Barcelone : la communauté gay au service de la communauté

À Barcelone, l’association de lutte contre le sida Stop a adapté ses services au chemsex au fur et à mesure qu’il s’implantait, avec un dispositif d’approche communautaire, ChemSex Support. Gérard Funés et Georges Azzi, deux activistes qui s’y consacrent, nous expliquent comment il s’est constitué et ce qu’il propose.

La capitale catalane est une destination prisée des gays du monde entier, en particulier en été où ont lieu d’importants événements festifs. Dès le début des années 2010, des pratiques qui peuvent relever du chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. y ont été identifiées. Selon Gérard Funés, l’un des membres de la commission Chemsex de l’association Stop, les deux principaux vecteurs de son installation ont été le tourisme, et des travailleurs du sexe (TDS) mobiles, qui ont importé des pratiques qu’ils ont partagées localement. « Ces deux phénomènes se nourrissent l’un l’autre », explique Gérard, lui-même TDS, qui a rejoint l’association en 2019, après en avoir été bénéficiaire. Ainsi, c’est petit à petit que les pratiques habituelles du chemsex se sont mélangées aux usages de consommation de produits jusqu’alors essentiellement festifs.

Stop sida Barcelone
L’équipe de Stop : à gauche, Gérard Funés, au centre, Georges Azzi, © Stop

Un mot, des réalités

Vers 2015, la méthamphétamine, les cathinones et le GBL ont été repérés. Leurs consommateurs ont commencé à éprouver des problèmes et se sont tournés vers les associations. Stop a alors monté un service d’aide psychologique pour les chemsexeurs, au départ sans aide publique. En 2019, le chemsex a été reconnu comme un enjeu de santé publique par les autorités locales. Quant au terme lui-même, le repérage de son apparition à Barcelone est plus incertain, même si le dispositif d’aide de Stop s’appelle… ChemSex Support. Pas sûr que les « chemsexeurs » se soient appropriés le terme. Georges Azzi, membre de la commission Chemsex de Stop depuis deux ans, confirme : « sur les applis, les usagers utilisent le terme chems – “tu prends des chems ?”. Le terme chemsex est surtout employé par les professionnels, ce n’est pas un mot courant. »

Les journalistes ont pu contribuer à identifier le chemsex, en faisant un usage stigmatisant du terme, non sans imprécisions. « Les médias utilisent une construction qui ne correspond pas à la réalité, explique Gérard avec un brin d’ironie. Ils parlent par exemple de “participer à du chemsex”, comme si cela était un type de soirée, ils confondent avec orgie1 ! Pour nous, c’est un phénomène, pour eux c’est le lieu où ça se passe. Quand un journaliste mentionne le fait de “faire du chemsex”, on comprend qu’il ne sait pas trop de quoi il parle. » Georges insiste aussi sur autre aspect, pour mieux cerner ce que le chemsex recouvre : « ce n’est pas seulement l’usage de drogues pour améliorer et intensifier le plaisir dans un contexte sexuel, afin de le prolonger. Nous avons récemment précisé que le chemsex doit être consensuel. Mettre du GBL dans le verre de quelqu’un sans son accord, ce n’est plus du chemsex. » Gérard renchérit : « nous en avons débattu, car les médias ont commencé à utiliser le mot chemsex comme un synonyme de viol sous drogue, même parmi les hétéros. Nous avons ajouté le consentement dans la définition du chemsex pour le distinguer de tout cela. S’il y a de la violence, de l’agression, alors il n’y a pas de chemsex. » Pour les deux activistes, il est fondamental de rappeler cette différence entre soumission chimique et chemsex. En cela, ils s’alignent sur la nouvelle loi espagnole dite Solo si es si (seulement « oui » signifie « oui »), qui redéfinit strictement la notion de consentement.

Les produits, en constante évolution

À Barcelone, les produits utilisés évoluent parfois en raison de la mobilisation et de la mise en place de la réponse aux problèmes. Ainsi, la méthamphétamine se popularise vers les années 2017-18, puis son usage explose pendant les confinements. Gérard raconte : « Quand le CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. est arrivé, on a eu un gros problème de chemsex, qui a atteint son sommet en 2020. Chaque ville d’Espagne a eu son produit : à Valence, ça a été l’alpha [alpha-PHP, une cathinone à effets courts qui produit un fort craving] ; à Madrid et à Séville, la méphédrone. À Barcelone, la méthamphétamine. » À la sortie de la crise sanitaire, la situation sur la « meth » semble s’améliorer. « Nous avons vu une partie des usagers basculer vers d’autres produits, en particulier vers les cathinones. Une des théories que nous avons, c’est que face aux dommages et conséquences trop importantes avec le crystal, les usagers y ont renoncé pour d’autres produits. »

Pour autant, ce basculement (relatif) vers les cathinones n’a pas signifié la fin des problèmes, mais plutôt une évolution vers d’autres, moins identifiés. Le premier d’entre eux a été les variations des cathinones disponibles. En plus de la 4-MMC, la méphédrone originelle, se sont succédé, comme ailleurs en Europe, la 4-CMC, la 3-MMC, mais aussi l’alpha, la MDPV (appelée Monkey dust ici, comme à Berlin), etc. « Les gens se procurent des produits différents qu’ils appellent toujours méphédrone », constate Gérard – un peu comme en France, où toutes les cathinones sont désignées par « 3 ». « Ce que nous voyons, c’est qu’il y a des cathinones qui s’injectent, d’autres non. Il y a une différence entre l’alpha et la 3-MMC, la première est bien plus nocive pour les veines. » Ce qui a aussi des conséquences plus globales sur la santé, par exemple quand un usager n’ose pas aller chez son médecin ou faire des prélèvements parce que ses veines sont trop abîmées et qu’il a peur du jugement.

Cette diversification a aussi pour conséquence de rendre l’analyse de produits plus complexe, alors qu’elle n’est déjà pas très développée à Barcelone. « Le dispositif est devenu moins accessible, parce que les délais sont longs entre le dépôt du produit et les résultats, et parce qu’il faut céder de la drogue… » regrette Georges, qui évoque aussi un problème de collecte à distance empêchée par les autorités. Une discussion avec les pouvoirs publics a cependant permis la reprise de la collecte2.

La communauté en prise avec le terrain

Malgré ces freins, la prise en charge du chemsex semble donner des signes d’amélioration, « à moins que l’on n’arrive pas à atteindre les personnes en difficulté », modère Gérard. Effets de campagnes de prévention et d’information portées par les associations et les pouvoirs publics, mais aussi, fruit d’un travail communautaire intense, qui repose sur l’implication des chemsexeurs eux-mêmes.

À Stop, le programme ChemSex Support est porté par « des usagers ou d’anciens usagers. Nous sommes en contact avec ce qui se passe sur le terrain, nous sentons l’air du temps », avance Gérard. Georges poursuit : « Tous les membres de la commission Chemsex font partie de la communauté. Nous sommes les premiers à être au courant de l’apparition d’une nouvelle drogue, d’une nouvelle tendance. Par exemple, avec l’aide de la commission TDS, nous avons repéré un nouvel usage détourné d’un collyre, en substitution du crystal. Avec une pratique d’injection ! Nous avons transmis l’information à Energy Control, la structure qui réalise les analyses de produits, en vue de recherche et d’amélioration des connaissances. »3

La plupart des activités du ChemSex Support sont animées par des volontaires, recrutés chaque année parmi des chemsexeurs ou d’anciens chemsexeurs. Ils sont formés de façon très exigeante, pendant une période de deux mois, à raison de quatre heures par semaine. Ils doivent aussi participer à un week-end de formation et passer, à la fin de ce cycle, une sorte d’examen. « Au départ, les volontaires qui étaient sur le ChemSex Support étaient déjà dans Stop. Mais nous avons ouvert le recrutement aux chemsexeurs qui ont suivi notre programme », explique Gérard, qui précise que tous les candidats ne réussissent pas à obtenir l’agrément. Mais le principe est là : trouver les ressources au sein même de la communauté à qui les services s’adressent, construire avec eux une offre au plus près des besoins, enrichir les projets des expériences des uns et des autres.

En ville et en ligne

Les services de ChemSex Support se développent en ligne via le site Chemsex Infos qui propose des ressources de réductions des risques, une sorte de dictionnaire des produits, mais aussi un forum de discussion et un blog, pour informer et échanger en continu, dans une logique d’autosupport. Depuis 2015, le contenu s’est étoffé, avec de nombreuses archives qui restent accessibles. Il est aussi possible de poser des questions en ligne, auxquelles une équipe de volontaires répond.

En ville, c’est dans les locaux de Stop, situés dans un quartier fréquenté par la communauté LGBT, que sont proposées les activités et les prises en charge du ChemSex Support. Le programme s’appuie sur l’offre existante de Stop, adaptée aux chemsexeurs. Ainsi, outre les prestations de dépistage, de soin et de suivi, il y a un service d’aide au retour à l’emploi, élaboré sur le modèle de ce qui avait été fait par la commission des TDS trans, il y a quelques années. Les chemsexeurs très précarisés et sans logement (ils sont nombreux à Barcelone) peuvent aussi bénéficier d’une domiciliation qui leur permet d’obtenir des aides. Des ressources construites par d’autres parties des communautés LGBT sont ainsi transposables à de nouveaux enjeux.

Le programme ChemSex Support a été élaboré à partir du terrain : « tous les projets que nous avons développés sont fondés sur des besoins que nous avons identifiés, explique Georges. Un discours récurrent disait en substance : “je ne sais pas quoi faire ce week-end, je ne fais que me défoncer”. Alors, nous avons proposé des solutions aux usagers, afin qu’ils se rencontrent et se connectent autrement. Le chemsex peut être un gros facteur d’isolement. » Ainsi, des ateliers et des sorties sont proposés le weekend, pour remplacer le chemsex. « Il y a des randonnées du jogging, même de la Zumba ! » « Nous organisons aussi des ateliers autour de la sexualité pour aider les participants à redéfinir le sexe en dehors des chems. Nous proposons des ateliers BDSM. Nous savons que lors de l’arrêt ou la diminution de consommations de produits, il y a souvent moins de plaisir, parce qu’il y a moins d’intensité dans les relations sexuelles. Il s’agit de redécouvrir des pratiques qui peuvent être tout autant satisfaisantes.» D’autres ateliers de réduction des risques, des groupes ponctuels d’autosupport ou de thérapie, se déroulent avec une dizaine de participants et ont lieu à raison de deux par mois. « Chacun choisit ce qu’il veut faire », dit Gérard.

Succès et limites

Environ 150 chemsexeurs participent chaque année au programme ChemSex Support. « Cela a un peu diminué, constate Gérard, on ne sait pas pourquoi. Nous avons commencé tellement de choses, les activités, les groupes, l’accueil… peut-être tout cela finit par avoir un impact ! Notre hypothèse, c’est que les usagers se renforcent dans leurs pratiques de réduction des risques. Ils s’en sortent mieux et se retrouvent moins dans une situation où ils ont besoin d’avoir quelqu’un en face à face. L’autre hypothèse, moins optimiste, c’est que nous n’arrivons pas à toucher assez de monde. »

Pour les deux activistes, le résultat et la satisfaction sont au rendez-vous. Ils constatent qu’il y a une meilleure prise de conscience de la part des associations comme des services publics et il y a plus d’informations. Georges reste cependant prudent : « Nous n’avons aucun contrôle sur ce qui va arriver dans la communauté et comment les gens vont consommer. Chaque semaine, nous voyons sur les “chats” que nous animons la mention d’une nouvelle drogue. Mais le système de santé est maintenant mieux réparé. Nous savons comment gérer la situation. J’ai souvent emmené des personnes à l’hôpital del Mar, le principal hôpital ici, et j’ai vu comment ils et elles prennent en charge les problèmes. Pour moi, l’expérience de ce qui a été fait depuis quatre ans a changé la donne. »

Pour Gérard, le programme ChemSex Support a permis à des chemsexeurs qui étaient en forte situation de détresse, très isolés, désespérés, de trouver une issue et du sens, en s’investissant : « ils se sont emparés de ce que nous proposions, ils ont été formés, ils se sont engagés dans la communauté. Ils sont allés revendiquer auprès des pouvoirs publics, ils ont repris la parole pour eux-mêmes. Ils se sont politisés, ils ont défendu leurs positions. Ils se sont intéressés aux questions médicales et cela leur a été profitable, ainsi qu’à la communauté. Ce sont là des choses dont nous pouvons être fiers. »

  1. À Barcelone, on parle d’orgie, là où en France, on dit « touze » : il s’agit dans les deux
    cas d’événements à domicile qui réunissent plusieurs participants pour une activité sexuelle ↩︎
  2. L’analyse de produits est réalisée par une association nationale, appelée Energy Control ↩︎
  3. Cliquez ici pour accéder à une synthèse des recherches menées par Stop ↩︎

Les pouvoirs publics mobilisés
« La Generalitat (le gouvernement autonome) de Catalunya finance nos actions, puis le ministère de la Santé, et un peu la municipalité, explique Georges. En Espagne, le système de santé est très décentralisé, par région. La Catalogne est l’une des plus progressistes en la matière, c’est une chance. » Pour autant, « pour mettre des choses en place, il a fallu faire pression. Très souvent, les demandes étaient renvoyées d’un service à l’autre, des dispositifs consacrés au VIH à ceux consacrés aux addictions. Finalement, les choses se sont mises en place à partir de 2019 », rapporte Gérard. Les efforts des autorités ont été concentrés sur la formation des personnels soignants. « La démarche était principalement tournée vers l’abstinence, ce qui n’a pas été bien reçu dans la communauté LGBT. » À Barcelone comme ailleurs, souvent les publics qui pratiquent le chemsex ne veulent pas arrêter, ils veulent mieux gérer leur consommation. « Ce qui explique qu’ils n’aient pas trouvé leur place dans les services publics, trop tournés vers l’abstinence », analyse Gérard.
Les pouvoirs publics catalans ont aussi financé des recherches et de l’information. « Cela n’a pas été le cas partout ailleurs, raconte Georges. À Valence, le gouvernement régional avait financé une brochure de prévention, qui a dû être retirée sous la pression de l’extrême-droite. »