« Héroïne, la défaite de Verdun », questions à Alain Morvan

L’héroïne représente 35 % des saisies de drogue dans la Meuse, contre 5 % au niveau national, nous apprend le documentaire d’Alain Morvan, «Héroïne : la défaite de Verdun». Rencontre avec le réalisateur de ce drame silencieux, mais emblématique d’une France «archipelisée».

Alain Morvan est journaliste et réalisateur de documentaires. Originaire de Bretagne, il a longtemps travaillé pour la presse quotidienne régionale dans l’Est de la France. Après un premier documentaire, Irresponsables (Nomades, France TV, 2023), consacré à la notion de responsabilité pénale des personnes souffrant de troubles psychiatriques, il vient de réaliser un film sur les consommations d’héroïne et la montée de la violence entre trafiquants à Verdun. Le grand mérite de ce travail, aux antipodes du sensationnalisme propre à ce type de sujet, est d’attirer l’attention sur cette France des villes moyennes et des campagnes où continuent de sévir usages et trafics d’héroïne dont Verdun est emblématique.

En 52 minutes, le documentaire, qui nous entraîne à la faveur de longs travelings sur les territoires de l’héroïne, dresse un état des lieux de la situation au gré des rencontres avec les protagonistes – usagers, travailleurs sociaux, sociologues, médecins, magistrats – d’un drame trop méconnu. Celui d’une France périphérique, paupérisée dont les consommations d’héroïne pourraient constituer une des manifestations de la souffrance. Le documentaire, diffusé le 4 avril dernier, reste disponible en streaming sur la plateforme du service public.

Swaps : En quoi la ville de Verdun est-elle emblématique de la crise que connaissent certains territoires en France ?

Alain Morvan : Verdun est à l’image de nombreux territoires périurbains et ruraux en France : au-delà de l’image internationale de capitale touristique de la Grande Guerre, c’est une ville en transition. On peut y constater la coexistence entre deux mondes en quelque sorte : une population qui a une vie normale dans un chef-lieu de département, entre classe moyenne inférieure et petite bourgeoisie locale et une autre qui est très paupérisée. On voit le contraste dans le centre-ville entre les quais et la ville haute et des artères passées aux mains des marchands de sommeil. À première vue, c’est une ville coquette, agréable. Quand on y regarde de plus près, ce n’est pas le cas. Quand ils peuvent partir, les jeunes ne restent pas.

Swaps : Vous expliquez que l’héroïne est présente dans la Meuse depuis les années 1980 et qu’elle se transmet pour ainsi dire de génération en génération. Pourquoi dans ces conditions revenir sur cette question ? Qu’est-ce qui a changé depuis quelques années en termes de consommation et de trafics ?

Alain Morvan : Ce qui m’a intéressé, c’est de faire le point sur un sujet qui passe en réalité sous les radars depuis longtemps. Ces dernières années, c’est la montée de la violence associée aux trafics qui est intéressante à décrypter. La consommation, elle, est très importante : la preuve ? Les bandes de Metz, Nancy, Reims et Paris se battent pour le marché. Comme le dit la procureure de la République de Verdun, le système des usagers-revendeurs ne suffisait plus pour alimenter le marché. Dans les structures de désintoxication, on retrouve désormais les enfants des premiers consommateurs. Les médecins sont pessimistes : ils n’arrivent pas à sortir leurs patients de leur addiction. Comme le produit est très accessible en prix et en disponibilité à Verdun, le cercle vicieux qui est enclenché leur semble inexorable.

Swaps : Ce qui est frappant dans le documentaire, c’est ce que l’on pourrait qualifier de dérives à l’américaine. Déplacement des usages et des trafics dans les quartiers en voie d’abandon de la ville-centre, implantation des gangs et de la violence sur fond de désindustrialisation. On pense inévitablement à la crise des opioïdes. Qu’en est-il selon vous ?

Alain Morvan : Il y a quelques années, les cités étaient les lieux de revente. Puis la police a mis la pression sur le Pré-l’Évêque, la Cité Verte et d’autres. Le trafic s’est alors développé en centre-ville, dans quelques rues, dans des maisons squattées ou aux mains des marchands de sommeil. Des gens sous tutelle, des consommateurs de drogue, ont vu leurs appartements devenir des lieux de revente. On les appelle les bendos. L’expression vient de la Rust Belt américaine et ses « a(bando)ned house ». Bando est devenu bendo, dans la culture urbaine et le rap. Dans ceux de Verdun, 80 consommateurs viennent se fournir chaque jour en héroïne, en cocaïne, en crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. C’est la supérette de quartier pour les consommateurs.

Swaps : Votre travail met en lumière les carences importantes de la réponse sanitaire à l’addiction à l’héroïne et le manque cruel de moyens en la matière. Comment expliquer cette faiblesse et que faudrait-il faire ?

Alain Morvan : Dans le film, je donne la parole à tous les acteurs du soin. Médecins, éducateurs, travailleurs de rue… sont très pessimistes. Ils demandent des lits en addictologie, des lieux de postcure en Meuse, une mobilisation plus large pour changer le cours des choses, mais ils ne sont pas écoutés. Un expert de la drogue en Lorraine, Yvon Schléret, avait qualifié « d’épidémie oubliée » ce phénomène en Meuse.

Swaps : Vous montrez bien que cette réalité dépasse largement le cadre de la réponse sanitaire et touche aussi toute la chaîne pénale. Qu’en disent les acteurs de l’application de la loi ?

Alain Morvan : Ils constatent la présence du produit, des armes automatiques dans les mains de mineurs de 16 ans, des règlements de comptes, des tentatives d’enlèvement. Ces dernières années, les procès en matière de stups atteignent 25 à 30 prévenus devant le tribunal judiciaire. Du jamais-vu ici à Verdun et un indice de l’aggravation du phénomène. La justice et la police font ce qu’elles peuvent, entre démantèlement de points de deal avec l’appui du RAID et enquêtes au long cours, mais les bandes réinstallent des points de vente et des trafics très vite.

Swaps : Que pensent les habitants de Verdun de l’évolution de leur ville ? Sont-ils affectés par la situation que vous décrivez ?

Alain Morvan : Les gens dans la rue constatent l’omniprésence des stupéfiants dans la ville au quotidien. Lorsque l’on a tourné le documentaire en juin-juillet 2023 un voisin de table au restaurant a interrompu notre discussion, en disant : « Moi, je travaille à l’hôpital, et nous-mêmes, on appelle Verdun Stups-City. C’est notre réalité depuis vingt ans ou trente ans ».

Swaps : Dans le dernier plan, une femme, qui a tout perdu, filmée de dos, part sur un chemin désert de la campagne environnant Verdun. On a l’impression que vous avez voulu signifier qu’en dépit de sa situation tragique, sa solitude, l’avenir reste malgré tout ouvert ?

Alain Morvan : Neuf mois après le tournage, elle est sevrée de l’héroïne et de la cocaïne. Elle est en passe de retrouver un logement et la garde de ses enfants. Elle était avec nous à l’avant-première à Metz. On a tous partagé son bonheur.

Swaps : Au-delà de la diffusion du documentaire sur France Télévisions, vous avez exprimé le souhait que les acteurs de la réduction des risques et du soin s’en emparent afin de relancer le débat sur le système de prise en charge des personnes usagères en France. Comment peut-on se le procurer ?

Alain Morvan : Il est accessible sur le replay de France Télévisions et auprès de mon producteur Nomades, à Metz.