Prévenir les pandémies en empêchant le « spillover »

Et si nous pouvions prévenir les pandémies non pas après l’apparition des premiers cas humains, mais avant même qu’elles ne touchent l’homme, en empêchant le franchissement de la barrière d’espèce ? Un article, signé par deux chercheuses américaines, propose une feuille de route pour prévenir les pandémies à la source.

Une faille dans la prévention actuelle

Depuis la crise du Covid-19Covid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. les financements et initiatives pour renforcer la préparation aux pandémies se sont multipliés. Des plans d’action ambitieux visent à détecter rapidement les nouveaux agents pathogènes, à développer des vaccins en 100 jours, ou encore à renforcer la surveillance dans les pays à revenus faibles et intermédiaires. Mais, rappellent les autrices d’une étude publiée dans Emerging Infectious Diseases, ces plans reposent tous sur une réaction après coup, une fois que l’agent pathogène a déjà franchi la barrière d’espèce– ce que les Anglo-Saxons appellent le spillover – et infecté les humains. Si la majorité de ces événements n’entraînent pas d’épidémies, dans de rares cas, une fois la barrière d’espèce franchie, le pathogène acquiert la capacité de se transmettre entre humains et de déclencher une épidémie, voire une pandémie. Les épidémies d’infections par le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. le CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. le virus Ebola ou encore le virus Nipah sont toutes issues de spillovers. « Pour les pathogènes ayant un potentiel pandémique, chaque passage de l’animal à l’homme représente ainsi une menace immédiate. C’est à ce moment précis – au point zéro – que la prévention doit s’exercer », estiment Emily S. Gurley (épidémiologiste à la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health) et Raina K. Plowright (chercheuse à l’Université Cornell et au Cornell Atkinson Center for Sustainability). Or, « La prévention du spillover reste un angle mort des politiques de préparation pandémique », déplorent-elles. Une approche « One Health » pour comprendre les transmissions

Dans leur article, les deux scientifiques préconisent une démarche transdisciplinaire de type One Health afin d’enquêter sur les événements de spillover. L’idée : remonter la chaîne causale à partir du patient zéro pour identifier les conditions écologiques, sociales et biologiques ayant rendu possible cette transmission.

Une enquête qui doit reposer sur plusieurs champs d’expertise :

  • La médecine clinique, afin de reconnaître les signes d’infection inhabituels ;
  • L’épidémiologie, afin d’analyser les contacts et les chaînes de transmission ;
  • La biologie moléculaire, afin d’identifier l’agent pathogène et son origine ;
  • L’écologie et la zoologie, afin de repérer les espèces réservoirs ou intermédiaires ;
  • Les sciences sociales, afin de comprendre les comportements humains favorisant les contacts animaux-humains ;
  • Et enfin l’environnement, afin d’évaluer les changements d’habitat ou de climat qui ont modifié les dynamiques de population des animaux réservoirs.

Deux exemples emblématiques : Hendra et Nipah

Afin d’illustrer l’intérêt de la démarche One Health pour prévenir le risque qu’un virus franchisse la barrière d’espèces et contamine l’homme, les autrices de l’étude s’appuient sur deux exemples emblématiques : le virus Hendra en Australie et le virus Nipah au Bangladesh.

Le virus Hendra en Australie

En Australie, quelques rares cas de contamination humaine par le virus Hendra, qui se transmet habituellement des chauves-souris aux chevaux, ont été observés. C’est grâce aux écologistes impliqués dans les recherches sur le franchissement d’espèce de ce virus que les mécanismes sous-jacents ont été compris. Ils ont en effet observé que les chauves-souris se nourrissaient de fruits immatures, un comportement anormal témoignant d’une pénurie alimentaire. Des études menées par la suite ont permis de mettre en évidence que la déforestation, couplée aux aléas climatiques, privait les chauves-souris de leur nourriture habituelle et les poussait vers les zones agricoles, augmentant le risque de contact avec les chevaux. Comprendre l’origine du spillover du virus Hendra a ainsi permis de proposer une solution pour réduire ce risque : restaurer les habitats des chauves-souris afin de limiter leur migration vers les zones humaines. Les autrices de l’étude notent qu’il faudra néanmoins plus d’une décennie pour savoir si cette solution est effectivement efficace.

Le virus Nipah au Bangladesh

Autre exemple, celui du virus Nipah. Identifié pour la première fois en 1999 lors d’une flambée survenue parmi des éleveurs de porcs, en Malaisie, ce virus zoonotique peut provoquer, chez l’homme, une maladie pouvant aller de l’infection asymptomatique à l’infection respiratoire aiguë, voire à l’encéphalite mortelle. Au Bangladesh, des flambées se produisent presque chaque année depuis 2001, date de la première détection du virus Nipah dans ce pays. Les premières épidémies humaines ont conduit à une série d’enquêtes One Health. En 2005, un lien a été établi avec la consommation de sève de palmier dattier, une tradition culturelle qui consiste à recueillir et à boire la sève à même les arbres. C’est l’enquête menée conjointement par des chercheurs en écologie (montrant que les chauves-souris urinaient dans les récipients de collecte) et des virologues (montrant que le virus Nipah persistait dans la sève du palmier dattier), qui a permis de comprendre l’origine des infections humaines. Couvrir les pots de collecte de la sève est alors apparu comme la solution la plus évidente à mettre en place pour réduire le risque de contamination. Cette mesure simple est toujours appliquée aujourd’hui.

Lever les obstacles à la détection des spillovers

Ces exemples montrent que l’approche « One Health », dont l’application ne se limite pas aux virus et aux chauves-souris mais s’étend à d’autres agents infectieux et à d’autres réservoirs, permet de prévenir les « spillovers ». Toutefois, si les occasions de mieux comprendre et prévenir ces événements sont fréquentes, elles sont souvent négligées en raison d’enquêtes tardives, laissant l’origine de nombreuses épidémies (Ebola, Nipah, H5N1, Covid-19) incertaine. Plusieurs raisons à cela, listent les autrices :

  • Le manque de moyens des systèmes de santé pour diagnostiquer des pathogènes rares ;
  • La crainte de répercussions économiques locales ;
  • Les pressions politiques ou diplomatiques en cas de déclaration publique d’une infection émergente ;
  • L’absence d’incitation des pays à signaler les premiers cas.

Pour Emily S. Gurley et Raina K. Plowright, « les spillovers sont des événements politiquement sensibles, mais leur détection précoce est cruciale (…) Tant que nous n’investirons pas dans la recherche proactive One Health, nous resterons exposés à leur impact. »

Un investissement modeste, des bénéfices immenses

Prévenir les spillovers demande des recherches écologiques, sociales et épidémiologiques, sur plusieurs années. Cela dépasse souvent le cadre d’un financement de recherche classique. Mais les retours sur investissement sont potentiellement considérables : éviter une pandémie peut épargner de nombreuses vies et de colossales pertes économiques. Il s’agit d’un changement de paradigme, où la prévention devient plus qu’une stratégie complémentaire : une priorité absolue.

La stratégie présentée par Emily S. Gurley et Raina K. Plowright repose sur une évidence simple mais oubliée : la meilleure façon de lutter contre les pandémies est de les empêcher de commencer. Il ne s’agit plus de guetter l’intrusion d’un virus pour le contenir, mais de comprendre et interrompre les mécanismes écologiques qui permettent son apparition.

Dans un monde confronté à des crises écologiques, climatiques et sanitaires interconnectées, la prévention primaire des pandémies devrait apparaître comme un impératif éthique, scientifique et politique.

Référence
Gurley E.S., Plowright R.K. (2025). A Roadmap of Primary Pandemic Prevention Through Spillover Investigation. Emerging Infectious Diseases, Vol. 31, n°8. DOI : 10.3201/eid3108.250442