Londres : une réponse communautaire à réinventer ?

La spécificité du système de santé anglais a donné lieu à la création d’une réponse communautaire exemplaire, quand le chemsex est apparu au milieu des années 2000. Le terme « chemsex » lui-même est né à Londres, par la saillie du militant gay David Stuart, bénévole puis salarié de London Friend. Décédé en 2022, il est à l’origine de la réponse fournie par la célèbre clinique 56 Dean Street de Soho, une inspiration pour tous les acteurs rencontrés à Londres.

Le directeur de London Friend, Monty Moncrieff, nous reçoit dans une salle de consultation au sous-sol. À quelques minutes de Kings Cross, dans cette rue aux façades colorées du quartier d’Islington, l’association communautaire reste discrète. Même si une plaque indique qu’ici réside la plus vieille association LGBTQ+ du Royaume-Uni, « apportant un soutien essentiel à la communauté » depuis 1972.

Monty Montcrieff,London Friend

En première ligne

London Friend qui a fêté ses cinquante ans en 2022, prenait déjà en charge la consommation d’alcool et de drogues via son programme Antidote (5 salariés). Mais, « vers 2008-2009, nous avons commencé à voir davantage de personnes consommer de la méthamphétamine, du GHB ou du GBL, ainsi que de la méphédrone, une cathinone alors légale, explique Monty Moncrieff. Elles nous disaient consommer ces drogues, ensemble, dans un contexte sexuel, dans des soirées à trois ou plus. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à réaliser que quelque chose était en train de changer. Et ce fut un changement radical. »

Monty estime que « London Friend a probablement été la première organisation au Royaume-Uni à constater le phénomène, car une masse critique de personnes de la communauté LGBT racontait la même chose. Ce problème n’a pas été pris en compte par les services de traitement de l’addiction, les personnes LGBT se heurtant souvent à des obstacles lorsqu’elles tentent d’accéder aux services de santé traditionnels ».

En Angleterre, les centres de santé sexuelle sont financés par le National Health Service (NHS, la Sécurité sociale britannique), ils sont d’accès libre et leurs coûts sont facturés aux autorités locales. Les services d’addictologie dépendent quant à eux des autorités locales et les usagers doivent se rendre dans un service de leur arrondissement de résidence. De fait, les gays sont familiers des centres de santé sexuelle, où ils ont l’habitude de se rendre pour le dépistage et le traitement des ISTIST Infections sexuellement transmissibles.  Monty Moncrieff explique : « Nous avons lancé la première clinique de chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. dans un centre de santé sexuelle en partenariat avec 56 Dean Street il y a environ douze ans avec David Stuart, qui a d’abord été bénévole puis membre du personnel d’Antidote avant de rejoindre 56 Dean Street. Depuis, nous avons travaillé avec de nombreux centres de différentes manières. Certains veulent une permanence hebdomadaire ; d’autres préfèrent être formés et mettre en place leurs propres services ».

Extension d’Antidote

London Friend s’occupe de la santé mentale de la communauté depuis plus de cinquante ans, via un support offert par les membres de son équipe ou les pairs – une centaine de volontaires, dont 25 pour Antidote. Plusieurs drops-in (le lundi pour Antidote) permet à quiconque de passer la porte, de discuter avec un pair, de prévoir un rendez-vous avec un professionnel. Plusieurs groupes – pour les jeunes, les trans et non binaires, les LGBT plus âgés – des activités comme l’écriture ou les arts plastiques, rassemblent les personnes isolées. Améliorer leur bien-être grâce aux contacts sociaux est le credo de l’association. « Ce que nous faisons ici, c’est du travail psychosocial. Ce n’est pas médical, nous ne prescrivons pas. Mais nous relions les gens aux services qui pourraient les aider ».

Comme d’autres associations communautaires, London Friend voit les chemsexeurs pour lesquels la pratique est devenue problématique. « Ils ont fait une overdose, ils ont oublié ce qu’il s’est passé, ils ont été agressés, ils ont été diagnostiqués au VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. Les choses deviennent difficiles à gérer, au travail, avec leur entourage, avec l’argent, le week-end déborde sur la semaine… Il faut qu’ils opèrent un changement. Nous essayons d’encourager les gens à nous parler le plus tôt possible. Mais en général, ceux qui nous contactent ont déjà un problème. » Alors, Monty Moncrieff et son équipe font un bilan sur les consommations et les objectifs – l’arrêt ? le contrôle ? – de manière à élaborer un programme de « soins ».

Des réponses holistiques

London Friend propose des consultations en face à face, mais aussi des groupes de parole thématiques, comme ChemCheck, un programme de six semaines destiné aux personnes qui envisagent de changer leurs pratiques. « Par des techniques d’entretien motivationnel, nous aidons les gens à comprendre les drogues, nous apportons des éléments de réduction des risques. Nous les aidons également à réfléchir à ce que cela signifie d’arrêter ou réduire les consommations, dans l’objectif de maintenir le changement et de prévenir les rechutes ».

Un autre groupe plus thérapeutique, Swat, est plus spécifiquement destiné aux personnes qui ont atteint leurs objectifs, ou qui n’ont pas consommé pendant la durée du programme. London Friend a revu son programme Swap (Structured Weekend Antidote Programme), qui a dû s’arrêter pendant le CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. et va bientôt proposer un programme de 12 week-ends, avec les mêmes principes d’échange autour de l’identité, de l’estime de soi, des relations, du sexe « sobre », etc. Par ailleurs, une fois par mois, les « clients » du programme Antidote peuvent passer au local pour un dépistage gratuit des IST, sans rendez-vous.

« Très souvent, lorsque le chemsex devient un problème, il y a un sentiment de manque d’estime de soi, une difficulté à reconnaître son identité d’homme gay ou bisexuel, de l’anxiété concernant les relations et l’intimité. Il se peut qu’ils se sentent exclus et le chemsex apparaît comme un moyen de se connecter avec d’autres hommes. Une sorte de travail thérapeutique peut s’effectuer pour aider les gens à comprendre qui ils sont et à se connecter aux autres », constate Monty. De fait, si la recette paraît éprouvée, elle remet sur le devant de la scène quelques problématiques : le besoin de proposer une réponse « holistique », autour du traitement de l’addiction mais aussi de la santé sexuelle et de la santé mentale, dans une approche de non-jugement bienveillante. Et aussi la nécessité pour la communauté de « revoir sa narration », comme l’indique Monty : « C’est très intéressant de parler aux gens de leurs besoins. Beaucoup nous disent : “eh bien, j’aimerais une relation, un petit ami stable. Mais à Londres, personne ne veut ça. Tout le monde veut du sexe et tout le monde utilise les applications.” Si nous pouvions remettre en question ce récit, changer cette perception… »

Une réponse institutionnelle inégale

Outre la complexité du système de santé britannique et l’impossibilité pour les patients de choisir leur centre de soins, la réponse à la problématique du chemsex est restée minimaliste. Certes, un édito du British Medical Journal de 2015 indiquait1 : « la lutte contre les morbidités liées au chemsex devrait être une priorité de santé publique ». Et la stratégie décennale de lutte contre la drogue comporte une action concernant le chemsex, avec un soutien au niveau gouvernemental des services d’addicto et des centres de santé sexuelle, encouragés à travailler ensemble. Mais c’est long, tempère Monty : « Il y a dix ans, nous avons publié un guide financé par le gouvernement sur la manière dont les services d’addicto pourraient mieux fonctionner avec les personnes LGBT. Mais il n’y a pas de suivi de ces actions… »

London Friend a collaboré avec ADFAM, l’organisme national qui cherche à améliorer la vie des familles touchées par la drogue ou l’alcool. Un guide ressource pour les familles, les amis et les partenaires des personnes LGBT consommant de l’alcool, des drogues ou pratiquant le chemsex a été édité en 2017. London Friend travaille aussi en étroite collaboration avec la police métropolitaine et son projet Sagamore. « La police métropolitaine et le service de probation travaillent en partenariat pour lutter contre le chemsex. Une partie du programme concerne le trafic, les chaînes d’approvisionnement, nous sommes impliqués pour aider les services de police et de justice à comprendre les besoins de traitement et de soutien des personnes ».

Du côté sombre, London Friend est ainsi en lien avec un référent chemsex du service de probation, pour réfléchir à un programme de soutien et de réinsertion. « Plus de 450 hommes à Londres sont reconnus coupables d’un délit dans un contexte de chemsex (du vol au viol, en passant par les agressions sexuelles voire le meurtre). Certains se voient infliger des peines communautaires ou vont en prison. Parce que les services traditionnels en matière de toxicomanie ou de réinsertion ne sont pas adaptés, nous travaillons sur un projet pilote financé par le ministère de la Justice, pour développer un soutien individuel et de groupe pour les hommes reconnus coupables de délits en lien avec le chemsex ». Une situation inédite pour Monty, qui n’a jamais vu en vingt ans, autant de gays poursuivis et condamnés pour leur usage de drogues. « Le chemsex a complètement changé notre façon de travailler, indique-t-il. Les choses sont beaucoup plus complexes, les besoins en santé mentale, en particulier avec les risques de psychose liés à l’usage de méthamphétamine, sont nouveaux. Les risques d’overdose et de dépendance au G n’existaient pas avec les drogues que nos communautés utilisaient auparavant. L’injection était tellement taboue… » Le combat n’est pas fini et le besoin de réponse communautaire est au coeur de la réponse, selon Monty Moncrieff. « Le travail que nous faisons au niveau individuel ou en groupe est incroyablement puissant, en particulier le travail de groupe qui permet de recréer des liens et le travail de groupe thérapeutique, qui amène dans un endroit plus émotionnel. Il y a beaucoup de à faire à ce niveau : tout le monde ne recherche pas uniquement du sexe, mais des relations avec plus de sens. »

London Friend : 86 Caledonian Rd, Londres N19DN

En 2023, 372 personnes ont eu recours au service Antidote de London Friend, la plupart pour des problèmes liés au chemsex.
Antidote peut être contactée par téléphone pour discuter de sujets en lien avec l’usage de drogues ou d’alcool, de 10 à 18 heures du lundi au vendredi. antidote@londonfriend.org.uk, https://www.facebook.com/londonfriend

Autres programmes londoniens
Des programmes en 12 étapes sont proposés à Londres, souvent à l’initiative des « pairs » : on trouve ainsi des groupes Crystal Meth Anonymous, conçus sur le modèle des Narcotiques anonymes ou encore un « LGBT Smart Recovery Group ».
Un nouveau programme Controlling Chemsex offre une série éducative en ligne de 8 semaines, conçue pour éclairer et soutenir les personnes pratiquant le chemsex. « L’objectif est d’atteindre à la fois ceux qui ont demandé de l’aide et ceux qui n’ont pas encore réalisé qu’ils pourraient en bénéficier », disent les concepteurs de ce cours, accessible en « replay ».

  1. BMJ 2015;351:h5790 ↩︎