Amsterdam à l’avant-garde

Au nord d’Amsterdam, dans une ancienne école, puis un ancien squat aujourd’hui occupé par des associations de solidarité, Mainline dispose de locaux d’une belle hauteur sous plafond, envahis par des plantes quasi tropicales et de hautes armoires vitrées. Là, tout le matériel de RdR imaginable est à disposition, ou presque. Léon Knoops, qui travaille à Mainline depuis 2006, évoque les outils qu’il a contribué à élaborer pour prendre en charge la question du chemsex.

Association de réduction des risques créée en 1990, Mainline s’est occupée de la question des drogues à une époque où les injecteurs ignoraient tout des risques de transmission du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. par voie intraveineuse. Le travail d’information, de réduction des risques et de lutte contre les discriminations constitue le noyau dur de l’association, qui a croisé l’usage des drogues par les HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  dès les années 2000. Léon Knoops, se souvient : « En tant que gay et survivant du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. j’ai travaillé dans les clubs et les bars gay pendant des années. J’ai vu que les gays avaient des problèmes avec les drogues et l’alcool et qu’l se passait là plus de choses que ce que l’on pensait savoir. » En 2008, il participe à un premier travail de recherche « HSH, drogues et risques sexuels ». « J’ai réalisé 25 entretiens approfondis avec des hommes homosexuels à Amsterdam de 21 à 67 ans. Un homme sur cinq disait consommer des drogues, non plus dans les bars ou les clubs, mais pendant les rapports sexuels. C’est la première fois que j’ai entendu parler de chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. »

Cette recherche, inédite aux Pays-Bas, montre que les HSH consomment deux fois plus de drogues que les hommes hétérosexuels. Chez les 45 ans et plus et les séropositifs, c’est trois fois plus. « Nous avons également découvert que la communauté gay est à l’avant-garde en matière de nouvelles drogues, notamment le GHB. » En 2012, le crystal apparaît, à la faveur des voyages de certains (la légende mentionne les stewards de KLM, la compagnie aérienne) en Australie, aux États-Unis ou au Vietnam. « Nous avions commencé à former les professionnels dans les polycliniques, particulièrement ceux qui s’occupent du VIH et d’ST. C’est là que nous avons entendu parler de l’augmentation de l’usage de crystal meth. Mais à l’époque, le gramme coûtait 250 euros, ce qui le rendait accessible seulement aux plus riches », note Léon Knoops.

Construire des réponses

Il a l’idée d’une nouvelle recherche et mène 27 entretiens avec des usagers et d’anciens usagers1. «C’est la première fois que j’ai entendu parler d’injection de crystal et je crois que c’est le second rapport international qui l’évoque. » Cette étude parue en 2015 est soutenue par l’association Soa Aids Netherlands (cf. encadré). Elle est présentée dans une réunion à laquelle près de 150 professionnels assistent… «La conclusion, c’est qu’il n’y avait pas assez d’information, ni pour le groupe cible ni pour les professionnels. Il n’y avait pas d’expertise, et au départ, pas de coopération.»

La recherche et la formation soutenues par Soa Aids
Aux Pays-Bas, la prévention, la promotion et la protection de la santé dépendent des municipalités. Avec 26 centres de santé sexuelle répartis dans le pays, la préoccupation pour le chemsex peut varier d’une région à l’autre, selon Ronald Berends, qui travaille pour Soa Aids. Cette association, financée par l’Institut national de la santé publique et de l’environnement (RIVM) conseille les centres de santé sexuelle qui souhaitent aborder la question du chemsex. Soa Aids a élaboré un agenda de recherche pour dresser un état de lieux de l’existant et identifier ce qui manque pour améliorer l’offre de soins et développer des interventions en matière de prévention, réduction des risques et traitement. Dans un premier temps, une recherche sur l’usage de chemsex parmi les HSH sera menée afin d’avoir des données nationales plus récentes.
En 2018, une première étude montrait, selon Paul Zantkuijl, conseiller stratégique à Soa Aids, «qu’un tiers des personnes ayant répondu aux questions sur les drogues les utilisaient en contexte de chemsex». En lien avec le réseau des professionnels des centres de santé sexuelle du réseau national chemsex (Zuid-Holland Regional Chemsex Consultation), Soa Aids a développé un module en e-learning dédié aux professionnels de santé. Il aborde en deux heures : la définition du chemsex, ses raisons, le rôle du professionnel de santé, comment l’aborder, les produits consommés, mais aussi les questions du consentement, de la RdR, comment reconnaître une utilisation problématique et aider la personne à reprendre le contrôle.
L’association intervient aussi dans la scène gay : deux débats sur le chemsex ont été organisés dans des clubs, l’un en 2018 avec plus de cent participants et l’autre en 2023. Les scènes chemsex se déroulent dans un cadre privé et la convivialité gay évolue, avec la disparition des grands clubs identitaires, mais ce genre d’intervention permet d’entrer en contact avec les jeunes gays, parfois migrants, qui arrivent à Amsterdam. Espérant toucher également les proches, familles, amis, des chemsexeurs, Soa Aids tiendra des réunions prochainement à Maastricht et Rotterdam

Alors Mainline devient expert : « Nous avons fait plusieurs magazines avec de l’information sur les produits, la réduction des risques, etc. Et nous avons fait une brochure sur l’injection à moindres risques devant l’émergence du VHC autour de 2015-2016. » En 2016, Mainline organise des réunions pour les HSH et les bisexuels chemsexeurs d’une part et les anciens usagers d’autre part. « Nous avons toujours le groupe de parole pour les anciens usagers, dit Léon. Le mercredi, à 19 h 30, nous nous réunissons ici dans la “bibliothèque”. Une semaine, c’est en anglais, la semaine suivante en néerlandais. » L’association crée un site Internet d’information et de soutien pour les usagers et les travailleurs sociaux, qui permet aux premiers d’identifier les ressources en proximité, fait du monitoring sur les applications de drague, forme les professionnels de santé dans tout le pays à l’accueil des chemsexeurs, et est à l’initiative d’un réseau qui se réunit deux fois par an, l’Amsterdam Chemsex Consultation.

Les services proposés à Amsterdam
GGD
Le service de santé publique néerlandais (GGD) propose un accès universel, mais parfois spécialisé… Ainsi, le centre GGD d’Amsterdam offre une heure de soutien et conseil aux chemsexeurs, les mardis et jeudis soir entre 18h et 21h. On peut pousser la porte et parler aux pairs aidants, ou envoyer une question par mail à chemsex@ggd.amsterdam.nl.
Crystal meth Anonymous
Crystal meth Anonymous a été créé en 2018. Le groupe se réunit le samedi, et réunit d’anciens usagers, avec le modèle en 12 étapes des NA.

« Ce réseau est né après le premier Forum chemsex à Londres en 2016, avec David Stuart ». De quatre membres à l’origine, il met aujourd’hui en lien 22 organismes à Amsterdam, qui peuvent échanger informations sur les nouvelles tendances et surtout, coopérer2. Il permet d’identifier des professionnels d’un champ particulier, « par exemple un thérapeute qui prend en charge les traumatismes et qui connaît la chemsex, quelqu’un qui travaille à la police, à l’hôpital, au service de santé publique (GGD) qui sait ce qu’est le chemsex et n’aura pas de jugement de valeur », insiste Léon.

Paul Zantkuijl, conseiller stratégique à Soa Aids, note qu’un des problèmes de la réponse tient à l’organisation du système de santé : « Si vous allez au centre d’addicto Jellinek à Amsterdam, il n’y a pas de sexologue. Il faut adresser le patient ailleurs, ce n’est pas pratique. La réponse est fragmentée, maigre et il y a des listes d’attente – pour la PrEpPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. notamment. C’est la raison pour laquelle il est important que les acteurs échangent dans les réseaux. Parfois cela dépend juste d’une personne. »

Le CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. accélérateur de particules

À Amsterdam, comme à Bruxelles ou Paris, le Covid a tout amplifié. « Si l’on considère le groupe classique des injecteurs de drogues, nous parlons de 1 000 personnes dans l’ensemble des Pays-Bas aujourd’hui, contre 80 000 dans les années 1980. Mais si vous parlez de HSH, c’est bien plus que ça ! C’est devenu la norme, surtout après le Covid, précise Léon. La plupart de ceux qui demandent de l’aide aujourd’hui ont perdu le contrôle pendant cette période… » Du crystal, les usagers sont passés à d’autres produits, « toutes les poudres y passent, speed, cocaïne, MDMA, NPS, 3-MMC qui est très populaire ces jours-ci, même si elle est illégale ».

La dernière brochre, disponible à la commande en ligne

Populaire et dangereuse, car les effets de la 3-MMC durent moins longtemps et les gays recourent à de nombreuses injections à la suite. « Je vois aujourd’hui les mêmes problèmes que lorsque je travaillais dans les salles d’injection, constate Léon. Les gens n’ont plus de veines. » Un groupe WhatsApp a été créé qui permet d’entrer en contact avec lui ou les autres pairs aidants de l’association et de trouver une forme d’autosupport3. « C’est un travail difficile, admet Léon Knoops. Cela devient de plus en plus dur. Je suis inquiet de la banalisation de l’injection de drogues, et des problèmes du retour à une sexualité sans produits. C’est une forme de dépendance très lourde, car il ne s’agit pas seulement de la consommation de drogues, mais aussi de sexe. C’est un défi de construire une vie sexuelle sans drogue quand vous choisissez le chemsex pendant longtemps. » La dernière brochure de Mainline s’appelle Quitter le chemsex.

Après une dernière recherche en 2021 sur la progression du slam aux Pays-Bas4, Léon estime que tout le travail théorique a été fourni. Même s’il souhaiterait investiguer le sujet des violences sexuelles, du consentement, le dernier tabou selon lui. « Quand on est gay et que l’on entre dans cette culture, il y a des normes et des valeurs. La pression des pairs est forte, il faut faire partie d’un groupe… Mais se faire violer parce qu’on est sous influence ne peut pas faire partie des valeurs de la communauté gay. »

RdR sur place
Mainline est une association bas-seuil. Elle gère un programme d’échange de seringues entre 15 et 18h deux jours par semaine, où les usagers peuvent récupérer du matériel et toute l’information disponible. De temps en temps, les produits sont testés sur place. Selon Léon Knoops, après l’interdiction de la 3-MMC en septembre 2021, la qualité du produit s’est dégradée : 90 % des échantillons de 3-MMC testés ne contiennent pas seulement de la 3-MMC, mais une combinaison de 3 et 2-MMC et autres NPS.

La police à Amsterdam
La police néerlandaise dispose d’un département chargé des questions LGBT. De quoi faciliter les choses lorsqu’elle est appelée à intervenir lors d’une soirée chemsex, par les services de santé. Confrontée malgré tout à certaines scènes, la police a contacté Mainline en 2016 et a été formée à la gestion des chemsexeurs, mais aussi à celle des victimes de vols, de viols ou d’abus… « C’est bien de les avoir dans le réseau, indique Léon Knoops. La police a un point de vue complètement différent sur l’usage de drogues et le chemsex… » Aux Pays-Bas, la possession de drogues pour l’usage personnel est autorisée, dans la limite d’1 g.

  1. Tina and slamming: MSM, crystal meth and intravenous drug use in a sexual setting ↩︎
  2. Il comprend : Amsterdam Center for Sex Workers, Amsterdam UMC, Arkin/Jellinek, ARQ Centrum 45, Center for Sexual Health GGD Amsterdam, Choices, Club Church, COC, DC Klinieken Lairesse, Kaleidos, HVO-Quirido, Hiv Vereniging, Huisartsenpraktijk, Heijnen, NZ Sauna, Mainline, Menaswell, Sexual Health Practice Amsterdam, Queer & Sober, Pink in Blue, Sexology Expertise Center Haarlem, Soa Aids Nederland. ↩︎
  3. Son numéro de téléphone est disponible sur le site de Mainline dédié au soutien ↩︎
  4. Slamming in the Netherlands, non traduit ↩︎