Réduction des risques: l’intérêt de l’analyse des produits

Analyser les drogues permet d’entrer en contact avec les usagers et de les informer sur la toxicité des produits. Le centre d’AddictoVigilance de Paris a mis en place un programme de RdR par l’analyse des produits à destination des chemsexers et plaide pour leur généralisation.

Contexte

L’analyse chimique des drogues par technique colorimétrique a été développée en France par les équipes de Médecins du monde1Olivier André, Grégory Pfau et Audrey Kartner. L’analyse de drogues: plus qu’un outil de RDR: un acte militant !, Médecins du monde, France, dans les années 1990: l’offre s’est plutôt répandue dans le milieu festif (rave parties, rassemblements «techno»…) et concernait surtout les amphétaminiques. Les techniques d’analyse se sont depuis diversifiées avec la chromatographie sur couche mince (CCM), et surtout améliorées avec la chromatographie liquide couplée à un détecteur UV, l’infra-rouge ou la détection par spectrométrie de masse. L’objectif de cette analyse de drogues est d’entrer en contact avec les usagers et de les informer notamment sur la toxicité des drogues analysées ou la présence de produits de coupe potentiellement nocifs. Contrairement aux idées reçues, la plupart des usagers de drogues sont attentifs à leur santé et réceptifs aux informations qui peuvent leur être utiles pour la conserver.

Le chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. 2Batisse A, Peyrière H, Eiden C, Courné MA, Djezzar S; Use of psychostimulants in a sexual context: Analysis of cases reported to the French network of Addictovigilance Centers. Therapie. 2016 Oct;71(5):447-455se définit par l’usage de substances psychoactives (SPA) avant ou pendant le sexe afin d’améliorer performance, durée et plaisir sexuel et s’observe notamment dans la population des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH). Le «slam» désigne quant à lui l’injection de substances psychostimulantes dans ce même contexte sexuel, et bien que minoritaire, cette pratique implique des complications cliniques très sérieuses. En France, les données d’AddictoVigilance indiquent une augmentation de la pratique du chemsex/slam avec une diffusion à l’ensemble du territoire et à toutes les classes d’âge depuis 2014. La polyconsommation (cocaïne, MDMA, GHB/GBL…) et l’usage des cathinones de synthèse – 4-Méthyléthylcathinone (4-MEC) et 3-MéthylMéthCathinone (3-MMC) en tête – sont rapportés dans plus de 70% des cas. Les principales complications concernent les troubles liés à l’usage de substances (TUS) (63%), les intoxications aiguës avec une atteinte neurologique ou cardiovasculaire (50%), les troubles psychiatriques divers (39%), et les infections virales et bactériennes (18%). Une augmentation du nombre de décès est également à déplorer.

Devant ce constat, le centre d’AddictoVigilance de Paris a évalué la mise en place d’un programme de réduction des risques et des dommages (RDR-D) centré sur l’analyse de produits et dédié aux chemsexers et plus précisément aux slameurs. Ce programme de RdR-D se décline en 3 étapes:

  1. La collecte d’échantillons de produits psychoactifs,
  2. Une analyse toxicologique spécifique par détection en spectrométrie de masse3Kintz P, Richeval C, Jamey C, Ameline A, Allorge D, Gaulier JM, Raul JS. Detection of the designer benzodiazepine metizolam in urine and preliminary data on its metabolism. Drug Test Anal 2016 Sep 26. doi: 10.1002/dta.2099., à la fois qualitative et quantitative, de ces échantillons pour évaluer l’adéquation «contenu-étiquetage»,
  3. La restitution des résultats en «focus groupes» associée à des tests de connaissance évaluant la pertinence de l’outil dans la RDR-D.

Focus groupes: déroulé des séances

Une interview de groupe semi-structurée a été menée toujours de la même façon afin d’explorer la diversité des sujets pouvant être abordés à travers le rendu des résultats d’analyse. Chaque séance s’articulait autour de quatre questions: Qu’attendez-vous de cette rencontre? Que savez-vous des cathinones de synthèse? Quelles sont vos impressions suite aux résultats d’analyse? Et que connaissez-vous de la toxicité des cathinones de synthèse?

Le remplissage d’un auto-questionnaire (Vrai/faux), complété en début et une nouvelle fois en fin de séance a permis d’évaluer l’impact des discussions du focus groupe sur l’opinion et les connaissances des usagers (mesure du changement par des scores de 0 à 12).

Variabilités qualitatives et quantitatives des échantillons

De janvier 2016 à décembre 2017, 66 échantillons ont été collectés, principalement des stimulants représentés par des cathinones de synthèse et autres phénéthylamines. Benzodiazépines de synthèse, cocaïne, kétamine et médicaments stimulateurs de l’érection vendus sur Internet ont également été collectés. L’analyse toxicologique montre une inadéquation entre le produit attendu et le contenu réel dans 15 % des cas, qui correspond soit à une autre substance de la même classe (par exemple du 3-MMC à la place de la 4-MEC), soit à une substance d’une autre classe (par exemple un hallucinogène à la place d’un stimulant).

Le point le plus remarquable demeure la variabilité de la teneur des échantillons allant de 11 à 88% sur 13 échantillons de 3-MMC (moyenne de 56% ±33%) et de 13 à 100% sur 18 échantillons de 4-MEC (moyenne de 60% ±29%), illustrée par la figure 1. Sachant que l’achat sur Internet représente dans l’inconscient collectif des usagers un gage de qualité, ces résultats constituent un signal fort de prise de conscience. Par ailleurs, aucun produit de coupe actif n’a été retrouvé dans les échantillons.

Figure 1 – Variabilité des échantillons de 4-MEC

Focus groupes: évaluation de l’impact du rendu des résultats d’analyse

Les focus groupes ont permis de réunir 38 usagers autour des résultats d’analyse et de faire émerger une multitude de sujets d’intérêt ou préoccupations pour les usagers.

Il en ressort des thématiques classées en quatre groupes principaux: «comment le chemsex?», «pourquoi le chemsex?», «les risques du chemsex?» et «les expériences émotionnelles». La «carte mentale» élaborée à partir des échanges est illustrée dans la figure 2.

Figure 2 – «Carte mentale» élaborée à partir du focus groupe
  1. Le «comment ?» premières réactions
    suite aux résultats

    Les participants montrent un intérêt pour les détails techniques: la voie d’administration (intraveineuse ou intra-rectale), les différentes formes (poudre, cristal…). Ces dernières sont abordées avec une fascination pour la forme qui permet d’avoir la plus grande pureté. Internet comme outil d’achat et de rencontre est rapporté largement avec l’idée d’une grande accessibilité (sans poursuite judiciaire) et d’une garantie de qualité (même site = produit identique !).
  2. La question sur la toxicité amène à discuter des «risques du chemsex»
    Les complications les plus citées sont le craving ou dépendance, la descente difficile et les complications infectieuses. Les effets psychiatriques sont également évoqués avec un vécu souvent traumatique. Les échanges sur les comas/décès, ou la toxicité veineuse sont rares. Le problème du consentement soulevant le risque de vulnérabilité, voire de soumission chimique, est abordé à plusieurs reprises. La réduction des risques demeure la principale préoccupation des débats.
  3. L’évocation des risques est contrebalancée par le «pourquoi»?
    L’usage est en lien direct avec le vécu très positif des produits vis-à-vis de la sexualité, et la notion de «dépasser les limites». Selon certains usagers, «les produits transcendent la sexualité» et positivent la balance bénéfice/risque. L’importance de garder une pratique de «sexe sobre» pour garder le contrôle est abordée à plusieurs reprises.
  4. Retour sur les «expériences émotionnelles»: des échanges qui créent le lien
    Les participants rapportent à la fois une fascination et une stigmatisation du slam. La stigmatisation de cette pratique par les soignants est citée à plusieurs reprises, mais cette stigmatisation vient également de la communauté gay elle-même selon les participants.
    Les émotions positives en lien avec la pratique sont évoquées avec l’accès au plaisir sexuel extrême et la montée de l’effet du produit en parallèle, avec la crainte de ne plus y arriver sans produit. Des témoignages de chemsexers ayant arrêté la pratique et ayant récupéré après un certain temps une sexualité sans produit épanouie, sont appréciés.
    Les émotions négatives sont centrées sur les effets psychiatriques lors de la descente avec anxiété, angoisse, mal-être, voire des effets dissociatifs et également sur les conséquences sociales et légales en lien avec cette pratique.
    Les échanges soulignent la nécessité d’aborder la problématique du slam sans jugement ou stigmatisation. Prendre en compte les sujets d’intérêt pour l’usager (la forme, le mode d’obtention et la voie d’administration) pour garantir le meilleur effet et de la manière plus sûre forme une porte d’entrée vers la relation d’aide. L’évocation des émotions positives ressenties et des effets négatifs éprouvés en sont le symptôme.

Avant / après le focus groupe «rendu des résultats»: quels changements chez les usagers?

Le questionnaire, avant/après le focus groupe, a permis d’évaluer les connaissances en RDR-D des usagers en fin de séance avec un niveau fort (note de 10.5/12 en moyenne pour les 38 usagers). L’impact des résultats d’analyse est apprécié par le changement d’opinion sur l’intérêt de l’analyse de drogue qui est retrouvé dans 63 % des cas. Entre le début et la fin de la séance, en moyenne, les usagers ont amélioré leurs connaissances sur les produits et la RDR-D (+1.3 points /12 entre le score avant et après).

Conclusion

Cette étude est éclairante à la fois sur la variabilité qualitative et quantitative des stimulants utilisés dans la pratique du chemsex/slam et sur la démonstration par l’information de l’éducation en termes de RDR-D qui découle du rendu des résultats d’analyse. La carte mentale élaborée illustre la richesse des thèmes abordés à travers les résultats d’analyse et permet de mettre en évidence les réels sujets d’intérêt et de préoccupation des usagers. A contrario, un simple rendu de résultats sans un entretien l’encadrant ne serait d’aucune utilité. Cette carte peut être utilisée comme outil de base pour la mise au point d’un counseling efficace pour les chemsexers. Le chemsex/slam, est caractérisé par une polyconsommation de drogues (cathinones de synthèse, cocaïne, GBL, kétamine, méthamphétamine…) et médicaments (benzodiazépines, médicament de l’érection…). L’approche par la connaissance du produit et de sa variabilité permet une première interaction avec le soin. Notre étude illustre bien l’intérêt du dispositif d’analyse des drogues qui va bien au-delà de la remise de résultats de l’analyse, en offrant aux usagers un espace de parole libre, sans jugement ni déni des effets positifs ressentis et qui soit à l’écoute de leurs besoins spécifiques.

L’analyse des produits, maillon indissociable de la réduction des dommages, s’inscrirait dans l’approche moderne de prévention défendue par les associations d’usagers, plus connue sous le slogan «Support, don’t punish». La RDR-D par l’analyse de produits dans la pratique du chemsex devrait être généralisée en France.

Convaincu de la pertinence de l’outil, le centre d’AddictoVigilance de Paris s’est équipé d’un spectromètre infrarouge pour développer cette approche de RDR-D.