Lorsque paraît l’article qui va suivre, son auteur David Nutt est professeur à l’université de Bristol, où il dirige le laboratoire de psychopharmacologie. Après un début de carrière brillant (à 31 ans, un de ses articles est publié dans la prestigieuse revue Nature), il se fait connaître de la communauté scientifique internationale en 2007. Il réalise alors une étude évaluant la dangerosité des stupéfiants en les comparant à des psychotropes légaux (alcool ou tabac) ainsi qu’à des médicaments1David Nutt, Leslie A. King, William Saulsbury et Colin Blakemore, «Development of a rational scale to assess the harm of drugs of potential misuse», The Lancet, 369-9566, 2007, p. 1047‑1053.. Les résultats présentés sont retentissants. Près de dix ans auparavant, le pharmacologue français Bernard Roques avait essuyé un scandale en proposant pour la première fois d’analyser tous les produits psychotropes, considérés comme des drogues ou non, à la demande de Bernard Kouchner, secrétaire d’État à la Santé2Bernard Roques, La Dangerosité des drogues, Rapport au Secrétariat d’État à la santé, Paris, Odile Jacob, 1999.. Les conclusions étaient en effet choquantes: le tabac et l’alcool se retrouvaient parmi les substances les plus dangereuses tandis que le cannabis ou le LSD apparaissaient dans le bas du tableau…
En 2007, David Nutt et son équipe parviennent à des résultats similaires, mettant notamment en évidence les faibles risques liés à la consommation d’ecstasy. Or, Nutt est depuis 1998 membre du Conseil consultatif sur l’abus de drogues (Advisory Council on the Misuse of Drugs, ACMD), un organisme public britannique à vocation consultative. Il estime devoir faire connaître au gouvernement les données scientifiques disponibles sur la dangerosité des psychotropes, en vue d’un assouplissement des politiques répressives. L’ACMD recommande donc au gouvernement de faire rétrograder l’ecstasy afin d’alléger les peines encourues en cas d’usage. Devant le refus du ministre de l’Intérieur Jacqui Smith, David Nutt décide de ne pas baisser les bras. Pour se faire entendre, il lui faut marquer les esprits et toucher le grand public.
En janvier 2009, il publie avec un humour tout anglais l’article qui le rendra célèbre: «L’équasy – une addiction sous-estimée pouvant influencer le débat actuel sur les dangers des drogues.»3David Nutt, «Equasy — An overlooked addiction with implications for the current debate on drug harms», Journal of Psychopharmacology, 23-1, 2009, p. 3‑5. Dans la presse populaire, il accuse le gouvernement d’avoir fermé les yeux sur les données scientifiques apportées par son équipe pour des raisons politiques4Alan Travis, «Government criticised over refusal to downgrade ecstasy», The Guardian, 11/02/2009.. En octobre, Nutt réaffirme ses positions contre la législation «absurde» et «obscène» à l’égard des stupéfiants dans le texte d’une de ses conférences donnée au Center for Crime and Justice Studies du King’s College. Le nouveau ministre de l’Intérieur, Alan Johnson déclare: «il ne peut pas être à la fois un conseiller du gouvernement et un militant contre la politique gouvernementale5«Why Professor David Nutt was shown the door», The Guardian, 02/11/2009..» Nutt est démis de ses fonctions de l’ACMD. En réaction, cinq de ses collègues démissionnent, suivis quelques mois plus tard par trois autres scientifiques6David Nutt, «Nutt damage – Author’s reply», The Lancet, 375-9716, 2010, p. 724..
Loin de s’avouer vaincus, Nutt et sa nouvelle équipe créent dès janvier 2010 le Comité scientifique indépendant sur les drogues (rebaptisé ultérieurement DrugScience), un nouvel organisme autonome de recherche sur les psychotropes. En novembre de la même année, ils publient une nouvelle étude, prenant en compte les critiques méthodologiques émises au sujet de la précédente publication7David J. Nutt, Leslie A. King, Lawrence D. Phillips, et Independent Scientific Committee on Drugs, « Drug harms in the UK: a multicriteria decision analysis », Lancet, 376-9752, 2010, p. 1558‑1565.. Outre leur volonté de faire progresser la législation, Nutt et son équipe militent pour que la recherche sur ces substances soit facilitée, dénonçant les limitations imposées à ces études et les conséquences en termes de santé publique de ces restrictions8David Nutt, «Hysteria and hubris: lessons on drug control from the Scunthorpe Two»; David Nutt, «Perverse Effects of the Precautionary Principle: How Banning Mephedrone Has Unexpected Implications for Pharmaceutical Discovery», Therapeutic Advances in Psychopharmacology, 1-2, 2011, p. 35‑36; David J. Nutt, Drugs – without the hot air: minimising the harms of legal and illegal drugs, Cambridge, UIT, 2012; David J. Nutt, Leslie A. King et David E. Nichols, «Effects of Schedule I drug laws on neuroscience research and treatment innovation», Nature Reviews. Neuroscience, 14-8, 2013, p. 577‑585; David Nutt, «Illegal Drugs Laws: Clearing a 50-Year-Old Obstacle to Research», PLoS Biology, 13-1, 2015, p. 1‑6..
Depuis, David Nutt est devenu une célébrité. En 2010, le Times le classait ainsi dans sa liste des 100 personnalités scientifiques les plus influentes de Grande-Bretagne (il y était le seul psychiatre)9«Eureka 100: The Science List», The Times, 07/10/2010.. Ses sorties fracassantes sont devenues des classiques. Dans un article publié par The Independant en 2013, il déclarait par exemple que les lois restrictives sur les psychédéliques étaient «le pire des cas de censure scientifique depuis que l’Église catholique a interdit les travaux de Copernic et Galilée»10Charlie Cooper, «“The worst case of scientific censorship since the Catholic Church banned the works of Galileo”: Scientists call for drugs to be legalised to allow proper study of their properties» The Independent, 12/06/2013.. La publicité donnée à ses études en fait aujourd’hui l’une des références mondiales sur les psychotropes. À la chaire de neuropsychopharmacologie de l’Imperial College de Londres, il participe activement à la «Renaissance psychédélique» en travaillant à la reprise des études sur cette catégorie de psychotropes; en 2014, il publie avec son équipe la première imagerie cérébrale d’un cerveau humain sous l’influence de psilocybine11G. Petri, P. Expert, F. Turkheimer, R. Carhart-Harris, D. Nutt, P. J. Hellyer et F. Vaccarino, «Homological scaffolds of brain functional networks», Journal of The Royal Society Interface, 11-101, 2014, p. 1‑10.. Depuis juillet 2019, Nutt présente The Drug Science Podcast, dans lequel il invite les plus grands spécialistes des psychotropes à présenter leurs recherches et leurs parcours. Ce podcast compte à ce jour 74 épisodes.
La publication de l’étude sur l’équasy aura donc été un tournant déterminant pour la carrière de David Nutt. Nous sommes heureuses d’en proposer au public francophone une traduction; son propos demeure en effet d’une grande actualité.