Le texte est construit à partir d’entretiens menés en France entre 1985 et 2000, mis en forme et classés par les deux auteurs. C’est donc à un exercice à la fois inédit, ambitieux et émouvant que se sont livrés l’historien Philippe Artières et la sociologue Janine Pierret à travers ce livre.
Inédit d’un point de vue méthodologique. Car embrasser dans le même ouvrage près de deux cents entretiens nécessite un solide travail de relecture et d’analyse. Ce n’est pas le moindre des mérites des deux auteurs que de s’être replongé avec passion et finesse dans ce matériau d’une grande richesse. Des premiers entretiens de M. Pollak, sociologue pionnier de la recherche en sciences sociales sur le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. en France, aux travaux de J. Pierret, D. Carricaburu et M. Duroussy, l’ouvrage couvre près de 15 ans de recherches sur l’expérience de la maladie. Et au cours de cette période, la perception de l’épidémie s’est profondément transformée, passant d’une maladie mortelle à une pathologie – presque – chronique. En rendre compte, à partir d’entretiens réalisés à différentes périodes nécessite alors de toujours resituer le contexte historique de la prise de parole. P. Artières et J. Pierret s’appuient pour ce faire sur un chapitrage efficace (accompagné d’une chronologie étoffée), qui retrace les principales étapes de l’épidémie.
L’ouvrage est ambitieux à plus d’un titre. Pour les deux auteurs, l’entreprise répond à une nécessité, et mêle une préoccupation citoyenne assumée et une exigence scientifique. C’est d’abord le constat les « défaillances » de la mémoire collective vis-à-vis du choc qu’a constitué l’épidémie dans ses années les plus sombres qui les incite à effectuer ce travail. Mais c’est aussi la volonté de rendre compte d’une expérience indissociablement individuelle et collective qui donne sens au projet, et constitue la trame de ce « récit à la première personne ». Il s’agit également de mettre en cohérence la multiplicité des expériences du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. que les répondants soient gays, usagers de drogues ou hémophiles, hommes ou femmes. Les deux auteurs ne se cachent pas d’une asymétrie évidente dans la représentation de la parole des personnes touchées. Les gays sont majoritaires, alors que les migrant-e-s d’Afrique ne sont que très peu évoqué-e-s. On touche évidemment ici à la singularité des enquêtes qui reflètent, sans s’y réduire, les priorités de la santé publique et les préoccupations dominantes dans le champ scientifique dans les années 1980 et 1990 : les personnes migrant-e-s ont longtemps été les parents pauvres de la recherche sur le sida. Pour autant, l’ouvrage réussit bien son pari de la polyphonie des prises de parole. Car au-delà du genre, de la sexualité ou des pratiques, ce sont des récits de la vie avec le VIH qui nous sont offerts, et les communautés d’expérience outrepassent bien souvent les frontières des communautés d’appartenance.
L’ouvrage, enfin, est émouvant. Avoir accès à ces fragments de vie que constituent les extraits d’entretien replonge le lecteur au cœur de la sidération, des incertitudes, de la souffrance, des solidarités et des espoirs qui jalonnent l’histoire de l’épidémie et la vie avec le VIH. Du début des années 1980 au tournant des années 2000, les textes – souvent brefs – accrochent et donnent à réfléchir sur les évolutions et les continuités de l’histoire de l’épidémie. L’annonce de la séropositivité, la prise de traitements, le militantisme associatif, les discriminations, la perspective de la mort ou l’apprentissage de la « vie avec », autant de thèmes qui sont abordés dans la pluralité des expériences et des mots. Le tournant des trithérapies, en 1996, apparait d’autant plus frappant que les personnes interviewées en rendent compte en temps presque « réel ». Mais j’ai également été touché par le souci des deux auteurs de se situer dans cette histoire, et leur manière d’expliciter leur démarche, en particulier dans l’introduction générale (« L’archive de l’autre ») et la postface. Car, comme ils l’expliquent, la collecte de ces données est loin d’être le résultat d’un processus froid et distancié. Les chercheurs en sciences sociales qui s’y impliquent au cours des années 1980 et 1990 sont percutés de plein fouet par une épidémie qui touche aussi des proches, des amis et des collègues.
La démarche de l’entretien sociologique crée parfois des liens entre le chercheur et « l’enquêté » – en particulier si les entretiens sont répétés dans la durée. Mais plus largement, il s’agit d’une « parole donnée » : une relation de confiance et un moment unique de mise en récit de soi. Un processus dont le sociologue ne sort pas indemne. Les introductions de chapitres en rendent également bien compte, et participe de ce « récit incertain et tremblé » auquel aspirent P. Artières et J. Pierret.
Invisibilité ou morcèlement de l’expérience ?
Revenons pour terminer sur l’un des postulats de départ des deux auteurs. Ils expliquent en effet que le sida souffre d’une « amnésie sociale considérable » depuis l’avènements des trithérapies. Un déficit de mémoire sensible dans la communauté gaie, mais également dans l’effacement de la place de l’épidémie dans les transformations qu’ont vécu nos sociétés dans les dernières décennies.
Sur le plan socio-politique, on ne peut que partager ce constat. Les mobilisations contre le sida ont bouleversé le monde de la santé publique, de la médecine, mais plus largement elles ont aussi contribué à changer la société (on pense au PaCS ou à la politique de réduction des risques en toxicomanie). Mais trop souvent, ce rôle de transformation sociale est implicite et impensé… preuve de son succès ?
Je voudrais nuancer le constat concernant les communautés gaies, en évoquant les difficultés inhérentes à la transmission intergénérationnelle de l’expérience de la maladie. La vie avec le VIH, l’ouvrage le démontre, a profondément changé au cours des 30 dernières années. Aujourd’hui, pour beaucoup de personnes séropositives, la chronicisation tend à renvoyer ce vécu vers la sphère privée : en parler avec son médecin, ses amis proches, son/sa ou ses partenaires. La prise de parole publique n’apparaît plus comme une nécessité absolue. Dans ce contexte, les écarts de vécu sont parfois vertigineux entre des personnes infectées dans les années 1980 et dans les années 2000. Difficile, souvent, de se parler de la « même chose » lorsqu’on évoque le sida. C’est ce que mettent bien en lumière les témoignages recueillis par H. Latapie dans Génération trithérapies1Hervé Latapie, Génération trithérapie, Éditions Le Gueuloir, Paris, 2012 auprès de jeunes gais séropos. Ce morcèlement de l’expérience du VIH n’est pas un constat d’impuissance. Pour fabriquer du « commun » entre les générations de séropos et au sein du monde gai, il convient sans doute de partir de ce qui demeure comme une constante historique inquiétante : l’expérience de la discrimination – de la sérophobie – dans la société comme dans les communautés d’appartenance. Un enjeu pris en charge par les associations sida, peu soutenues en cela par les pouvoirs publics… mais peu épaulées non plus par les structures LGBT.
La sortie récente de plusieurs documentaires sur les mobilisations qui ont accompagné les premières années de l’épidémie est un signe encourageant du fait que la transmission de mémoire reste un enjeu d’actualité. Reste à soutenir leur diffusion en France… Dans le même esprit, et pour en garder une trace durable, peut-être serait-il temps de collecter et d’éditer les chroniques «Les années sida» publiées dans les colonnes de Gai Pied Hebdo entre 1990 et 1992, sous la coordination de Franck Arnal et Pierre Kneip (alias P. Epkin)!
> Artières P, Pierret J, Mémoires du sida. Récit des personnes atteintes, 1981-2012.