Voyage dans l’histoire du LSD

Ce n’est pas la première fois que Swaps rejoue l’histoire des psychédéliques. En 2006, à l’occasion d’un séminaire à Bâle pour les cent ans d’Albert Hofmann, découvreur de cette modèle, notre regretté Jimmy Kempfer traçait un historique du LSD. Publié sans retouches.

Réalisera-t-on un jour l’influence du LSD dans les grandes mutations sociales de ces dernières décennies ? Inspiré par le symposium organisé à l’occasion des cent ans de son inventeur, Albert Hofmann, Swaps se devait de relater l’histoire de cette substance qui a bouleversé la génération du baby-boom, enthousiasmé nombre de scientifiques, donné des sueurs froides à l’establishment, étourdi la jeunesse… et laissé, parfois, les plus fragiles sur le carreau.


Un symposium quelque peu surprenant a réuni récemment plus de 1 700 personnes à Bâle en Suisse1. Il s’agissait de fêter les cent ans d’Albert Hofmann, l’inventeur du LSD. Trois générations, trois cultures, trois univers s’y sont rencontrés autour d’un point commun : l’intérêt pour les états de conscience modifiés et l’exploration du psychisme. Papys septuagénaires, anciens «soixandizards» socialement bien intégrés et jeunes «psychonautes» imprégnés de culture techno-transe et de néo-chamanisme… tous sont venus rendre hommage à l’inventeur de la «bombe psychique», qui a pris son dernier trip d’acide à 97 ans.

L’ergot de seigle, un peu d’histoire

Depuis le haut Moyen-âge on connaît le «mal des ardents» ou «Feu de Saint-Antoine», caractérisé par des sensations de brûlure intolérables, des états d’hébétude et de crises de folie hallucinatoire. La «Peste de feu», entre autres catastrophes, ravagea Paris en l’an 945. Les malheureux, en proie à des convulsions délirantes et pris pour des possédés, finissaient parfois sur le bûcher. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’on comprit que ces épidémies étaient dues à de la farine de seigle contaminée par un minuscule champignon : l’ergot de seigle (claviceps purpurea). La dernière grande épidémie eut lieu en 1926-1927 dans le sud de la Russie.
En 1918, le célèbre laboratoire pharmaceutique suisse Sandoz isola l’ergotamine, un alcaloïde efficace contre les hémorragies en obstétrique ainsi qu’un remède pour la migraine. Puis, au début des années 1930, des scientifiques américains définirent la structure constitutive fondamentale de l’ergot de seigle : l’acide lysergique.

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Le Moi d’Albert face à l’éternelle infinité du cosmos

En 1938, Albert Hofmann, chimiste chez Sandoz, synthétise à son tour une série de dérivés de cet acide dans le but d’élaborer des médicaments destinés à réguler la pression sanguine ou favorisant l’irrigation veineuse. Le résultat reste dans un placard jusqu’au 16 avril 1943. Ce jour-là, Hofmann manipule quelques milligrammes de ce dérivé de l’acide lysergique et note peu après des sensations inhabituelles: vertige, angoisse, associations de pensées fulgurantes… Arrivé chez lui il s’écroule, «submergé par des flots d’images fantasmagoriques extrêmement inspirées» : «dans un état crépusculaire, je me trouve sous le charme de vagues d’images d’une plasticité extraordinaire sans cesse renouvelées, en un jeu kaléidoscopique inouï !» 2 Les effets s’atténuent au bout de deux heures.


Que s’est-il passé ? Il ne pouvait s’agir que de ce dérivé lysergique, dont il n’avait pourtant manipulé que quelques milligrammes. Pour en avoir le cœur net, trois jours plus tard, il en absorbe 250 microgrammes. Après 40 minutes, il note des vertiges, un sentiment d’angoisse, des troubles de la vision, une hilarité incompressible. La suite ne fut écrite que deux jours plus tard. Zigzaguant dangereusement sur la route, il rentre chez lui à vélo et, devant la violence des effets, fait appeler un médecin. Celui-ci assiste, impuissant, au premier vrai «trip» de LSD. La substance a totalement raison du pauvre Albert qui, malgré tous ses efforts, ne peut contenir l’éclatement de son Moi, soluble dans le cosmos infini des espaces intérieurs dévoilés par la drogue. Sentiment de possession, visions dantesques, beauté inexprimable… les sons deviennent des fontaines de couleurs jaillissantes. Et cette peur, lancinante, de rester indéfiniment ainsi, fou, perdu, sans plus aucun contrôle sur soi.
Au bout de huit heures, les effets diminuent. Le lendemain il s’éveille, l’esprit clair bien qu’un peu las. «Un sentiment de bien-être m’enveloppait, comme si une vie nouvelle s’ouvrait. Le monde était comme recréé». Hofmann est persuadé que ce produit ouvre un champ d’expérimentation psychique et thérapeutique extraordinaire. À ce moment, jamais il ne soupçonne que le diéthylamide de l’acide lysergique, ou LSD 253, puisse un jour quitter le champ médical et scientifique.,


Expérimentations thérapeutiques


Le premier rapport sur les effets du LSD est publié en 1947 dans les Archives suisses de neurologie. En 1951, C. Savage mentionne l’intérêt du LSD pour traiter la dépression. Un peu plus tard, la première LSD Clinic ouvre en Angleterre. R.A. Sandison y expérimente la «thérapie psycholithique»4 avec de faibles doses de Délysid, du LSD en ampoules généreusement diffusé par Sandoz. Osmond, aux États-Unis, invente la «thérapie psychédélique» 5 en proposant une prise plus forte de LSD, susceptible selon lui de déclencher chez certains angoissés une expérience proche de l’illumination religieuse ou mystique, pour ensuite l’aider à reconstruire sa personnalité. Abramson se sert de LSD pour mener des cures de désintoxication de l’alcool, Bastiaan pour aider les survivants de camps de concentration à surmonter leur traumatisme. À Prague, le fameux psychiatre Stanislas Grof, inventeur de la «psychologie transpersonnelle», mène ses «LSD therapies» qu’il expérimentera auprès de plus de 3 500 personnes, souvent avec succès. Des conférences scientifiques internationales sont consacrées au LSD, et plus de mille études portant sur 40 000 cas sont publiées 6. Parallèlement, Hofmann fait découvrir le produit à des écrivains et des philosophes comme Ernst Jünger, Aldous Huxley, Alan Watts ou Rudolf Gelpke, qui reproduisent les expériences hallucinogènes menées avant-guerre avec le peyotl et la mescaline. Il continue ses recherches sur les substances hallucinogènes, découvrant entre autres la psilocybine dans les champignons mexicains que lui envoie son ami Robert Gordon Wasson.


Quand la CIA s’en mêle

Pendant ce temps, la CIA, qui entrevoit entre autres dans le LSD un sérum de vérité potentiel, se lance dans des expérimentations hasardeuses, faisant prendre à leur insu des doses parfois énormes à divers militaires, fonctionnaires ou collègues 7. Certains se suicident. D’autres atterrissent définitivement en hôpital psychiatrique. Le maccarthysme et la guerre froide justifient toutes les dérives. À Lexington, fameuse prison/centre de désintoxication pour drogués, le sinistre Dr Isbell, connu pour ses accointances avec la CIA, fait donner durant 60 jours d’affilée du LSD en doses croissantes à des détenus essentiellement black.

Les chercheurs, notamment psychiatres et psychologues, continuent eux aussi à explorer les ressources du LSD. A.M. Hubbard, un riche aventurier qui a pris du LSD avec Osmond et Huxley, propage son enthousiasme pour cet incroyable «révélateur des espaces intérieurs», en en distribuant généreusement à la future intelligentsia de la contre-culture. Poètes, musiciens, écrivains, anthropologues, chercheurs et scientifiques sont nombreux à y goûter. On parle de lucidité infiniment exaltée, d’accès aux mystères de l’univers visible et invisible, d’immersion dans l’infra-mémoire cellulaire de la matière… Des proches de Walt Disney essayent les psilocybes en vacances au Mexique (expérience qui fut à l’origine du film Fantasia) puis font connaître la drogue à Hollywood. De nombreux artistes découvrent avec intérêt la fabuleuse substance. Cary Grant déclarera en avoir pris des dizaines de fois.

À Paris, le Pr Deniker, de l’hôpital Sainte-Anne, expérimente le LSD avec quelques-uns de ses jeunes confrères et étudiants. Quelques-uns auront du mal à s’en remettre. L’un d’entre eux se suicidera. L’usage thérapeutique du produit est controversé. Les effets en sont trop imprévisibles. Étudiants et carabins témoigneront néanmoins quelques années plus tard de l’inégalable effet aphrodisiaque du punch au LSD8.

« Le sacrement de l’acide »

En 1961, Michael Hollingshead9, un Anglais vivant à New York, commande un gramme de LSD à Sandoz. Il dilue la drogue dans un pot de mayonnaise et fait 5 000 doses de 200 μg. Il en consomme et en distribue à qui en veut. Ce sont les fameuses Loving spoonful. L’expérience le bouleverse et il organise une rencontre avec Aldous Huxley et Timothy Leary, qui goûte pour la première fois au LSD. C’est la révélation. Le bouillant professeur de psychologie de Harvard, qui expérimente avec succès la psilocybine dans le cadre de psychothérapies avec des détenus, va faire goûter la drogue autour de lui. Leary pense qu’il faut abandonner toute approche comportementaliste, être capable de faire abstraction de toute rationalité pour aborder les possibilités fantastiques de cette substance en matière d’exploration psychique. Le conflit avec les autorités de la prestigieuse université s’aggrave. Leary doit quitter Harvard. Les journaux commencent à parler de la mind expanding drug10.

Nous sommes au début des années 1960. De nombreux intellectuels ont goûté la fameuse drogue. Les frères Kennedy renouvelleront plusieurs fois l’expérience. Leary et quelques adeptes, qui ont tenté de s’établir au Mexique pour y ouvrir un lieu d’expérimentation des hallucinogènes, en sont expulsés. Ils s’établissent à Millbrook, près de New York, où un jeune milliardaire met à leur disposition une gigantesque demeure. L’endroit devient le haut lieu de tous ceux qui veulent «vivre le sacrement de l’acide». Leary, rejoint par le poète Allan Ginsberg, fonde l’IFIF (Fédération internationale pour la liberté intérieure) et entreprend d’adapter le Livre des morts tibétains dans le but d’en faire un guide, The Psychedelic Experience, pour explorer les espaces intérieurs, persuadé que l’acide permettait de se brancher sur son code génétique11.

Pendant cinq ans, Millbrook devint la Mecque du psychédélisme. De nombreuses stars comme Donovan, les Beatles ou Keith Richards y ont pris leur premier « trip ». Çà et là pourtant, des rumeurs commencent à se propager. Quelques-uns parmi les plus fragiles sont balayés par la violence lysergique et se retrouvent en hôpital psychiatrique. Sous la pression des autorités effrayées par le succès du produit, l’accès au Délysid devient contraignante (il faut une autorisation de la Food & Drug Administration). Des petits malins entreprennent alors d’en fabriquer, tel le fameux chimiste Owsley, qui fabrique des millions de doses, vendues 1 à 2 dollars, et peine à répondre à la demande.

Enfants fleurs et déferlante hippie

Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, décide à son tour de promouvoir la connaissance par l’intermédiaire des hallucinogènes. Avec une furieuse bande de potes, il commence à sillonner les États-Unis et à organiser des happenings appelés Acid Tests. Des affiches Can you pass the Acid Test invitent les curieux à venir goûter la fameuse substance «qui fait les yeux émerveillés». Au son d’une musique planante, balayés par des lumières multicolores (les premiers light shows), des dizaines de milliers de personnes s’élancent dans l’univers lysergique. Tom Wolfe tirera un bouquin mémorable de cette épopée12. Peu à peu apparaît toute une iconographie faite d’arabesques colorées, ouvertement inspirée par les visions du LSD. Une nouvelle musique dédiée à l’acide est née. Les Grateful Dead, Jefferson Airplane, Moody Blues et autres donnent le ton : c’est l’ère du psychédélisme. L’ère du LSD.

En 1966, des millions de jeunes Américains auront goûté à l’acide. La consommation de cannabis a explosé. Des dizaines de milliers de jeunes se laissent pousser les cheveux, se parent de fleurs et se dirigent vers San Francisco où règne une effervescence incroyable. C’est l’explosion hippie. Les enfants de l’après-guerre ne veulent pas des valeurs de leurs parents et prônent l’amour libre, une vie hédoniste et la liberté de consommer, persuadés que le vieux monde n’en a plus pour longtemps et qu’un âge d’or, d’amour et de bonté est en route. L’acide a permis d’entrevoir le nirvana, le non-désir, le non-être du Tao. Il faut donc laisser dissoudre l’ego dans la conscience cosmique. Mais le LSD peut aussi dissoudre la raison, voire les neurones, et de plus en plus de jeunes fugueurs sombrent dans la consommation d’amphétamines ou atterrissent en HP. Devant l’ampleur des dégâts, des médecins ouvrent les fameuses free clinics et les autorités s’affolent. Condamné à trente ans de prison pour quelques grammes de marijuana, Leary devient un martyr. En quelques mois, le LSD, classé comme drogue au même titre que l’héroïne, est interdit quasiment partout dans le monde. Ce qui n’empêche pas Owsley, depuis la Californie, de continuer à inonder le monde de ses « California Sunshine », « Window Pane » ou « Purple Haze ».

La fin d’une illusion

En un an la musique, la mode, la littérature, les drogues hippies ont déferlé sur l’Europe. À Paris, quelques intellectuels issus du situationnisme fondent l’Internationale Hallucinex, éphémère revue dédiée à «l’arme absolue de l’art, de la philosophie et de la révolution». Les premiers freaks sous acide regardent, amusés, mai-68 et le balayage de l’ordre ancien dans un nuage de marijuana. Pourtant, aux États-Unis, le mouvement bat de l’aile. Trop de freaks sombrent dans les drogues dures ou les sectes. Des chimistes inconscients fabriquent des trucs de plus en plus durs : PCP, STP… L’assassinat de Sharon Tate, femme du cinéaste Roman Polanski, par une bande d’allumés gavés d’acide achèvera de diaboliser le «sacrement chimique». Altamont, l’île de Wight et Woodstock, où des centaines de milliers de jeunes gobent des millions d’acides resteront les apothéoses d’une de ces époques déchaînées de l’histoire du monde13.

Assimilé aux autres drogues, galvaudé par les trafiquants, le LSD perd peu à peu son aura. Et le mouvement continue à s’étioler tout au long des années 1970. Parfois vers l’Orient, où beaucoup sombreront dans la torpeur d’un quotidien médiocre mais supportable grâce à l’héroïne et autres drogues dures qui, peu à peu, terrassent la fougue des plus allumés. On dira que «ceux qui ont vraiment vécu les années 1970 ne peuvent plus s’en rappeler»…

Le renouveau des années 1990


L’acide perd sa notoriété jusqu’au début des années 1990 et l’apparition de la vague techno et des grands teknivals européens où la substance, en phase avec les exigences des jeunes teuffeurs et des sets des DJ, est parfois vendue à la criée. « Hoffmann 2000 », « Panoramix », « Strawberry », « Fat Freddy » sont les nouveaux logos gobés par une jeunesse en treillis et capuche qui, grâce à l’acide et à l’ecstasy, peut «entrer dans le son», vivant une relation physique avec une musique souvent saturée d’infrabasses. Les acides de l’an 2000, généralement moins dosés que ceux des années 1960, sont souvent consommés pour leurs effets euphorisants14.

À Bâle en ce mois de janvier 2006, des soixantenaires grisonnants sourient avec indulgence face aux jeunes enthousiastes nostalgiques du psychédélisme. Les survivants aux figures ridées des héraults de la contre-culture ont gardé l’œil malicieux d’enfants ayant joué un incroyable tour au monde en plantant les graines qui ont engendré la cybernétique, orienté la recherche sur le fonctionnement du cerveau et inspiré des techniques révolutionnaires. Steve Jobs, le fondateur d’Apple, les créateurs d’Open Source15 et des milliers d’autres ont reconnu l’influence de quelques fulgurances lysergiques dans l’orientation de leur vie.
La génération des « soixandizards » savoure discrètement la victoire qu’elle vient de remporter : l’autorisation de reprendre des recherches, longtemps gelées, sur les potentiels thérapeutiques et scientifiques des hallucinogènes16.
Si tous reconnaissent s’être bien amusés durant ces décennies, ils sont en général d’accord pour admettre que le LSD n’aurait jamais dû quitter la sphère expérimentale où des gens formés et responsables en auraient étudié l’incroyable potentiel d’exploration psychique.

  1. www.lsd.info ↩︎
  2. Albert Hofman, LSD, mon enfant terrible, Ed du Lézard, 1996 ↩︎
  3. LSD est l’acronyme allemand de Lysersäure-Diäthylamid. ↩︎
  4. Psycholithique : qui provoque le relâchement des tensions psychiques ↩︎
  5. Psychédélique : qui dévoile, révèle l’esprit ↩︎
  6. Sidney Cohen, LSD 25, Coll Témoins, Gallimard, 1964 ↩︎
  7. Martin A. Lee & Bruce Shlain, LSD et CIA, quand l’Amérique était sous acide, Éd. du Lézard, 1994 ↩︎
  8. Pierre Deniker, Les drogues, trafic et contagion, Plon, 1988
    (Le LSD n’était pas encore illégal) ↩︎
  9. Michael Hollingshead, The Man Who Turned on the World, Blond & Briggs Ltd., Londres 1973 ↩︎
  10. Drogue qui permet l’expansion de la conscience ↩︎
  11. Timothy Leary, La politique de l’extase, Fayard, 1973 ↩︎
  12. Tom Wolfe, Acid Test, Seuil, 1975 ↩︎
  13. 13 Jean-Marc Bel, En route vers Woodstock, JC Lattès, 1994 ↩︎
  14. Une dose de 40 à 70 μg (selon le poids de la personne) sera essentiellement euphorisante. La majorité des « trips » vendus dans les milieux festifs contiennent moins de 100 μg. De nombreux « gobeurs » n’en prennent qu’un quart ou un demi, modulant ainsi les effets souhaités. ↩︎
  15. Concept communautaire de logiciels libres d’accès, de droits et gratuits, comme Linux ↩︎
  16. The Resonance Project ↩︎