Nicole Maestracci : au risque du savoir

Pour les militants de la politique de réduction des risques (RdR) Nicole Maestracci, membre du Conseil constitutionnel décédée le 7 avril dernier, restera à jamais l’autrice du «Savoir plus, risquer moins», une campagne qui vulgarise un slogan révolutionnaire: «il n’y a pas de société sans drogues». Pourtant, cette magistrate attachée au rôle symbolique de la loi, fut aussi à l’origine de l’émergence d’un pouvoir médical hégémonique popularisé sous le nom d’addictologie. Au-delà de la profonde humanité qui caractérise son souvenir, sa disparition nous amène à réfléchir sur la remarquable imperméabilité française à toute modification du cadre répressif en matière de drogues.

Nicole Maestracci n’est plus. Chaque décès de personnalité renvoie à la fois à sa propre histoire et à l’Histoire en général, en l’occurrence à la politique des drogues de notre pays. En matière de stupéfiants, on tresse spontanément des couronnes aux partisans de la manière forte, comme le duo Pasqua-Pandraud aux manettes du ministère de l’Intérieur en 1986 ou Albin Chalandon, le garde des Sceaux qui cible les «usagers revendeurs» en 1987. À l’inverse, les réformistes suscitent une forme de circonspection, voire d’amnésie. Ainsi, dans le concert de louanges qui a entouré la mort de Simone Veil, il est difficile de trouver une allusion même discrète à son rôle central dans l’adoption d’une politique nationale de prescription d’opioïdes légaux à destination des héroïnomanes. Nicole Maestracci fait exception. Mieux, elle est la première à retourner le stigmate. Elle restera comme l’une des très rares personnalités politiques connues pour avoir œuvré dans le sens d’une atténuation de la guerre livrée aux usagers.

Merci Nicole

En 1992, l’État français brise un tabou. De l’argent public va servir à subventionner un journal qui parle de techniques d’injection à moindre risque, de méthadone et de dépénalisation, le tout sous la plume de rédacteurs se présentant ouvertement comme consommateurs. Au départ, les budgets alloués au journal d’Asud1Autosupport des usagers de drogues, première association de consommateurs de drogues dont les statuts sont acceptés en préfecture en septembre 1993 sont passés en semi clandestinité par l’Agence française de lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. (AFLS), puis en 1995 par la division Sida du ministère de la Santé dans un contexte de relative schizophrénie. Rue de Ségur, c’est la division «Toxicomanie» qui était normalement chargée de financer les programmes destinés aux usagers. La cohérence politique du tout est théoriquement confiée à la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), une structure dépendant directement de Matignon, restée jusque-là dans la posture traditionnelle qui sépare lutte contre le sida et toxicomanie. Le salut viendra de la nomination de Nicole Maestracci, propulsée à ce poste sensible par la cohabitation de 1997 : son rôle dans le changement de culture de la MILDT (aujourd’hui Mildeca) est central.

Bannir l’idéologie

C’est en effet Nicole Maestracci qui donne le signal d’un véritable changement d’orientation idéologique de l’action du gouvernement, un qualificatif qu’elle a pourtant prétendu vouloir bannir du champ des discussions. Elle est la première à prendre la mesure de l’importance d’une approche scientifique incluant la pharmacologie, sans pour autant dédaigner l’action de terrain. Une véritable culture de l’usage fait son entrée à la MILDT qui se traduit notamment par le financement d’Asud et de Techno+, des associations constituées d’usagers de drogues.

Nicole Maestracci, en fine politique, s’écarte délibérément des sables mouvants de la dépénalisation par ailleurs explicitement évacuée de sa feuille de route par Lionel Jospin. Elle se concentre sur la mise en chantier d’un approche scientifique concrétisée dans le Plan triennal de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances2MILDT, Plan triennal de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances, Paris, La Documentation française, 2000. En duo avec Bernard Kouchner, le secrétaire d’État à la Santé, elle contribuera efficacement à insérer l’alcool et le tabac dans l’évaluation globale des risques sanitaires liés à la consommation de substances psychoactives. Tel Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, elle va pousser la dédiabolisation des drogues illicites à un niveau qui ne se retrouvera pas dans la société française. La période de la seconde cohabitation, qui s’interrompt brutalement en 2002, coïncide également avec un instant de grâce où les articles de presse, les manifestations publiques et le discours institutionnel se conjuguent pour accoucher d’un véritable débat. Les rapports scientifiques se succèdent3Rapport Roques sur la dangerosité des drogues 1999, rapport Parquet, Rapport du Conseil national du sida (2001), les actions militantes reçoivent un écho médiatique inespéré4À titre d’exemple, l’opération 577 pétards à l’Assemblée nationale lancée par le CIRC en décembre 1997 ou la campagne « j’aime l’ecstasy » menée par Act Up en septembre 1997, le tout accompagné pour ne pas dire orchestré par la fameuse campagne Savoir plus, risquer moins diffusée à 5 millions d’exemplaires. Ce fut une séquence nostalgique pour de nombreuses consciences situées à gauche qui oublient généralement d’y inclure la question des drogues, un tremplin qui aurait pu mener à une sortie de la prohibition avec un supplément de courage politique. Encore une fois, la réforme de la loi ne figure pas officiellement à l’agenda de la MILDT. Bien au contraire, sa présidente ne cesse de rappeler que toutes les actions de santé publique, encouragées et financées par ses services, ont pour but d’ancrer l’action du gouvernement dans le pragmatisme sanitaire à rebours d’une idéologie antiprohibitionniste considérée comme contreproductive et périlleuse sur le terrain électoral.

Les effets pervers de la RdR

La suite on la connaît. À force de ne pas faire d’idéologie, au point de déclarer ne pas «être socialiste», Lionel Jospin offre à la droite française dix années de pouvoir exclusif. Parallèlement, le bilan de Nicole Maestracci passe littéralement en jugement en 2003 lors de son audition par une commission parlementaire au titre explicite «Drogues, l’autre cancer». Dans un chapitre intitulé «Les effets pervers d’une politique excessivement centrée sur la prévention secondaire», le sénateur Bernard Plasait déclare que «la politique de réduction des risques a monopolisé le terrain de la lutte contre la drogue, ce qui a eu pour effet de sensibiliser une partie de l’opinion publique à l’idée que l’existence de la drogue était incontournable et qu’il fallait en conséquence se résoudre à la gérer». Des propos complétés par ceux du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui appelle à «veiller à ce que cette politique réaliste [la RDR] ne soit pas dévoyée à d’autres fins»5Rapport de la commission d’enquête sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites – tome I, http://www.senat.fr/rap/r02-321-1/r02-321-150.html..

«Fantasme et réalité, le mot “drogues” attire et fait peur. Il représente à la fois, pour nos sociétés modernes, l’incarnation du mal absolu et l’espoir illusoire de vivre mieux ou moins mal. Tour à tour remèdes ou/et poisons, les drogues touchent à ce que les hommes ont de plus intime, à leurs fragilités et leurs désirs secrets. C’est ce double visage, celui qui guérit et celui qui détruit, qui rend cette question tellement complexe qu’elle brûle les doigts de tous ceux qui, dans les sociétés développées, tentent d’élaborer des réponses rationnelles. C’est aussi ce qui explique la tentation des réponses manichéennes et des déclarations péremptoires qui, en mettant à distance la réalité complexe des choses, évitent de s’y confronter. Comme s’il fallait nécessairement choisir un camp entre laxisme et répression, banalisation et dramatisation…»

Nicole Maestracci, Les drogues, Que sais-je ?, Presses universitaires de France, Paris, 2005

La politique du coucou

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Nicole Maestracci était profondément convaincue de l’importance d’une réflexion académique sérieuse, y compris pour des considérations pédagogiques à l’égard des premiers concernés, les consommateurs. À la fin des années 1990, après avoir été cannibalisées par une psychanalyse très hostile à la RdR au temps de l’hégémonie du Dr Olivenstein, les sciences humaines apparaissent comme dépassées. À l’inverse, le corps médical, historiquement exclu de la prise en charge des usagers de drogues, voit son étoile briller à nouveau grâce au succès remporté par la prescription d’opioïdes de substitution6L’autorisation de mise sur le marché (AMM) du Subutex date de 1996 faisant rapidement de la France le pays abritant le plus grand nombre de patients traités avec de la buprénorphine.. Le Rapport remis par les professeurs Parquet, Reynaud et Lagrue à Bernard Kouchner en 19997Philippe-Jean Parquet, Michel Reynaud et Gilbert Lagrue, Les Pratiques addictives. Usage, usage nocif et dépendance aux substances psychoactives, Paris, Odile Jacob, 2000., qualifié de «rapport qui change tout» par le Monde, jette les fondements de l’addictologie savante, une science nouvelle appelée à devenir la référence du discours officiel en matière de prise en charge. La plupart des addictologues sont des professeurs de médecine issus de l’alcoologie ou du tabac qui connaissent parfaitement le potentiel des structures hospitalo-universitaires susceptibles de mobiliser des ressources budgétaires et du prestige social, autant de choses dont sont dépourvus les militants de la réduction de risques, agrégat d’associations communautaires, de médecins humanitaires et d’intervenants en toxicomanie en rupture de ban.

Par souci d’efficacité et de rationalisme, Nicole Maestracci va favoriser l’émergence des premiers, tout en essayant d’encourager les seconds à s’organiser. De manière discrète, la prise en charge des usagers de drogues, comme d’autres secteurs de l’intervention sociale, représente aussi un enjeu en termes financiers, faisant de la concurrence professionnelle l’explication souterraine de nombreuses oppositions indéchiffrables de prime abord. Peu à peu, l’addictologie universitaire va dévorer tous ses concurrents grâce à son insertion dans la technostructure, son accès aux médias et ses liens de plus en plus étroits avec l’industrie pharmaceutique. C’est la politique du coucou. Née dans le nid de la réduction de risques, l’addictologie va peu à peu s’imposer comme la référence légitime en matière de drogues, sans se démarquer pour autant du ministère de l’Intérieur. Nicole Maestracci ne fut pas la dernière à exhorter le nuage de micro associations militantes financées par ses services à se regrouper au sein d’une seule entité. Son message était clair: ensemble, vous avez une petite chance de peser politiquement pour faire valoir votre message vis-à-vis de la loi, mais séparées, vous rentrerez dans le rang, les uns disparaîtront, les autres seront absorbés par l’institution. Quelques années plus tard, la loi de 2004 qui institutionalise la réduction des risques en l’insérant dans la grande machine médicosociale lui donne entièrement raison.

Technocratie et répression

Cette politique sera suivie par son successeur Didier Jayle, premier médecin choisi à dessein par Jacques Chirac pour occuper la fonction, dans un souci de continuité avec la présidence Maestracci. En accord avec Mattei, ministre de la Santé victime de la canicule de 2003, ils vont continuer à financer les programmes initiés par la gauche en privilégiant cette approche scientifique universitaire que l’on appelle dorénavant officiellement l’addictologie. Chassez l’idéologie de la politique des drogues, elle revient par la fenêtre. En la matière, la véritable alternance, c’est l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 qui manie un karcher appelé Étienne Apaire. Placé à dessein aux manettes de la MILDT, c’est un partisan de la «tolérance zéro», rendue célèbre par Rudolph Giuliani, maire de New York et futur âme damnée du président Trump. Les associations anti drogues font un retour remarqué rue de Varenne. Quant à Asud, son sort est réglé au cours d’une unique entrevue avec le nouveau Mr Drogue. «Association d’usagers de drogues? C’est ambigu», commente-t-il avant de supprimer la subvention annuelle. L’histoire des relations entre Asud et la Mildeca, nouvel avatar de la MILDT, s’arrête là ou presque. Une éphémère reprise de contact sera réalisée juste avant le départ de Mme Jourdain Menninger, en 2016. Puis la Mildeca disparaît derrière la polémique qui a récemment opposé la Mairie de Paris et l’Intérieur sur la question du crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant.

Le legs historique de Nicole Maestracci est donc double. Elle installe un débat grand public sur la consommation des drogues légales en France, hélas le paradoxe de cette rhétorique est sa récupération par la technostructure médicale et policière finalement satisfaite de passer sous silence l’inégalité de traitement juridique entre usages licites et illicites. Ce qui manquera toujours à la présidente de la MILDT, c’est un appui régalien, tout en haut de l’État qui prolonge son discours sur l’universalité de l’usage des drogues. L’histoire ne repasse pas les plats. Au contraire, cette occasion manquée est sans doute l’explication de la crispation française en matière de cannabis, à rebours de la vague libérale qui caractérise de nombreuses démocraties comparables depuis vingt ans.