Médecins du Monde en Géorgie: un programme de réduction des risques et de plaidoyer

Les programmes de réduction des risques (RdR) de plusieurs villes françaises ont vu émerger, depuis le début des années 2000, une population d’usagers de drogues originaires des pays de l’ex-Union soviétique, et en particulier de Géorgie. La rencontre de cette population a poussé l’équipe de Gaïa à organiser une mission exploratoire en Géorgie en juin 2007, dans le cadre du groupe thématique Europe de l’Est de MdM.

Depuis le début des années 2000, les programmes de réduction des risques (RdR) de Paris, Lyon et, dans une moindre mesure, Marseille, Nice et Metz ont vu émerger une population d’usagers de drogues originaires des pays de l’ex-Union soviétique, en particulier de Géorgie. L’association Gaïa Paris, fondée et soutenue par Médecins du Monde (MdM) a reçu 455 usagers de drogues Géorgiens depuis 2000 et a développé un accueil plus spécifique pour cette population au fil des ans. Ces personnes sont majoritairement des hommes usagers d’opiacés par voie intraveineuse. Leurs demandes de soins sont centrées sur les traitements de substitution, et sur l’évaluation et le traitement d’une hépatite C chronique.

La rencontre de cette population géorgienne a eu un impact important sur l’équipe de Gaïa et le fonctionnement de nos programmes, ce qui a poussé à organiser une mission exploratoire en Géorgie en juin 2007, dans le cadre du groupe thématique Europe de l’Est de MdM. Cette mission, qui avait pour objectif d’établir un diagnostic de santé et d’évaluer la pertinence d’une intervention et ses modalités éventuelles auprès des usagers de drogue, a validé la pertinence d’une intervention et MdM a choisi de travailler en priorité dans la capitale de la Géorgie, Tbilissi, où se trouve la majorité des usagers de drogue par voie intraveineuse (UDVI)127 000 sur Tbilissi pour un total de 40 000 environ dans toute la Géorgie – Estimating the prevalence of injectingdrug use in 5 cities of Georgia, 2009. D’après la dernière étude en 2012 de Curatio International Foundation – Behavioral surveillance on injectingdrugusers – le nombre d’usagers dans toute la Géorgie est de 45 000., en créant un partenariat avec l’association New Vector, première organisation d’autosupport locale du Caucase.

L’ouverture du projet a été retardée par la guerre de 2008 qui a opposé la Géorgie à la Russie, faisant des centaines de milliers de déplacés d’Ossétie du sud, et par la difficulté à trouver un financement en complément des fonds propres de MdM. Fin 2010, une coordinatrice générale et une chargée de projet RdR sont parties sur place pour implanter le projet avec le support du siège et la responsable de mission.

Partenariat avec New Vector

L’objectif était double, contribuer à réduire les risques de transmission du VIH/VHC/VHB et autres infections sexuellement transmissibles (IST) chez les usagers ainsi qu’à réduire les dommages liés à la consommation de drogues tout en améliorant la qualité et la visibilité des actions de RdR. L’idée de s’associer avec une organisation existante était nouvelle pour MdM et représentait un challenge dans un contexte assez difficile. New Vector, est une association d’usagers et d’ex-usagers de drogues qui développait depuis 2008 des actions de RdR financées par le Fonds mondial. Ces actions étaient peu nombreuses, peu coordonnées et l’association manquait de moyens, de visibilité et de support.

En collaboration étroite avec New Vector, nous avons ouvert un centre d’accueil dans un quartier central de Tbilissi, une grande bâtisse de trois étages ayant pignon sur rue. La répression policière étant particulièrement forte en Géorgie, la grande crainte était que les usagers n’osent pas se rendre au centre. L’équipe de New Vector composée d’ex-usagers et d’usagers a été renforcée, formée, un centre dentaire a été créé, une infirmière, un médecin et une psychologue ont été recrutés localement. Le service dentaire a permis d’augmenter la file active au drop-in et d’attirer de nouveaux usagers. Un poster a été présenté lors de la conférence internationale de RdR à Vilnius en 2013, montrant la possibilité d’attirer les usagers au drop-in malgré un contexte répressif.

Un important travail d’outreach est mené par les travailleurs sociaux (dénomination des pairs en Géorgie), ils se rendent au domicile des usagers et apportent le matériel d’injection, récupèrent le matériel souillé et distribuent du Narcan en formant les usagers à son utilisation. En Géorgie, pays d’un peu moins de quatre millions d’habitants, les usagers sont injecteurs d’opiacés historiquement. Il y a eu une épidémie d’usage de drogues dans les années 1990, appelées les années noires par la population. Pendant dix ans, l’économie du pays, les infrastructures étaient dévastées, la criminalité était omniprésente et l’usage de drogues (héroïne) s’est développé de façon exponentielle. Les Géorgiens disent que c’était à la mode, être dans le coup, être un homme impliquait un usage de drogues par voie intraveineuse. Tous les milieux étaient touchés, et particulièrement l’élite. La corruption était permanente et l’usage de drogues touchait également la police, les milieux d’affaires, l’université et le corps médical. Il circule en Géorgie des histoires drôles, histoires nationales partagées que les gens se racontent en famille, histoires d’usagers et de drogues. La Géorgie était en passe de devenir un «narco état», avec même des tentatives de plantation de coca sur la côte où règne un climat subtropical.

À l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakashvili, les choses ont changé, la lutte contre la corruption et la drogue a été féroce, sur le modèle des États-Unis, grand support du régime. Licenciements dans la police et parmi les médecins, des universitaires. Chaque année, la police procède à plus de 60 000 tests urinaires forcés et arbitraires dans la population. Un test positif aux opiacés entraîne une amende élevée par rapport au niveau de vie et une récidive amène très rapidement à de longues incarcérations.

Krokodil, la vinte et la jeff

L’usage de drogues a longtemps été dominé par l’opium et l’héroïne sur le modèle russe, les usagers préparaient des décoctions d’opium qu’ils injectaient. La répression entraînant une raréfaction de l’héroïne et une augmentation de son coût, il y a eu dans les années 2006 à 2008 un trafic de buprénorphine avec la France, un comprimé de Subutex® se négociait 120 à 240 dollars en 2007 à Tbilissi. Depuis 2008, les usagers se sont rabattus sur les «home made drugs», cuisinées à domicile et dont les principes actifs sont moins réprimés que les drogues illicites. Ces drogues, les principales étant le krokodil, la vinte et la jeff, sont très répandues et constituent l’essentiel des consommations. Elles commencent tout récemment à être supplantées par les drogues de synthèse achetées sur Internet, les «bios» qui sont également sniffées ou injectées.

Le krokodil est fabriquée à base de codéine (extraction de la désomorphine), la préparation dure environ 45 minutes, le travail et les coûts sont souvent répartis entre quatre ou cinq usagers : l’un va acheter la codéine, l’autre le soufre, le troisième les autres composants (acide chlorhydrique, DesTop®, iode), l’un cuisine (cela nécessite certaines compétences) et le dernier peut être le «piqueur». Le travail est bien réparti et les usagers peuvent se faire jusqu’à six, sept injections par jour. La vinte et la jeff sont des drogues psychostimulantes à base de pseudoéphédrine contenue dans les comprimés d’Actifed® et autres médicaments contre le rhume. La vinte a le même effet que la cocaïne mais plus long ; la jeff, dont la préparation est particulièrement dangereuse, nécessitant du manganèse, occasionne rapidement des dommages neurologiques irréversibles de type pseudoparkinsonien.

Les usagers se cachent, ont peu accès à l’information et prennent beaucoup de risques.

Les seringues ont toujours été en vente libre en pharmacie, mais elles sont peu accessibles du fait du harcèlement policier et de la peur d’être interpellé avec du matériel. Elles sont souvent réutilisées ou échangées après les avoir bouillies quelques minutes.

Sur le plan social, la situation est assez paradoxale, les usagers géorgiens ne sont pas stigmatisés, ni montrés du doigt, la structure familiale est forte, les Géorgiens se marient jeunes et sont parents rapidement. Les usagers restent dans les familles, il y a peu de gens à la rue. Le taux de chômage est très important et beaucoup de Géorgiens migrent ou restent dans les familles où un système de débrouille est bien installé, reposant en partie sur les ressources de la famille restée à la campagne.

Le système de soins a été totalement privatisé sous Saakashvili, les soins sont payants. Une couverture maladie de base pour les plus pauvres a été mise en place récemment mais ne couvre que les soins primaires. Un traitement standard contre l’hépatite C (interféron pégylé, ribavirine) coûtait jusqu’à l’année dernière 12 000 dollars plus les examens complémentaires de suivi, totalement à la charge du patient. Peu de gens accèdent à ce traitement.

Un contexte politique qui se durcit

Des élections parlementaires se sont déroulées en octobre 2012 avec la victoire de la coalition de différents partis d’opposition au gouvernement en place, dont le leader (le multimilliardaire Bidzina Ivanishvili) est devenu le nouveau Premier ministre. En octobre 2013, les élections présidentielles ont confirmé la victoire du nouveau parti de coalition. Cependant, son leader a souhaité se retirer de la vie politique publique et c’est le ministre de l’Intérieur qui est devenu le Premier ministre, renforçant ainsi la position «dure» du nouveau gouvernement concernant la politique sur les drogues.

Trois conséquences majeures en lien avec le programme durant toute cette période :

  • un «gel» de toutes les discussions entamées, réformes envisagées, etc. le temps de la mise en place définitive de tous les nouveaux acteurs politiques, ainsi que la nécessité de recréer des liens avec les nouvelles équipes en place ;
  • une accélération sans précédent de la mise en liberté de prisonniers (de 24000 en janvier 2012 à environ 10 500 en janvier 2013) entraînant une augmentation du nombre de bénéficiaires dans les programmes d’échange de seringues, notamment au drop-in ;
  • une politique qui ne s’est finalement pas assouplie sur la législation des drogues, contrairement à ce qui avait été annoncé au départ, nécessitant donc la reprise des activités de plaidoyer dans ce domaine.

Un des objectifs du projet est le plaidoyer concernant l’accès aux traitements de l’hépatite C qui représente un fléau national, 7 à 13% de prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. en population générale.

Depuis l’ouverture du programme en juin 2011, les équipes de MdM et de New Vector se mobilisent pour améliorer l’accès des usagers aux services de RdR et que ces services soient de qualité. Un gros volet du projet concerne la formation directe des acteurs de terrain et la formation de formateurs pour étendre les bonnes pratiques aux régions que MdM et New Vector ne touchent pas directement.

Un aspect important de ce projet est l’implication des usagers eux-mêmes dans les programmes, ils sont les acteurs de ce dispositif. New Vector a fondé un groupe de patients vivants avec l’hépatite C, Hépa+, supporté également par MdM, qui est très actif dans les actions de plaidoyer auprès de la société civile, des autorités gouvernementales et présent au sein des instances de coordination sur la prévention VIH/VHC/VHB. Ces instances sont nouvelles et sont le résultat des actions militantes de ces associations (manifestations publiques, interventions télévisées, témoignages, etc.)

Les capacités locales, nationales et internationales des usagers en termes de plaidoyer et de défense de leurs droits ont été renforcées, le directeur de New Vector est membre du réseau géorgien de RdR et a fondé «Georgian network of people using drugs» (Genpud) sur le modèle anglais d’Inpud qui permet une visibilité de leurs actions au niveau international et des soutiens financiers (Soros entre autres).

Cette collaboration a permis la mise en œuvre d’un «drop-in center»2Centre d’accueil pour usagers. visible à Tbilissi, un travail direct auprès des bénéficiaires, les formations dans le champ de la RDR et les formations de formateurs en coopération avec le réseau géorgien de RdR dont fait partie MdM.

Ces actions ont permis une importante augmentation de la file active en quatre ans (de 600 à plus de 3 000 bénéficiaires directs) au drop-in sans compter les bénéficiaires touchés dans les régions par les actions de formation (100 personnes fourchette basse). La fréquentation du centre continue à augmenter régulièrement, passant de 200 par mois à l’ouverture à 1 000 actuellement.

Au drop-in ou lors des visites en outreach, les bénéficiaires ont accès à du matériel stérile ainsi qu’à des préservatifs. Le Fonds mondial distribue de manière très irrégulière et en quantité insuffisante des seringues et des tampons alcool. MdM complète donc cette distribution et, après concertation auprès des bénéficiaires, a décidé d’élargir la palette de matériel stérile disponible afin de diminuer les risques liés à l’injection avec : de l’eau stérile, du coton, des serviettes désinfectantes, des garrots, des masques et des gants (utilisés lors de la préparation des produits). Ainsi, 690 308 seringues servant à l’injection (de 1 à 5 cc) ont été distribuées durant la période (soit 227 seringues en moyenne par an et par bénéficiaire3Chiffre qui correspond aux standards internationaux.), ainsi que 115 416 préservatifs.

Actions en Georgie

Actions de plaidoyer

Les actions de plaidoyer sont développées sur deux volets : accès gratuit aux diagnostics et traitement de l’hépatite C/renforcement des bonnes pratiques de RdR (décriminalisation).

Afin d’étayer notre plaidoyer, MdM a mis en place une action FibroScan® depuis septembre 2012. Nous avons débuté par une étude, la seule à ce jour portant sur les usagers de drogues en Géorgie, sur les besoins en traitement des usagers de Tbilissi du 15 octobre au 2 novembre 2012 dont les résultats ont été publiés en 20134Hepatitis C among People who inject drugs in Tbilissi, Georgia: an urgent need for prevention and treatment. Juin 2013 pour l’International Journal of Drug Policy (IJDP).. Sur les 217 participants dépistés dans le cadre de l’étude, 90% sont affectés par le virus de l’hépatite C et 22% d’entre eux développent une fibrose sévère du foie et ont besoin d’un traitement rapidement.

Le 28 juillet, journée internationale sur les hépatites, est devenue l’occasion de parler de ce problème en organisant des événements dans tout le pays.

MdM a choisi en priorité, en collaboration avec Soros et le Réseau géorgien de RdR, d’axer son plaidoyer sur:

  • l’accès au diagnostic et au traitement de l’hépatite C ;
  • le développement de la législation pour une décriminalisation des pratiques de RdR, notamment la récupération de seringues et l’accès à la naloxone en cas d’overdose.

Les activités de plaidoyer clés concernant l’hépatite C se déroulent en lien avec la journée mondiale des hépatites le 28 juillet de chaque année. En 2012, à l’occasion de cette journée, les équipes ont organisé une conférence de presse sur l’hépatite C et une action de rue où les activistes ont installé des barrières devant le Parlement.

Les personnes infectées par le VHC (ou leurs représentants) le souhaitant pouvaient s’inscrire sur une liste d’attente pour un traitement.

26 juillet : table ronde en présence du représentant de l’Union européenne, des vice-ministres de la Santé et de la Probation.

Depuis 2013, le nouveau gouvernement a lancé un programme de prise en charge de l’hépatite C dans les prisons. Ainsi, 10 000 traitements (interféron pégylé, ribavirine) sont disponibles pour la somme d’environ 3 500 euros par traitement (48 semaines). Mais ce prix reste élevé pour une grande partie de la population.

En mars 2014, seuls 700 dossiers ont été envoyés, du fait de la barrière financière.

En 2015, MdM souhaite mettre en place un programme de traitement de l’hépatite C.

En conclusion, l’action de MdM en Géorgie a permis, depuis 2012, un développement et une visibilité des actions de RdR au niveau national. New Vector est devenu un acteur majeur, visible et reconnu de la RdR à travers les actions de mobilisation et de plaidoyer. Le drop-in occupe désormais une place centrale dans les activités de RdR dans ce pays.

Le plaidoyer devra se poursuivre pour un accès au traitement qui, malgré la prise de conscience, n’est toujours pas effectif dans le pays, notamment en raison de la barrière financière.