoré les coûts énormes pour la dignité, l’humanité et la liberté des individus. » (Nations unies
Info, 14/03/2019.)
Sortir de l’impasse
La revendication sécuritaire des riverains du square Forceval, ainsi que les atteintes à la santé des usagers, s’inscrivent dans une longue histoire de répression et de marginalisation de ces derniers à Paris. Depuis plusieurs années, on les déplace autoritairement en violant nombre de leurs droits fondamentaux. C’est l’histoire de la scène du crack, un long calvaire exposé avec précision dans le document de la Défenseure qui se termine dans un parc à la Porte de la Villette, coincé entre le périphérique et un tunnel bouché sur ordre des autorités.
Dans cet horizon complexe, alors que la décision souligne les défaillances structurelles des dispositifs d’accompagnement des usagers de crack, exhortant les autorités compétentes à prendre leurs responsabilités, la Défenseure ne va finalement pas beaucoup plus loin que « recommander » à l’Agence régionale de santé « d’expertiser la possibilité d’ouvrir une Halte soins addictions » dans l’espace de repos de la Porte de la Chapelle et « de réévaluer les possibilités de réouverture des [4] postes d’inhalation » dans la HSA déjà existante (p. 2). Si ces recommandations sont certes bienvenues, on demeure bien en deçà des enjeux du dossier, des aspirations de la RdR et des besoins réels du territoire parisien à ce sujet. a décision de Claire Hédon n’en reste pas moins porteuse d’enseignements qui révèlent tous les paradoxes de notre politique de drogues, l’équilibre fragile entre ses protagonistes et les multiples défis à relever. Par ricochet, elle met en lumière l’importance de faire avancer ce débat et les fondements juridiques qui l’entravent.
En tant que Défenseure des droits, Claire Hédon serait dans son rôle en proposant une avancée sur ce terrain. Sa fonction lui impose de s’assurer que les lois, les décrets ou encore les circulaires soient en accord avec les droits fondamentaux qu’elle se doit de protéger. Il lui revient aussi de recommander la modification des textes législatifs et réglementaires qui portent atteinte aux personnes et à leur dignité, luttant par là contre l’exclusion, les discriminations et pour l’accès égalitaire aux droits humains. Mme la Défenseure des droits, en matière de drogues, ne serait-il pas temps que le « mur de la honte » change de camp ?
Remerciements à Florent Schmitt, doctorant en sociologie à l’université Lumière Lyon-2
- « Un dispositif unique de protection des droits et des libertés », Défenseur des droits, 6 p. ↩︎
- Le Défenseur des droits dénonce les contrôles « au faciès », Le Monde, 20/01/2017. ↩︎
- « Les pouvoirs publics doivent arrêter de nier l’existence des contrôles discriminatoires », Dépêche AEF, 13/10/2023. ↩︎
- La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), autre organisme de lutte contre les discriminations en France, s’est autosaisie de ce sujet, affirmant en 2016 qu’un « usager de drogues est et demeure un citoyen qui doit pouvoir bénéficier de la reconnaissance de tous ses droits ». ↩︎
- Enjeux en matière de droits de l’homme de la mobilisation et de la lutte contre le problème mondial de la drogue sous tous ses aspects », Rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 15/09/2023 ↩︎
- « La répression en France, un chaos sanitaire et social », Tribune, Médiapart, 26/11/2023. ↩︎
- Notamment relatives à un usage de la force parfois non nécessaire et disproportionné. Cf. « Scène ouverte du crack : éradiquer ou intégrer ? », Tribune, Le Club de Médiapart, 23/06/2022. ↩︎
- Lettre ouverte à François Braun, ministre de la Santé et de la Prévention, sur la gestion du crack à la Porte de la Villette », Groupe Écologiste de Paris, 21/07/2022 ↩︎
- « La Défenseure des droits a franchi les limites de l’imbécillité : Macron s’insurge en privé contre les zones sans contrôle d’identité », Valeurs actuelles, 16/02/2021. ↩︎
- « Le collectif AGORA : faire émerger une parole collective des usager.es de crack », Psychotropes, 2023, vol. 29, pp. 55-77. ↩︎
- Pierre Auriel, « Faut-il enfermer les fumeurs de crack ? », La vie des idées, 12/10/2021. ↩︎
- « Crack à Paris : des associations agissent en justice pour mettre fin à la répression arbitraire des consommateurs », Fédération Addiction, 14/03/2024. ↩︎