Méthadone bashing, un classique français

Malgré son ancienneté et la reconnaissance dont elle bénéficie au niveau international, la méthadone reste un médicament mal connu, voire suspect, en France. Son histoire est une suite de rendez-vous manqués avec le système de soins, mais pas avec les usagers.

En janvier 2024, le laboratoire Bouchara Recordati a réuni quelques experts pour fêter les quarante ans de prescription de la méthadone en France, ce médicament de substitution opioïde, symbole d’une révolution dans la prise en charge des héroïnomanes. Au-delà d’un parfum héroïque légèrement nostalgique distillé par les pionniers de l’expérience française présents à la tribune, le public est resté un peu sur sa faim. On a évité les sujets qui fâchent comme la progression ininterrompue de la courbe des décès imputables à la méthadone qui la place en tête des substances recensées par les enquêtes Drames 1.

On n’a pas non plus évoqué de nouvelles galéniques en matière de prise en charge de la douleur ou même d’hypothétiques avancées réglementaires. C’est dommage, car la méthadone est régulièrement citée dans la communication de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) comme un danger potentiel dont il convient de contenir la diffusion. Un classique français : le méthadone bashing.

Une histoire qui commence mal

La méthadone est un antidouleur opioïde qui a le mauvais goût d’avoir été synthétisé en Allemagne par IG Farben, en 1939. Cette source germanique est à l’origine d’une légende tenace qui associe la méthadone, commercialisée sous le nom « Dolophine », au regretté Adolphe, connu de l’autre côté du Rhin pour son amour de l’humanité. En réalité, la « dolophine » tire son nom du latin « dolo » (douleur) et connait une large diffusion aux États-Unis dans les années 1960 grâce à l’action de trois visionnaires, Vincent Dole, Mary Nyswander et Mary Jeanne Kreek. Cette identité américaine vint une seconde fois se heurter à ce qu’il faut bien nommer le patriotisme franchouillard.

Dans les années 1970-1980, le règne sans partage de la psychanalyse comme référence thérapeutique du « soin aux toxicomanes » a opposé une résistance têtue aux tentatives d’implantation de programmes méthadone en France. La doxa freudienne appuyée sur les positions du médiatique Dr Olievenstein diabolisait littéralement la molécule, accusée d’être l’instrument d’un pouvoir médical quasi totalitaire coupable de dresser des listes de drogués sous surveillance. Pour mémoire, rappelons que, dès 1971, l’hôpital Fernand Widal, l’hôpital Sainte-Anne, l’hôpital Marmottan et l’intersecteur de psychiatrie de Marseille ont obtenu une autorisation expérimentale de prescrire le médicament en France. Malgré cette relative précocité, seuls les deux premiers ont eu le courage de franchir le pas en prescrivant de la méthadone à quelques dizaines de patients triés sur le volet.

Le village français en résistance

Cette véritable guerre idéologique débouche sur une catastrophe, l’épidémie de sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. parmi les usagers de drogues, aujourd’hui un peu oubliée. Dès le milieu des années 1980, devant les ravages de la pandémie, la plupart des démocraties se convertissent à la prescription de méthadone, largement appuyée sur les principes de la réduction des risques. Toutes les démocraties ? Non. Un petit village français résiste aux constats d’évidence en contestant l’efficacité des traitements de substitution en matière de prise en charge des « toxicomanes». Selon les théories de l’époque, la substitution serait efficace pour lutter contre le sida, mais dangereuse pour les usagers.

Résultat, en 1992, lorsque Bernard Kouchner, pourtant partisan de la réduction des risques sur le papier, quitte son poste de secrétaire d’État à la Santé, il n’y a que 50 patients substitués à la méthadone dans toute la France quand ils sont plusieurs dizaines de milliers au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, dans les pays scandinaves…

En 1995, sous l’impulsion de Simone Veil, qui succède à Bernard Kouchner, la méthadone quitte enfin le ghetto de l’expérimentation pour bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). Les toxicos, les drogués, tous ces héroïnomanes emblématiques des années 1980 veulent de la « métha ». Ils veulent fuir la mortalité du sida, des OD, sortir d’une délinquance qui, déjà, se confond avec le monde des cités. La presse dénonce les arrachages de sacs à main et les casses de pharmacies perpétrés par des drogués en manque. Il faut donc répondre à la demande des toxicos. Très vite, la prescription s’envole et passe de 50 à 5 000 patients, mais reste largement en deçà de la demande des usagers.

La fabrication du produit est d’abord confiée au laboratoire Mayoly Spindler, un petit industriel qui jette l’éponge au bout de quatre ans. Il faut dire qu’il y a peu ou pas de bénéfice à retirer de l’opération. En matière de plus-value capitaliste, la méthadone, c’est « Little Pharma ». Le prix de vente est faible, le conditionnement en flacon et le transport sont onéreux et rendent la distribution compliquée.

En 1999, c’est Bouchara, une entreprise familiale, qui relève le défi. La méthadone rapporte peu aussi parce que le cadre règlementaire lui définit un périmètre strict : pas de primoprescription en dehors des « centres méthadone », c’est-à-dire des unités spécialisées dans quelques hôpitaux ou dans des centres d’accueil pour toxicomanes gérés par des structures traditionnelles orientées vers la recherche de l’abstinence et les psychothérapies. La méthadone est un agoniste pur, comprendre une molécule qui reproduit les effets opioïdes de la morphine ou de l’héroïne, euphorie et overdoses comprises. Il est difficile de la vendre au public comme ce « médicament qui soigne le manque, sans donner de plaisir », ainsi que le présentent les journaux grand public.

Bupréland, le modèle français

La solution est trouvée en 1996 avec la mise sur le marché du Subutex, nom commercial de la buprénorphine haut dosage (BHD), une autre molécule opioïde qui a la particularité d’être un agoniste partiel ne reproduisant donc que partiellement les effets de l’héroïne. Autre avantage et non des moindres, les overdoses sont théoriquement impossibles avec le « Subu ». La production industrielle est aux mains du géant américain Schering Plough qui voit ses bénéfices décoller au-delà de ses prévisions les plus optimistes2, soit plusieurs millions d’euros par an.

L’AMM du Subutex répond à la demande exponentielle de médicaments de substitution opioïdes (MSO) des patients héroïnomanes. La réglementation autorise la primoprescription chez les généralistes, ce qui fait de la France l’un des pays les plus libéraux en matière de prescription d’opiacés. « Bupréland », le modèle français de substitution, est un modèle qui discrimine délibérément la méthadone au profit de la buprénorphine.

La tentation du rééquilibrage

L’inégalité réglementaire entre les deux molécules marginalise durablement la méthadone jusqu’à ce que la pression des usagers bouscule le système. Le Subu ne répond pas aux attentes de nombreux amateurs d’opioïdes, qui sont en recherche de sensations plus proches de l’héro. De plus, la BHD est plus fréquemment détournée par voie injectable, provoquant des abcès en cascades et des problèmes pulmonaires liés à la galénique particulière du médicament.

De quelques milliers au début des années 2000, la prescription de métha progresse donc jusqu’à atteindre la proportion de 40/60 dans les années 2010 (+ 62 % entre 2009 et 20183), voire une quasi parité aujourd’hui (45/55 en 20224). De nombreux patients initiés dans des centres obtiennent leur « passage en ville » chez un médecin généraliste, une pratique encadrée par la réglementation qui permet de désengorger les files actives5. En 2007, Thierry Kin, responsable médicament chez Bouchara Recordati pousse à la mise sur le marché d’une nouvelle galénique, la gélule de méthadone, bien plus pratique à transporter et beaucoup plus discrète que les encombrants flacons. C’est le temps d’une brève idylle entre la méthadone et le système de soins. On envisage même un changement de statut avec une expérimentation de primoprescription de la méthadone en ville. Débute le feuilleton « Méthaville », une étude financée par l’ANRS et menée conjointement par le Dr Alain Morel et Patrizia Carrieri, ingénieure de recherche à l’Inserm. En 2014, les résultats positifs de l’expérimentation laissent prévoir un changement d’attitude à l’égard de la méthadone. Malheureusement, la malédiction française frappe ce projet en plein vol. Le changement de réglementation envisagé coïncide avec la montée de la courbe des surdoses de méthadone dans la population.

Drames…

La guerre des chiffres sévit dans les politiques de drogues comme dans d’autres domaines – l’immigration ou la délinquance. L’enquête Drames, réalisée par l’ANSM délivre chaque année les chiffres des surdoses catégorisées par produits. Depuis 2013, une hausse inquiétante de la courbe place la méthadone en tête des opioïdes dont la consommation est à l’origine d’un décès sur trois en 2022.

On relève notamment le cas de très jeunes enfants ayant absorbé une dose létale par accident. Ces situations navrantes alliées à une augmentation indiscutable des trafics et détournements amènent les autorités sanitaires à ne plus voir la méthadone que sous le prisme du danger. Le laboratoire a beau multiplier les mesures de sécurité (renforcement des blisters de la gélule et de l’ouverture des flacons), le chiffre des surdoses torpille un à un tous les projets relatifs à un élargissement de la prescription, à commencer par Méthaville. Même les patients douloureux demandeurs d’une méthadone analgésique dans le traitement des cancers ont vu leurs attentes douchées pendant dix ans avant de bénéficier d’une timide AMMAMM Autorisation de Mise sur le Marché. Procédure administrative qui autorise un laboratoire pharmaceutique à commercialiser une molécule. 6.

Chaque parution de Drames enterre un peu plus le dossier méthadone sous une pile de prédictions funestes. La hantise d’une campagne de presse opportunément instrumentalisée par les opposants idéologiques à la politique de réduction des risques n’est pas un fantasme. La méthadone, cette drogue donnée aux drogués payée par nos impôts qui tue plus que l’héroïne, peut à tout moment surgir comme carburant polémique, à l’instar des mobilisations anti-salles de consommation à moindre risque. De l’autre côté des Alpes, Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, a déjà rodé ses éléments de langage. Le rapport 2024 sur la politique des drogues rédigé par la présidence du Conseil contient la phrase suivante : Il faut dénoncer la faillite de la politique de renoncement connue sous le nom de « réduction des risques » si l’on en croit le chiffre des décès imputables à la méthadone, en une décennie, ils ont triplé…7

La RdR menacée

Madame Meloni a raison, le vrai sujet est effectivement celui de la politique de réduction des risques. Un entredeux que les autorités françaises ont toujours eu du mal à regarder en face, sauf peut-être pendant les années sida. Les impasses de la méthadone sont dues au malaise engendré par ses propriétés agonistes difficilement cachées par l’étiquette médicament. Le succès de la méthadone auprès des usager.ères a fait le lit de son malheur. C’est pour ses propriétés euphorisantes et relaxantes qu’ils ou elles l’expérimentent, en général hors traitement, en se refilant flacons et gélules comme on se refile des plans. L’étroitesse du goulot des prescriptions rend plus opaque encore cette zone grise qui renvoie la méthadone à un rôle de drogue de substitution. Mais c’est bien cet entre-deux qui fait le succès des TSO partout dans le monde. Le méthadone bashing dénoncé par Thierry Kin dans le Journal d’Asud et le Flyer ne fera pas baisser le chiffre des overdoses d’héroïne, qui remonte après avoir baissé drastiquement dans les années 2000 au moment où la méthadone progresse8. Le méthadone bashing ne dit rien de la disparition de l’héroïne de régions entières où elle était présente dans les années 1980-90. Rien non plus de l’écart entre nos statistiques de surdoses, certes toujours dramatiques, et celles de pays voisins comme la Suisse, l’Allemagne ou le Royaume-Uni où le nombre de décès par overdoses est largement supérieur.

Oui, la métha est mortelle pour de nombreuses personnes peu ou pas informées, seules, peu ou mal prises en charge, quelquefois tout simplement désespérées du fait de leur isolement. Les recommandations officielles d’addictovigilance disent à leur manière la même chose. Il faut diffuser les savoirs, sortir des tabous via les associations d’usagers ou les forums, lancer des campagnes d’information grand public pour que la méthadone, la BHD, la naloxone, cessent d’apparaître comme des objets mystérieux un peu louches.

L’ANSM suggère également de mieux renseigner les circonstances des morts par overdoses pour établir une typologie des vulnérabilités, outil indispensable pour bâtir une prévention efficace. En 2022, 257 personnes ont succombé à une surdose de méthadone sur 647 décès directs.

Combien de vies sauvées par notre système particulièrement libéral de substitution qui perdure ? Attention au silence général qui entoure ce succès et pourrait transformer le bashing de la méthadone en haro sur la politique de réduction des risques en général.

  1. Drames (Décès en relation avec des médicaments et des substances) ↩︎
  2. Voir Fabrice Olivet, « Alcooliers contre addictologues, un lobby peut en cacher un autre »
    Swaps n° 98-99 ↩︎
  3. ANSM, Suivi national d’addictovigilance de la méthadone, Centre d’addictovigilance PACA-CORSE 2019
    ↩︎
  4. OFDT, traitement de substitution aux opioïdes, bilan 2023 ↩︎
  5. La méthadone est primo prescrite dans les centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) et les structures d’addicto hospitalières ↩︎
  6. ZORYON, opioïde de palier III, autorisé en 2020 ↩︎
  7. Presidenza dei Consigli dei Ministri, Relazzionne annuale al parlamento sul fenomeno delle tosidipendenze in Italia 2224; p.4. Alfredo Mantavano Sous-secrétaire d’État à la Présidence du Conseil ↩︎
  8. Thierry Kin, Méthadone, histoire et déboires, Asud journal n° 65, Dec. 2022 ↩︎