Des policiers contre la prohibition, c’est assez iconoclaste. Pourquoi ce collectif ?
Quand on est flic, on se trouve à un poste d’observation idéal pour constater que la répression n’est pas efficace: on peut toujours mettre des gens en garde à vue, les envoyer devant un tribunal, ça ne change rien. Le trafic n’est pas affecté, les consommateurs ne sont pas dissuadés, et la répression n’offre guère de solutions aux usages problématiques.
En créant ce collectif, par la voix de ceux qui sont en charge de la répression, mes collègues et moi sommes persuadés de pouvoir apporter une plus-value au débat antiprohibitionniste. Du fait de nos expériences professionnelles, peut-être réussirons-nous à rendre l’idée de la dépénalisation de l’usage ou de la légalisation du cannabis plus audible. Quand ce sont des policiers qui affirment qu’il faut dépénaliser l’usage des drogues, ça interpelle différemment. On veut aussi être entendus par ceux qui ne sont pas concernés par la question des drogues, voire hostiles à l’idée, en les intéressant par exemple au coût d’une répression inutile, et à la mobilisation excessive des forces de l’ordre au détriment de la vraie sécurité publique.
Même si on a des objectifs communs avec les associations d’usagers, on a des attentes pour la police: qu’elle soit débarrassée de la politique du chiffre qui est très liée à la répression de l’usage/détention de stupéfiants, et puisque cette répression est le prétexte d’un certain nombre de pratiques (contrôles au faciès, ciblage de populations et quartiers), que l’image de la police et ses rapports avec la population puissent être améliorés.
Un sondage réalisé par votre collectif montre que plus de la moitié des membres des forces de l’ordre interrogés affirment que la répression n’est pas dissuasive et n’a aucun effet sur la consommation de drogues, mais seulement 34,1% désapprouvent la répression. Quels enseignements en tirez-vous, alors même que vous avez rencontré des difficultés à motiver les répondants…
Notre sondage comportait 25 questions pour être complet, peut-être a-t-il découragé des répondants. Certains poli- ciers sont opposés à la légalisation par simple idéologie: ils incarnent la répression, appliquent la loi en vigueur et «la drogue, c’est dangereux». Mais quand on explique certains modèles étrangers et notamment celui du Portugal, on voit qu’on peut arriver à convaincre les collègues. Nous ne sommes ni nombreux, ni «représentatifs», mais ce n’est pas le plus important. Notre réflexion est très rigoureuse et nous avons fait le choix de la mener plutôt que d’être de simples exécutants. Cela fait la différence et on nous écoute. Nous avons ainsi eu l’occasion de rencontrer plusieurs députés et serons prochainement entendus par la mission parlementaire sur les usages du cannabis.
Une note récente de Terra Nova dit que la politique du chiffre n’a plus autant d’influence comparée à l’époque où Nicolas Sarkozy était à l’Intérieur. Comment jugez-vous cette affirmation?
Ce rapport «Cannabis, pour une autre stratégie policière et pénale» du think tank qui murmure à l’oreille des ministres de l’Intérieur, n’a pas grand intérêt. Peu critique, il élude la question des autres drogues et, surtout, tout le non-dit policier qui entoure les pratiques liées à la répression de l’usage dans les quartiers populaires. Contrôles au faciès, harcèlement dans les cités, populations ciblées par la police, etc. Confier ce genre d’étude à des sociologues de préfecture et des policiers complaisants n’est pas la meilleure des idées.
La question de la politique du chiffre est vite évacuée, alors que la répression de l’usage de stupéfiants y est complètement adossée. Il faut mener la critique jusqu’au bout et évoquer les indemnités de performance que perçoivent les cadres de la police, au prix d’une pression phénoménale portée sur les effectifs1Politique du chiffre et délit d’usage de stupéfiants – blog «Police» de B.Desforges http://police.etc.over-blog.net/2018/10/politique-du-chiffre-et-delit-dusage-de-stupefiants.html.
Nicolas Sarkozy a formalisé cette pratique d’objectifs chiffrés en instaurant un système de travail et de management dont font partie ces primes. Les ministres se succèdent mais, désormais bien balisée, la politique du chiffre perdure. Il est erroné de prétendre le contraire. L’expérience récente de la mise en place de l’amende forfaitaire et les consignes données pour appliquer ce dispositif en témoignent sans ambigüité.
Cette amende forfaitaire ne peut pas être une réponse?
Non. Cette amende a beaucoup de tares, et elle n’est qu’un ajout supplémentaire à l’arsenal répressif. Côté usagers, elle constitue une peine indifférenciée, qui les prive d’un procès équitable. Priver de l’accès au juge pour quelque chose qui est considéré comme une conduite à risques, placée dans le code de la santé publique et non dans le code pénal, c’est embêtant… Avec ce nouvel outil répressif, le prétexte sanitaire de la répression de l’usage de drogues n’existe plus. Côté police, l’amende met l’agent verbalisateur dans une position juridiquement compliquée, à la fois autorité de constatation, de poursuite et de jugement.
En 2019, le PCP s’est joint à plusieurs associations, dont le syndicat de la magistrature, pour saisir le Conseil constitutionnel sur la légalité de cette amende, mais le recours n’a pas abouti. L’amende a un cadre général et plusieurs cas d’exclusions. Les textes d’application émanent des directions générales de la police et de la gendarmerie, et des parquets.
Les notes indiquent par exemple que le policier doit diriger vers la procédure normale les consommateurs qui ont un usage problématique de la drogue, mais comment discerner cet usager problématique? Par ailleurs, cette amende concerne le cannabis et la cocaïne, mais en zone gendarmerie, on y ajoute la MDMA. Et selon les ressorts des parquets, les quantités plafond qui permettent la verbalisation sont différentes. L’objectif de cette amende était pourtant «l’harmonisation de la réponse pénale»… Enfin, cette amende concerne les personnes visibles dans l’espace public, les plus jeunes, les précaires, de certains quartiers. Pas ceux qui se font livrer chez eux par des coursiers.
Comment réformer cette politique? Est-ce que la police est un acteur à mobiliser dans ce débat?
Oui et je pense qu’on peut mobiliser nos collègues si on appuie sur l’aspect purement policier: «vous protestez contre la politique du chiffre qui est une pression terrible sur le travail au quotidien, mais regardez de quoi elle est faite, regardez à quoi sert cette répression qui vous prend un temps fou. À rien». Et puis, il faut dégainer le modèle portugais: depuis 2001, l’usage de drogue est dépénalisé pour toutes les drogues et les policiers ne s’en plaignent pas du tout. Ils s’occupent de la vraie délinquance! Vingt ans de statistiques montrent que ça fonctionne, personne ne veut revenir à un système plus répressif. Le Portugal est un pays culturellement proche de la France, la réforme adoptée là-bas est unique en son genre, ce modèle peut être très inspirant. Mais la police, comme les parlemen- taires, comme l’opinion publique, doivent pour considérer d’un œil rationnel la politique des drogues sortir des argumentaires pétris de présupposés et opérer un saut idéologique.
Avez-vous des espoirs pour une évolution rapide?
Non, pas vraiment… Quel argument qui n’a pas déjà été énoncé et développé mille fois pourrait faire basculer les choses? On voit aujourd’hui plusieurs maires ou députés de droite appeler à légaliser le cannabis, pour entraver le trafic. Seront-ils entendus? La prohibition ne fonctionne pas depuis cinquante ans, mais le discours antiprohibitionniste non plus, il faut s’interroger sur les nouveaux angles à exploiter pour être audibles par les politiques et l’opinion publique.
Plus largement c’est une question de société: dans quel monde voulons-nous vivre? Un monde fait d’interdits, de tabous et de répression, ou un monde où on responsabilise les gens et où certaines choses sont tolérées au nom de libertés simples, en informant pour faire de la prévention? Un monde où la police réprime et n’inspire que la crainte, ou un monde où elle met une dose d’humanisme dans son cœur de métier?
Aux États-Unis, le débat a évolué avec l’autorisation du cannabis thérapeutique qui a changé l’image du produit. Peut-on espérer la même chose ici?
Non, je ne crois pas. Pour le cannabis thérapeutique, les autorités sont très frileuses —voir la liste des maladies sur lesquelles l’expérimentation sera faite, les conditions d’accès: il faut quasiment être en soins palliatifs et en échec thérapeutique de tout autre produit. Avec un cannabis dont l’usage s’entoure d’autant de précautions que s’il s’agissait de plutonium, je ne vois pas comment ça ouvrirait la porte à la légalisation tous usages. Alors des cannactivistes ont beau se targuer d’une opinion publique favorable au cannabis médical, je ne vois là aucun indicateur engageant. Parce qu’on parle bien d’un produit stupéfiant qui sera délivré sur ordonnance, au même titre que la morphine ou le fentanyl.
Consultation citoyenne
Contre toute attente, la mission d’information parlementaire sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis a lancé, mercredi 13 janvier, une consultation citoyenne en ligne relative au cannabis dit «récréatif» ou stupéfiant. Les Français peuvent donc participer au débat, jusqu’au 28 février.
La mission d’information, qui cherche à dresser le bilan des politiques publiques menées en matière de prévention et de répression des trafics et usages du cannabis, explique que la réflexion sur une éventuelle évolution du cadre règlementaire «ne peut être envisagée sans une écoute attentive des attentes des citoyens».