Histoire et géopolitique du trafic des opiacés en Asie du Sud-Est

En 1972, l’universitaire américain Alfred McCoy, professeur à l’université du Wisconsin, publiait un ouvrage désormais classique: La politique de l’héroïne en Asie du Sud-Est. Il y étudiait dans la (longue) durée le trafic des opiacés dans cette région du monde, pointant les relations troubles de pouvoir entre États, agences de renseignement (notamment la CIA), armées régulières, guérillas, contrebandiers, confréries mafieuses et populations traditionnelles, tous pris dans la nasse de la guerre froide. En s’appuyant en partie sur McCoy et sur d’autres travaux, retraçons ici la géopolitique de cette région-clé dans le trafic international d’opiacés, dont l’âge d’or fut les années 1960-1980.

L’économie coloniale de l’opium

L’opium a une vieille histoire en Asie du Sud-Est. Les populations Hmongs (ou Méos) des régions montagneuses du Laos, de Thaïlande ou du Vietnam, ou encore les communautés chinoises du Yunnan, cultivent traditionnellement le pavot depuis des siècles. Mais les premiers acteurs géopolitiques qui firent de cette région du monde un foyer majeur du trafic de stupéfiants furent les États. Au XIXe siècle, les Britanniques inondèrent l’Empire de Chine d’opium indien à la suite de deux guerres authentiquement impérialistes (1839-1842, 1856-1860), afin d’ouvrir un juteux marché les armes à la main. Dès lors, l’économie de l’opium fut au cœur des empires coloniaux qui se mirent en place au XIXe siècle. Dès la conquête de l’Annam et du Tonkin, les colons français du Second Empire puis de la IIIe République comprirent le profit qu’ils pouvaient tirer de la culture et de la vente de l’opium. D’une «ferme de l’opium» mise en place dans les années 1860, l’administration coloniale mit en place en 1881 le régime de la Régie directe, en situation de monopole. Une manufacture d’opium fut installée à Saigon, raffinant de l’opium acheté principalement aux Indes (et non dans les régions périphériques du pays), à destination des pharmacies mais aussi des fumeries. Au début du XXe siècle, un quart des recettes dans le budget de l’Indochine, soit environ 8 millions de piastres, provenait de la vente d’opium à prix fixé par la Régie1PauleS X. L’opium, une passion chinoise (1750-1950). Paris: Fayard, 2011.. Ailleurs, les colonisateurs établirent le même type de régime, comme les Néerlandais en Indonésie, ou privilégièrent la libreconcurrence des compagnies d’opium, comme les Britanniques à partir de leurs concessions chinoises. Le gâteau chinois était aussi partagé par les Français qui jouirent, entre 1898 et 1945, de la possession d’un petit territoire côtier, Kouang-Tchéou Wan ou Fort Bayard. À partir de 1914, l’administration française y créa une petite Régie, raffinant l’opium et le vendant à des intermédiaires commerciaux (y compris des contrebandiers chinois) pour l’exporter vers la Chine continentale2Matot B. Fort Bayard: quand la France vendait son opium. Paris: François Bourrin, 2013..

Cependant, cette économie florissante se retrouvait en porte-à-faux avec le système des conventions internationales, institué à la conférence de La Haye en 1911, perfectionné après la Grande Guerre sous l’égide de la Société des Nations (SDN)3Marchant A. Une brève histoire des conventions internationales sur les stupéfiants au XXe siècle. Swaps 2015 ; 80-81: 3-4.. La catastrophe sanitaire de l’opiomanie en Chine fournissait les images de décadence pointées par les ligues de vertus en Europe et aux États-Unis. Mais toutes les administrations coloniales violèrent hypocritement, pendant des années encore, la prohibition internationale. Le profit était trop important: en Indochine française, par exemple, les recettes des ventes d’opium passèrent à 30 millions de piastres dans l’entre-deux-guerres. Le Japon eut une trajectoire différente, imitant les méthodes des Européens: il raffina industriellement de l’opium cultivé massivement dans le protectorat du Mandchoukouo, en injectant une grande partie dans la contrebande internationale. La SDN considérait en 1937 que 90% des opiacés illicites vendus dans le monde venait des Japonais. Le Japon dissimula à Genève la production de plus de sept tonnes d’héroïne dans les années 1930 et se lança jusqu’à la fin de la guerre dans une politique d’intoxication des populations occupées aussi bien en Chine qu’en Corée4Jennings J. The Opium Empire: Japanese Imperialism and Drug Trafficking in Asia, 1895-1945. Wesport: Preager, 1997.. Il fallut la guerre et la décolonisation pour mettre un terme à ces économies semi-légales. L’ONU se chargea de rappeler après-guerre les règles du contrôle des stupéfiants au Japon vaincu. En 1949, la Chine devint communiste et Mao lança une véritable guerre à la drogue, assimilée à un poison déversé sciemment par les colonisateurs occidentaux. Cependant, au début des années 1960, les Américains soupçonnaient la persistance de cultures clandestines dans la province du Yunnan, avec la complicité des autorités, malgré le discours antidrogue de Pékin. De grosses quantités d’opium auraient franchi la frontière sino-birmane ou sino-thaïlandaise, leur vente servant à financer, par des revenus occultes, le parti communiste chinois. Pour transformer cet opium, des laboratoires clandestins fonctionnaient à Hong Kong, en Thaïlande, à Singapour, au Laos ou encore à Macao, et utilisaient depuis les années 1950 une main d’œuvre essentiellement composée de Chinois, dont la diaspora avait historiquement essaimé dans toute l’Asie du SudEst5United State Senate, Rapport Organized crime and illicit traffic in narcotics. 1965: 680-8.. Enfin, toute activité de production légale d’opium cessa en Indochine à l’indépendance en 1954, mais la contrebande régionale survécut.

Armées, agences de renseignements et contrebandiers au temps des guerres indochinoises

Après les États, la géopolitique de la drogue fut aussi façonnée par les armées et surtout les agences de renseignements («l’État profond») qui participèrent à leur manière à l’effort de guerre, sachant que la péninsule indochinoise fut ensanglantée pendant presque trente ans. Pendant la guerre d’Indochine, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), autrement dit le contre-espionnage français, encouragea la culture du pavot par les Hmongs et les Thaïs des montagnes du nord et organisa son transport et sa revente, ramenant ensuite les fonds récoltés aux producteurs. Les commissions prélevées permirent de financer une partie des opérations militaires. Cette «Opération X» fut découverte en 1953 à la suite d’irrégularités comptables pointées par un officier trésorier du Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA), émanation du SDECE créée en 1951. Elle dévoilait les responsabilités du général Salan, de l’armée régulière, et du colonel Belleux, du SDECE. Un avion Dakota avait transporté 1,5 tonne d’opium depuis le Laos en janvier 1953, marchandise ensuite stockée dans les locaux du GCMA à Saigon. L’opium était ensuite confié pour la revente locale et internationale aux Bihn Xuyen, confrérie criminelle de Cochinchine dont le quartier général, la salle de jeux du «Grand Monde», était basé à Saigon et dont le chef, le parrain de la pègre Le Van Vien, était un ancien révolutionnaire qui s’était désolidarisé du Vietminh. Alfred McCoy fut l’un des premiers à évoquer cette trouble affaire dans son ouvrage de 1972, sur laquelle d’autres historiens ont travaillé depuis6Lepage JM. Les services secrets en Indochine. Paris: Nouveau Monde 2012: 104-11..

En réalité, utiliser les ressources de la drogue pour financer un conflit n’avait rien d’exceptionnel, et l’Armée populaire du Vietminh ne se gênait pas pour faire de même de son côté, sur des surfaces bien plus conséquentes. Le financement des forces françaises par ce biais demeurait modeste: le trafic de piastres avait dans le même temps rapporté bien plus. Il s’agissait avant tout de s’attacher les populations montagnardes, opposées aux ethnies annamites constituant le Vietminh, afin d’obtenir des renseignements dans une zone stratégique, non loin de la frontière chinoise, puis de créer des maquis chargés de prendre à revers les forces d’Ho Chi Minh. Après la découverte du pot-aux-roses, le GCMA proposa de faire transiter les cargaisons par Bangkok mais Paris n’écoutait plus et le trafic fut stoppé net.

En 1954, tous les Français ne quittèrent pas l’Indochine. Des contrebandiers-aventuriers restés à Saigon, à Ventiane ou à Phnom-Penh, reprirent le flambeau du commerce informel de l’opium, mais aussi de la morphine et de l’héroïne, produits par les laboratoires clandestins de la région. Ils se dissimulaient derrière la façade d’hôtels, de restaurants ou de sociétés de transports, tel un certain Roger Lasen propriétaire et exploitant de la bijouterie Mondia de Ventiane ou Henri Flamant lançant à Bangkok une affaire de produits alimentaires congelés. Parmi eux, on trouvait de nombreux Corses. Ils pouvaient aussi s’appuyer sur la corruption des administrations de ces pays, jeunes et encore fragiles (hormis la Thaïlande), parmi les hauts dignitaires de l’armée ou du gouvernement. Les trafiquants décidèrent à partir de 1962 d’abandonner la voie terrestre pour recourir au transport aérien, moins risqué. Avec la complicité de certains employés de la compagnie Air Lao, des lâchers d’opium, empaqueté dans des boîtes de conserve enveloppées de mousse, furent organisés par Dakotas au-dessus de la mer de Siam. La marchandise était ensuite récupérée par des bateaux de pêche mettant le cap vers Hong Kong ou Singapour. D’autres lâchers avaient lieu au-dessus du Sud Vietnam, rongé par la guérilla révolutionnaire, et dont les autorités, particulièrement corrompues, cherchaient à financer le conflit en faisant flèche de tout bois. Ainsi, l’organisation de Roger Lasen avait passé un accord avec le vice-président du Sud Vietnam, le général N’guyen Cao Ky, afin d’utiliser les aéroports militaires du pays. Cet accord tacite n’empêchait cependant pas les officiers sud-vietnamiens de procéder à des saisies arbitraires sur des appareils pilotés par des militaires laotiens. D’autres lâchers, enfin, étaient effectués dans les hautes montagnes, avec la complicité du général Ouan Rattikoun, chef d’état-major de l’armée laotienne. Ce dernier fournissait aux trafiquants la protection de ses troupes: les avions chargés de stupéfiants atterrissaient sur des bases où le personnel de l’armée les déchargeait. Si un pilote devait atterrir à l’étranger, comme en Thaïlande, l’état-major laotien exerçait des pressions pour le faire libérer. Mais, avec le début de l’intervention militaire américaine au Vietnam en 1964, le survol de la région devint plus risqué: radars et canons antiaériens abattirent plusieurs avions chargés en opium et morphine-base7Dossier Trafic des stupéfiants dans le sud-est asiatique. Archives de l’OCRTIS 1971, 38.

C’est alors que les services de renseignement américains rentrèrent en scène en reprenant l’habitude des collaborations troubles de leurs collègues français. Recueillant nombre de témoignages au Laos, c’est ce que démontra Alfred McCoy dans son ouvrage en 1972. La compagnie aérienne Air America, utilisée par la CIA pour ses opérations clandestines en Asie depuis 1946 (soutien aux nationalistes chinois, puis aux forces anticommunistes d’Indochine), transportant déjà des marchandises de ravitaillement, fut mobilisée pour acheminer… de l’opium cultivé par les Hmongs et les Thaïs. Les buts de guerre étaient les mêmes que dix ans plus tôt: s’assurer du soutien des maquis Hmong contre le Nord-Vietnam et pouvoir compter sur de brillants meneurs d’hommes comme le général Vang Pao. Le trafic ainsi mis en place dura de 1965 à 1971. Mais il fut lourd d’effets pervers: produit à hauteur de 200 tonnes annuelles, l’opium était raffiné en héroïne dans des laboratoires clandestins de Ventiane ou de Long Tien, sous le couvert de généraux laotiens comme Rattikoun. Puis le produit se retrouva dans les veines des soldats américains en mal de paradis artificiels dans l’enfer de la jungle8McCoy A. La politique de l’héroïne en Asie du Sud-Est. Paris: Flammarion, 1992 (1972).. Ces opérations secrètes de la CIA cessèrent (curieusement…) l’année même où le président Nixon lançait aux États-Unis la «guerre à la drogue». Pour autant, l’agence continua d’un autre côté de soutenir le gouvernement thaïlandais, farouchement anticommuniste, fermant les yeux sur l’implication de certains militaires dans le trafic des opiacés.

Guérillas, pouvoirs corrompus et contrebandiers: la genèse du «triangle d’or»

Au début des années 1970, ressources en pavot, pouvoir corrompu et réseaux de contrebandiers faisaient la fortune du Laos dans le trafic d’héroïne en Asie du Sud-Est. Par exemple, un rapport franco-américain sur cette question, en 1971, indiquait que «Georges Campello, patron de bar français à Vientiane, un certain Michel Théodas, le général Kouprasith Abbhay, commandant de l’armée à Vientiane ont réussi à introduire en France de grandes quantités de stupéfiants dans les bagages du Premier ministre du Laos, Souvanna Phouma. Pour la contrebande de ces drogues, ces trafiquants utilisent les bagages diplomatiques, le personnel de la mission culturelle française et les membres de la mission militaire française au Laos. En retournant chez lui en France, chaque membre de cette mission a droit à 350 kg de bagages, avec le privilège d’être étiquetés diplomatiques, pouvant servir au transport de stupéfiants»9Dossier Trafic des stupéfiants dans le sud-est asiatique. Archives de l’OCRTIS 1971, 38. L’utilisation de valises diplomatiques (et la corruption permettant d’accéder à ce type de contenant) est un moyen classique du grand trafic… Tandis que les notables français de l’ex-Indochine jouaient toujours un rôle prépondérant, tel un certain Michel Théodas, évoqué ci-dessus. Notable très en vue à Vientiane, directeur de la Société générale d’exploitation hôtelière et touristique du Laos entre 1963 et 1976, délégué au Conseil supérieur des Français de l’étranger entre 1967 et 1970, il assura, durant cette période, la vice-présidence du Rotary Club. Proche du ministère des Affaires étrangères laotien, il était en étroite relation avec Tiao Sopsaisana, ambassadeur du Laos en France et un dénommé Roger Zoile, trafiquant notoire et associé de la compagnie Lao Air Charter dont les cales servirent à la contrebande d’opiacés. En 1956, Théodas œuvrait pour le compte de la Mission officielle des États-Unis au Laos (USOM) et en utilisait les moyens pour amener des stupéfiants en contrebande à Saigon et à Hong Kong. Dans les années 1960, il usa de ses réseaux diplomatiques pour envoyer des opiacés dans le reste de l’Asie et même en Europe. Mais aucune enquête ne parvint à débusquer cet intouchable: «En 1968, le service de police en civil de Bangkok a enquêté sur la famille Théodas à l’ambassade française de Vientiane. On lui a répondu que la famille Théodas était au-dessus de tout soupçon et qu’elle était étroitement liée d’amitié avec le Premier ministre Souvanna Phouma.»10Fiche de renseignement sur Michel Theodas. Archives de l’OCRTIS, 1972.… En 1975, la prise du pouvoir par les communistes obligea Théodas à revenir en France mais il poursuivit ses activités de contrebandier. En 1977, la Direction de la surveillance du territoire (DST) identifiait l’un des restaurants asiatiques parisiens dont Théodas était désormais le gérant, le Hang Tcheou, comme un point de passage obligé dans la revente d’une héroïne en provenance d’Asie du Sud-Est11Note «trafic de drogue Laos – France» juillet 1972 ; note «détection de restaurants chinois susceptibles de servir de couverture à des trafics de stupéfiants». OCRTIS, mai 1977..

À partir de 1975, le régime communiste laotien, la réunification du Vietnam par le Vietminh et la tragédie des Khmers rouges au Cambodge entravèrent pour un temps la production d’opium. Mais un pays indochinois épargné par le péril rouge avait pris la relève: la Birmanie. Le pays n’était pas pour autant stable, ne connaissant que la junte militaire comme forme de gouvernement depuis 1962. Ce qui favorisait les cultures illicites dans les régions frontalières difficiles d’accès et la vente d’opium comme moyen de financer un autre type d’acteurs: les guérillas politiques. Dès la fin des années 1960, le gouvernement birman, afin de lutter contre des groupes ethniques dissidents et contre la présence de groupes armés du Kuomintang (KMT) chinois, chassés de Chine populaire depuis 1949, et contrôlant des régions entières de Birmanie, créa des milices d’autodéfense (KKY). Ces dernières furent autorisées à pratiquer la culture et le commerce de l’opium pour se financer. De son côté, le KMT avait mis en place, dans le même but, des cultures et des raffineries de morphine-base employant des Chinois de Hong Kong. De même, deux chinois de Birmanie, les frères Lo Hsing-Han et Lo Hsing-Minh, fondèrent l’Armée révolutionnaire de l’État Shan-ARES, mouvement sécessionniste en apparence, paravent d’un gigantesque trafic d’héroïne à l’échelle asiatique qui enrichit considérablement les frères Lo. La junte militaire finit par les laisser faire, l’ARES s’imposant comme un utile instrument de lutte contre la démultiplication des maquis communistes. Alliée à des reliquats du KMT, elle bénéficia de soutiens financiers de la part de la CIA, en échange de l’envoi d’agents en Chine «rouge». Même la Thaïlande aida en douce l’ARES, convaincue que son activité affaiblissait directement ou indirectement ses ennemis héréditaires birmans et chinois12Dasse M. Les réseaux de la drogue dans le triangle d’or. In: Cultures et conflits 1991 ; 3: 75-86..

De leur côté, dissoutes en 1973, les KKY ne rendirent pas les armes mais entrèrent à leur tour en dissidence contre le pouvoir central, à commencer derrière un certain Chan Shee-Fu, surnommé Khun Sa. Ce dernier s’imposa vite sur les couvertures de magazines occidentaux comme le terrible «Seigneur de l’opium», à la tête de la Shan United Army. Dans sa lutte contre le gouvernement de Rangoon, la production et le commerce du pavot constituaient aussi l’essentiel de son financement. Comprenant les potentialités du marché des GI englués au Vietnam, Kuhn Sa accrut sa production annuelle à 400 tonnes13Labrousse A. Géopolitique des drogues. Paris: PUF 2004: 20-2.. Mais le départ des Américains au mitan de la décennie l’obligea à trouver de nouveaux débouchés pour éviter la surproduction. Cependant, la réputation du «triangle d’or» (zone frontalière entre Birmanie, Laos et Thaïlande) était désormais faite: des trafiquants d’autres régions du monde vinrent directement s’approvisionner à la source, tel l’Américain Frank Lucas, le «parrain de Harlem», à qui Ridley Scott consacra un film en 2008 (American Gangster). L’héroïne partit donc directement vers l’Amérique du Nord. Dès 1973, les policiers canadiens constataient qu’une héroïne ayant transité par Hong Kong ou Bangkok entrait clandestinement via le port de Vancouver14Dasse M. Les réseaux de la drogue dans le triangle d’or. In: Cultures et conflits 1991 ; 3: 75-86.. Puis ce fut le tour de l’Europe. En 1974, un passeur d’héroïne chinois fut interpellé dans un aéroport parisien: pour l’OCRTIS, la Chinese Connection était née, même si cette expression des policiers français était un peu trop simplificatrice.

Mondialisation du trafic: la Chinese Connection (1974-années 1980)

L’ouverture du triangle d’or vers le marché international était d’autant plus nécessaire que le Laos produisait à nouveau. Dès 1978, afin d’acheter la paix avec les populations Hmongs en sécession, l’État laotien reprit ses mauvaises habitudes en autorisant dans l’ombre: achat, raffinement et transport de l’opium cultivé dans les montagnes. La production, de 50 tonnes en 1984, passa à 250 tonnes en 1987, le pavot devenant la première ressource agricole du Laos15Le problème de la drogue au Canada, 1972-1973. OCRTIS.. De son côté, Kuhn Sa se vantait toujours d’une production en centaines de tonnes d’opium. En 1988, interviewé au cœur de la jungle birmane par le journaliste australien Stephen Rice, il proposa, goguenard, au gouvernement australien de lui acheter sa production des huit années à venir pour 50 millions de dollars, afin de mettre un terme au trafic international. Un an après, il narguait les États-Unis en proposant une offre similaire16Khun Sa (Chan Chee Fu), master of the heroin trade, died on October 26th, aged 73. The Economist 8 novembre 2007..

Les laboratoires clandestins d’Asie diversifiaient également les héroïnes acheminées depuis le triangle d’or et proposées sur le marché clandestin à Bangkok, Kuala-Lumpur, Singapour et Hong Kong puis dans le reste du monde. Il y eut l’héroïne brune ou brown sugar, de piètre qualité, coupée à la strychnine ou à la caféine, destinée normalement à être fumée par les consommateurs de Hong Kong mais injectée par les toxicomanes en Europe et en Amérique. Il y eut aussi une héroïne blanche de très grande qualité, purifiée à l’éther après acétylisation: surnommée White China aux États-Unis, sa pureté avoisinait celle de la «marseillaise» de la French Connection. Enfin, au début des années 1980, on trouvait aussi une héroïne «rose» (dite «chinoise» en France) qu’il fallait s’injecter rapidement car elle gélifiait dans la cuillère17LeteurS.Lesproduitsstupéfiants. École nationale de police, 1989.. La réexpédition de ces marchandises vers le monde occidental était le fait d’un autre type d’acteurs: les organisations criminelles, les mafias asiatiques étant de gigantesques réseaux transnationaux aux sociabilités très ritualisées et régnant sur le monde du jeu, de la prostitution et de la contrebande. La nouvelle filière internationale de l’héroïne asiatique fut donc dominée dès les années 1970 par les «triades» chinoises implantées dans les communautés chinoises extérieures à la République populaire de Chine: la 14 K, de loin la plus puissante, originaire de Canton, puis repliée sur Hong Kong ; la Ka Ki Nang, basée en Thaïlande ; la Gi Kin San, opérant depuis Singapour et la Sap Baat Chai, ou groupe des 18 Immortels, implantée en Malaisie. Les passeurs recrutés pouvaient être vietnamiens, cambodgiens, laotiens, malais, etc. Des relais, prenant appui sur les diasporas asiatiques, s’implantèrent partout dans le monde: en Europe, c’est aux Pays-Bas que les chefs de la 14 K, composés pour beaucoup de criminels en fuite s’installèrent pour réceptionner et distribuer la marchandise aux autres pays, tel Li Hin Hing, ancien policier de Hong Kong corrompu, devenu trafiquant et dirigeant une maison de jeux à Rotterdam18Synthèse des affaires chinoises. OCRTIS 1984.. Les largesses de la loi néerlandaise anti-opium de 1919 autorisaient les immigrés asiatiques à fumer l’opium dans leurs arrière-salles de boutiques, ou dans des fumeries semi-légales, à condition que ces consommateurs s’abstiennent de tout prosélytisme envers la jeunesse batave19Kort(de)M.Tüssenpatientendeliquent; Het Geschiedenis van het Nederlandse Drugsbeleid.Rotterdam:Verloren 1995: 81-115.. Le nouvel Opiumwet de 1976 revint sur ces libéralités mais la brèche avait été entrouverte, créant un appel d’air pour les trafiquants asiatiques quand il s’agit d’exporter les surplus du triangle d’or et répondre à la hausse de la demande en Europe. Enfin, n’oublions pas ces particuliers qui, en dehors de toute mafia, se rendirent massivement dans les années 1970-1980 en Thaïlande ou en Malaisie pour acheter de l’héroïne, brune ou blanche, et en ramener pour leurs proches: ce trafic de «fourmis» dépeint par Armand Lercot dans son roman autobiographique Les chiens de Bangkok (1982). Usager-revendeur parti à Bangkok, il se fit trafiquant amateur avant d’être arrêté en 1977 et de connaître pour quelques années les sordides établissements pénitentiaires du pays20LercotA.LeschiensdeBangkok. Paris: Grasset, 1982..

La filière asiatique de l’héroïne s’essouffla à la fin des années 1980. Les pressions diplomatiques sur les pays producteurs avaient fini par payer: les autorités thaïlandaises appliquaient désormais de façon drastique l’interdiction des produits servant à transformer l’opium et contrôlaient mieux leur frontière au nord de Chiangmai ; le nombre de laboratoires clandestins de production d’héroïne décrut progressivement au Laos et au Cambodge21Revue internationale de Police criminelle novembre 1988; 415, et janvier 1990; 422.. Puis les Drug Lords birmans se rendirent: en 1992, Lo Hsing-Han se reconvertit officiellement en homme d’affaires, à la tête de l’Asia World Group, entre Rangoon et Singapour, continuant cependant son activité trafiquante en sous-main ; Khun Sa déposa les armes en 1996 en échange de la promesse de la junte militaire de ne pas être extradé vers les États-Unis. Surtout, le triangle d’or subit la forte concurrence du «croissant d’or», en Asie centrale, qui le supplanta définitivement dans les années 1990: l’Afghanistan est depuis le premier producteur mondial d’opium.

Pour autant, la géopolitique de la drogue en Asie du SudEst n’est pas un domaine forclos. Des guérillas et des mafias restent actives dans le triangle d’or et de nouveaux barons de la drogue, tel le sino-birman Wei Shao Kang, à la tête de la United Wa State Army, une nouvelle guérilla fédérant cette fois l’ethnie Wa, ont mis en place dès les années 1990 des laboratoires de drogues de synthèse. L’ecstasy et surtout la méthamphétamine (yaa baa), après avoir saturé le marché thaïlandais, déferlent désormais sur toute l’Asie…