Cet article a été publié dans Transcriptases n°120.
Le titre de l’éditorial du New England est sans appel : « le dépistage en routine du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. est recommandé et coût-efficace« . De quoi éveiller l’intérêt, quand on sait combien le débat sur le dépistage systématique du VIH en population générale est sensible. En France et dans les pays occidentaux, depuis les années 1980, il existe un consensus des milieux associatif, scientifique, et politique, pour dire que le dépistage systématique du VIH, même volontaire, serait inutile voire contre-productif. Contre-productif parce qu’il risquerait de détourner les individus les plus à risque du système de soins, par crainte de la stigmatisation. Et inutile compte tenu de la faible prévalence de l’infection, et compte tenu du fait qu’un dépistage précoce n’entraînait, à l’époque, en l’absence de traitement, presque aucun bénéfice, ni individuel ni collectif. Transcriptase publiait d’ailleurs en 1993 une brève synthèse du rapport sur le dépistage du VIH écrit par l’association Epiter,qui concluait : « L’instauration du dépistage systématique en population générale ne peut donc pas se justifier sur la base des connaissances épidémiologiques actuelles.1Lert F, Goldberg M « Le dépistage systématique du VIH en population générale est inutile : une synthèse des connaissances épidémiologiques » Transcriptase, no 13, 2-4«
Il est donc particulièrement intéressant que cette question soit posée à nouveau aujourd’hui. Il est clair en effet que la donne a profondément changé avec l’arrivée de traitements efficaces. Les analyses sur l’efficacité du dépistage systématique sont plutôt anciennes et n’ont pas été développées, de fait, dans le nouveau contexte thérapeutique des multithérapies. Le fait que le dépistage n’apportait pas de possibilité d’intervention bénéfique était un argument majeur pour conclure à son inutilité. Or aujourd’hui le bénéfice d’une prise en charge précoce est crucial, à un double niveau : l’accès aux traitements permet a priori, au niveau individuel, de prolonger l’espérance de vie, et, au niveau collectif, de réduire la diffusion de l’épidémie. Le trop grand nombre de dépistages tardifs, aux Etats-Unis comme en Europe, constitue donc pratiquement un scandale sanitaire.
Aux Etats-Unis, on estime que près d’un tiers des personnes séropositives ignoreraient leur statut (280000 pour 900000 personnes séropositives)2Fleming PL, et al. « Tracking the HIV epidemic: current issues, future challenges » Am J Public Health, 2000, 90, 1037-41. Selon les dernières recommandations du CDC, qui déclarait en 2003 vouloir faire du dépistage du VIH un acte de routine en milieu hospitalier, il faut que tout patient qui déclare des comportements à risque se voie proposer un dépistage en milieu hospitalier3« Advancing HIV prevention: new strategies for a changing epidemic – United States, 2003 » MMWR, 2003, 52, 329-32 ; www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/mm5215a1.htm. Reste que plus de 41% des personnes nouvellement diagnostiquées développent un sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. dans l’année4Neal JJ, Fleming PL « Frequency and predictors of late HIV diagnosis in the United States, 1994 through 1999 » 9e CROICROI «Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections», la Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes annuelle où sont présentés les dernières et plus importantes décision scientifiques dans le champs de la recherche sur le VIH. Seattle, February 24-28, 2002, abstract. C’est bien le point de départ des deux études américaines qui viennent de paraître dans le New England, financées en partie par des fonds fédéraux. Bien qu’il existe des études montrant le caractère coût-efficace d’un dépistage renforcé auprès de certaines populations à risque5Zaric GS, et al. « The cost effectiveness of voluntary prenatal and routine newborn HIV screening in the United States » JAIDS, 2000, 25, 403-16 Bos JM, et al. « Routine HIV screening of sexually transmitted disease clinic attenders has favourable cost-effectiveness ratio in low HIV prevalence settings » AIDS, 2002, 16, 1185-7, la question d’un dépistage en routine à l’ère des multithérapies antirétrovirales n’avait jamais été ainsi posée.
Pour y répondre, les deux études parues dans le NEJM proposent une analyse coût-efficacité du dépistage systématique à partir de deux modélisations différentes, et en tenant compte du nouveau contexte épidémique et thérapeutique. Les deux équipes ont construit deux modèles très différents, mais leurs résultats sont largement convergents en faveur du caractère coût-efficace du dépistage en routine. Les résultats sont dans les deux études présentés en termes de coût par QALY (Quality Adjusted Life Year). Globalement, l’ensemble des stratégies de dépistage envisagées conduit à un coût par QALY inférieur à 50000$, seuil qui définit communément une stratégie de prévention comme étant coût-efficace6voir Bouillon K « Qu’est-ce que l’évaluation économique ? » Transcriptases, 2005, 119, 20-21.
Comme le souligne Samuel Bozzette, de la Rand Corporation, qui commente les deux études dans un éditorial, il faut distinguer deux niveaux d’efficacité du dépistage. A un premier niveau qui est celui de la personne contaminée, l’intérêt du dépistage se mesure en qualité de vie gagnée grâce à la prise en charge thérapeutique. A un deuxième niveau, et dans une perspective de santé publique, l’intérêt du dépistage c’est que la prise en charge des personnes atteintes permet de les aider à changer leurs comportements, et aussi de diminuer leur contagiosité : deux outils a priori intéressants pour lutter contre la diffusion du virus.
Une micro-simulation : l’étude de Paltiel
David Paltiel, du département d’épidémiologie de Yale, a créé, en partenariat avec des épidémiologistes de Harvard, un modèle informatique permettant de comparer les pratiques actuelles de dépistage aux Etats-Unis avec un dépistage en routine. Quatre modalités de dépistage en routine sont évaluées : un dépistage unique, ou bien répété tous les cinq ans, tous les trois ans, et tous les ans. Les auteurs utilisent un modèle mathématique de micro-simulation (Cost-effectiveness of Preventing Aids Complication model7Freedberg KA, et al. « The cost effectiveness of combination antiretroviral therapy in HIV disease » NEJM, 2001, 344, 824-31) permettant d’estimer l’impact en termes de coût-efficacité du test de dépistage proposé en routine comparé à la pratique actuellement en vigueur aux EU qui conduit essentiellement à un recours trop tardif ou seulement lors de maladies opportunistes (la durée moyenne qui sépare aujourd’hui aux Etats-Unis la contamination du dépistage était évaluée à 5 ans).
Trois groupes de population étaient définis en fonction du taux de prévalence de séropositifs non connus et de leur incidence annuelle : le premier groupe défini par un risque élevé, un second défini par le seuil recommandé par le CDC pour un dépistage systématique (1% de personnes séropositives non dépistées), et enfin le dernier dont les taux de prévalence et d’incidence sont proches de ceux de la population générale américaine (0,1% de personnes séropositives non dépistées).
Les différentes données nécessaires à la modélisation – caractéristiques de la maladie, efficacité des traitements, importance des effets secondaires, coûts et indices de qualité de vie…- proviennent d’études de cohortes, d’essais cliniques, d’enquêtes nationales ou encore de publications récentes. Les autres variables qui sont prises en compte dans le modèle sont: la sensibilité et la spécificité des tests, les taux d’acceptation du test et de retrait des résultats, le coût du counseling pré et post test, et les résultats virologiques et immunologiques des traitements.
Une cohorte « reconstruite » : l’étude de Sanders
L’étude coût-efficacité de Gilian Sanders repose sur un modèle de Markov qui permet de simuler différents indicateurs à partir d’une cohorte de patients suivis tout au long de leur vie. Ce modèle prend en compte les caractéristiques de la maladie, les coûts et les conséquences liés à la transmission du virus, et les coûts et les conséquences des traitements des patients dépistés séropositifs.
A l’inverse de la démarche de Paltiel, le modèle porte ici sur une cohorte « reconstruite » issue de la population générale pour identifier des évolutions individuelles typiques. La situation de base concernait une population où la prévalence des personnes séropositives qui ignorent leur statut serait de 1%. Bien que la prévalence de personnes séropositives qui ignorent leur statut soit largement inconnue, les auteurs estiment qu’elle se situe de façon probable au-dessus de 0,05% dans la plupart des milieux (grâce à une étude sérologique en aveugle réalisée chez des patients non sélectionnés dans six services du système de soins du ministère des anciens-combattants, où la prévalence de séropositifs non diagnostiqués se situait entre 0,13% et 2,9%).
Efficacité curative individuelle
Les deux études commencent par s’intéresser à l’intérêt de la systématisation du dépistage du point de vue des personnes séropositives. Le prérequis commun des deux équipes est qu’un patient qui retire le résultat de son dépistage positif est un patient qui aura accès aux soins. L’efficacité se mesure ici aux effets du dépistage et de l’accès aux traitements sur la personne : diminution de la réplication virale, amélioration du système immunitaire, et réduction des effets secondaires des traitements, amélioration de la qualité de vie.
De fait, avec un dépistage en routine, le nombre de personnes dépistées au moment d’une infection opportuniste chuterait. Dans l’étude de Sanders, l’analyse du cas typique modélisé montre que le fait de dépister tous les patients suffisamment tôt pour débuter la multithérapie lorsque les CD4 sont à 350 mm3 permettait de gagner 1,5 année de survie par rapport aux pratiques actuelles de dépistage, où les patients commencent le traitement avec, en moyenne, 175 CD4/mm3.
Du coup, la perte de chances que représente un dépistage tardif suffit à rendre coût-efficace le dépistage en routine : c’est le cas chez Paltiel lorsque la prévalence de séropositifs non connus est supérieure à 1% ; mais chez Sanders un dépistage en routine au cours de la vie est coût-efficace même si la prévalence de personnes séropositives qui s’ignorent est de 0,5%, avec un ratio à 50000$ par QALY.
Ces résultats en faveur du caractère coût-efficace du dépistage systématique deviennent encore plus nets dans les deux études lorsque l’on ne considère plus seulement les bénéfices au niveau de la personne séropositive, et que l’on incorpore dans le modèle les données qui concernent la diffusion ultérieure du virus.
Efficacité de santé publique
Passant du niveau individuel à une perspective de santé publique, les deux études incorporent à leurs données sur l’évolution de la santé des personnes contaminées un second niveau d’analyse, qui concerne les bénéfices du dépistage en termes de réduction de la transmission. Ici l’efficacité concerne donc davantage la maîtrise de l’épidémie par une réduction des nouvelles contaminations.
Et malgré la différence de leurs démarches, les deux équipes démontrent que le dépistage en routine est alors coût-efficace même en population générale.
Pour l’équipe de Sanders, lorsque l’on prend en compte les coûts et les bénéfices du dépistage, non seulement pour les individus dépistés, mais aussi pour les partenaires sexuels, le dépistage est coût-efficace même dans une population où la prévalence de personnes séropositives qui s’ignorent est inférieure à 0,05%. Pour évaluer la transmission aux partenaires sexuels il prend en compte les variables suivantes : sexe, type d’activité sexuelle, nombre de partenaires, connaissance du statut, efficacité du counseling, charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. La démonstration repose sur l’évaluation du nombre moyen de partenaires contaminés : une personne séropositive contaminera, en moyenne, dans sa vie, 1,12 partenaire s’il s’agit d’un homme homosexuel8Caceres CF, et al. « Male homosexual transmission of HIV-1 » AIDS 1994, 8, 1051-61, 0,42 partenaire s’il s’agit d’un homme hétérosexuel, et 0,14 s’il s’agit d’une femme hétérosexuelle9de Vincenzi I « A longitudinal study of human immunodeficiency virus transmission by heterosexual partners » NEJM, 1994, 331, 341-6. Ces chiffres diminuent dans une population où un dépistage systématique aurait été proposé : on obtient, respectivement, 0,95, 0,35, et 0,12 partenaire contaminé.
Selon ce modèle, le nombre de transmissions secondaires dépend de l’efficacité du counseling, de la diminution de la charge virale sous antirétroviraux, et de la charge virale standard au moment de la transmission. Par exemple, si l’on estime que le counseling post-test permet de voir diminuer ne serait-ce que de 10% les comportements à risque, le dépistage est coût-efficace (20000$ par QALY).
Dans l’étude de Paltiel, le nombre de transmissions secondaires était calculé à partir de données hypothétiques en fonction des conséquences à la fois virologiques et comportementales de la prise en charge thérapeutique. Avec les pratiques actuelles de dépistage dans les populations à risque élevé, l’équipe de Paltiel considère qu’il y aura entre 44000 et 60000 transmissions secondaires pour 100000 participants au programme de dépistage. Un seul dépistage de routine permettrait d’en éviter 300. Avec un dépistage tous les cinq ans, on en éviterait 2700, et avec un dépistage tous les cinq ans, 5100. Dans la population générale, avec les pratiques existantes de dépistage, on s’attendra à compter entre 780 et 1050 transmissions secondaires pour 100000 sujets ; un dépistage unique au cours de la vie permettrait d’en éviter jusqu’à 10.
L’équipe de Paltiel reconnaît toutefois que ces données sur la transmission secondaire nécessitent des investigations plus poussées, notamment les effets du dépistage sur les comportements à risque. D’autre part, Paltiel note que ces données font l’impasse sur le poids éventuel de la stigmatisation sur les comportements sexuels des personnes séropositives. L’occasion, au demeurant, de pointer le déficit actuel de données quantifiées sur les effets de la stigmatisation, et notamment sur son impact sur l’acceptabilité du dépistage.
Nouvelle donne, nouveaux enjeux
Dans ces colonnes, en 1993, France Lert et Marcel Goldberg listaient cinq critères épidémiologiques classiques permettant de juger de l’intérêt d’un dépistage : la fréquence et la gravité de la maladie ; une période préclinique pour mettre en oeuvre une intervention précoce ; un test avec une valeur prédictive satisfaisante ; enfin, l’existence d’une intervention utile et efficace, et une bonne acceptabilité du dépistage. L’argument le plus souvent avancé contre le dépistage en population générale concerne la valeur prédictive des tests, la spécificité diminuant avec la prévalence. C’était l’un des arguments majeurs du rapport Epiter déjà cité. Cet argument est ici fragilisé par les données de Sanders, qui souligne la très bonne spécificité des tests (Elisa et confirmation Western Blot). Les faux positifs étaient rares dans son étude, avec 0,48 cas pour 100000 testés et une prévalence de 0,1%. Par ailleurs, dans l’étude de Paltiel, qui comparait les tests Elisa et des tests rapides, les résultats n’étaient pas sensibles aux tests, ni même au coût en termes de qualité de vie du préjudice subi par les faux positifs.
L’autre argument avancé contre le dépistage systématique, c’était l’absence d’intervention précoce utile et efficace, en d’autres termes l’absence de traitements. C’est bien le changement de contexte épidémique et thérapeutique qui justifie aujourd’hui ces deux études, et qui explique la nouveauté de leurs résultats en faveur du dépistage.
Transcriptase signalait en 1993 la nécessité pour la réflexion sur le dépistage de « se prêter au jeu d’une actualisation régulière » : l’expertise rendue dans le NEJM, même si elle modélise des données américaines, invite à un nouveau débat en France. Avec peut-être pour point de départ ce que France Lert et Marcel Goldberg concluaient en 1993 dans ces colonnes : « Les indications épidémiologiques du dépistage généralisé n’étant pas réunies, il n’y a pas lieu d’en débattre à nouveau. Mais c’est à l’inverse si les critères épidémiologiques étaient favorables que la discussion des autres arguments, notamment éthiques, prendrait toute son importance pour savoir s’il y a lieu ou non de prendre la décision de systématiser le dépistage« .
Un débat éthique qui devra s’appuyer sur ces nouvelles données, mais aussi sur d’autres aspects du problème que ces deux études n’explorent pas. Il y a d’abord la question des effets du dépistage sur les comportements à risque, question qui a pu faire l’objet de nombreuses intuitions mais qui manque de données. Dans le registre plus spécifique de l’économie de la santé, ces deux études n’évoquent pas de possibles conséquences indirectes positives du dépistage comme la moindre perte de productivité du travail des personnes atteintes ou le gain en termes de réduction des ISTIST Infections sexuellement transmissibles. Il serait également possible d’approfondir mieux les effets négatifs possibles du dépistage, comme par exemple les pertes de productivité des soignants, davantage pris par le counseling et le dépistage.
Il manque enfin, de l’aveu même des auteurs, une étude sur l’acceptabilité du dépistage, sur la compliance des individus, et en particulier de ceux qui ont le plus de comportements à risque. Sans compter une limite importante dans l’interprétation de ces études, de l’aveu même des auteurs : elles modélisent une situation idéale où un résultat positif déboucherait automatiquement sur un accès optimal aux traitements… une chronologie qui est malheureusement loin d’être la règle.