En 2012, dans un petit pamphlet distribué par un mec de la communauté, dans un encart, au verso, on apprenait qu’en 2011, le Royaume-Uni avait connu le plus grand nombre de nouvelles infections au VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. parmi les homosexuels depuis le début de l’épidémie. Ça m’a choqué d’apprendre ça, au passage, dans une brochure, un des derniers vestiges de l’activisme du XXe siècle. J’ai eu honte d’une certaine manière de ne pas le savoir et que la communauté ne soit pas au courant. Il y avait un véritable gouffre entre elle et les grandes organisations, comme le Terrence Higgins Trust. Ces dernières ne faisaient rien.
Parallèlement, la PrEPPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. était devenue disponible aux États-Unis et un peu plus tard en France. Il a fallu attendre encore dix ans pour qu’elle soit disponible au Royaume-Uni, et encore pas pour tout le monde. Tous les gays n’y ont pas accès de la même manière. Il existe une différence d’accès entre les hommes gays blancs et les autres, entre les hommes et les femmes… L’accès à la PrEP est stratifié, raciste et sexiste. Et les dirigeants communautaires ont joué un rôle actif à cet égard, en se concentrant sur les besoins de certains gays au détriment des autres composants de notre communauté. Aujourd’hui, face au chemsex, j’ai l’impression que la même chose se reproduit.
Les drogues et la lutte
Le crystal meth est arrivé en Europe depuis les États-Unis dans les années 2000. En 2013,
David Stuart est cité dans un article de The Lancet devenu très célèbre. C’était la première fois que le crystal était mentionné dans une revue médicale. C’est à cette époque que j’ai réuni des personnes que je trouvais intelligentes pour échanger sur ce qui n’allait pas : de ce que nous pourrions perdre sans la PrEP, du risque chemsex, du VHC, et des problèmes de santé sexuelle et mentale que certains d’entre nous connaissaient…
Ces discussions ont donné naissance à Reshape, notre association. Nous l’avons créée pour modifier en profondeur la réponse face au VIH et à ses maladies associées, en prenant en compte les conditions sexuelles et mentales des personnes. Pour travailler sur la prévention du VIH, nous avons alors collaboré avec David Stuart, ce qui nous a conduit à lancer le projet Chemsex en 2015. Il s’était rendu aux urgences pendant un week-end férié, et il a mené une petite étude : quand il demandait aux gens hospitalisés pour overdose quelles drogues ils avaient pris, dans 100% des cas, c’était en lien avec le chemsex, défini comme le mélange d’un upper (stimulant) – le plus souvent du crystal meth –, d’un downer (dépresseur) – d’abord la kétamine, mais depuis son interdiction, le GHB – et d’un psychédélique, comme l’ectasy.
Le rôle de Reshape est d’aider à construire des projets et des partenariats pour la santé sexuelle, le bien-être mental, l’équité et la justice. Nous aidons les gens à travailler ensemble, nous croyons à la solidarité, à la nécessité d’établir des liens en sortant des silos, dans un monde intersectionnel. Nous sommes des « réseauteurs ». Nous avons ainsi créé le premier Forum chemsex en 2016, avec pour but d’accueillir les personnes pratiquant le chemsex mais aussi des prestataires de soins, des membres de la communauté, des chercheurs et des militants, pas seulement gays. Et dès le début, les personnes trans ont été incluses et associées au projet.
Des valeurs à promouvoir
C’est à Berlin, à l’occasion du 2ᵉ Forum chemsex que nous avons identifié ce que nous avons appelé « le parcours problématique du chemsex », pour nous permettre de comprendre à quel moment il était possible d’intervenir. Ce parcours était le suivant : quelqu’un débarque, il se sent seul et il veut s’impliquer dans la communauté. Il sort, il essaie de se faire des amis, il va sur les applications, il découvre la drogue, et se sent incroyablement heureux. Il se fait beaucoup d’amis. Mais ces liens d’amitié se brisent et il se retrouve au même endroit qu’au début du parcours, déprimé et seul. Ce cas de figure était déjà très répandu. Je pense qu’il faut vraiment revoir nos représentations. Du forum berlinois, nous avons constaté que beaucoup avaient l’impression de se trouver dans une position intenable : critiqués s’ils faisaient du bareback, mais aussi critiqués s’ils n’en faisaient pas ; critiqués s’ils faisaient du slam, mais critiqués aussi s’ils ne voulaient pas en faire ; critiqués s’ils avaient recours à la PrEP, mais critiqués aussi s’ils ne l’utilisaient pas.
Comment expliquer que dans notre communauté, nous prenons des drogues de plus en plus sales et de plus en plus dangereuses pour nous ? Ce sont de véritables questions existentielles auxquelles nous sommes confrontées. Qu’ils soient désespérés ou non, les gens prennent plus de risques, et essaient de faire plusieurs choses en même temps. Ils travaillent le plus possible, rapidement, et ils ont aussi pleins de partenaires. Je crois que c’est pour cela qu’il est pertinent d’utiliser le concept du « stress communautaire » : les personnes marginalisées subissent un stress spécifique. Par exemple, les personnes vivant avec le VIH sont stressées, à cause de l’angoisse, des stigmatisations et des discriminations auxquelles elles font face.
Aujourd’hui, si on se permet de faire une analyse à la Foucault de la situation, on s’aperçoit que les structures existant dans nos communautés fonctionnent comme n’importe quelle autre institution dans une société capitaliste : elles ont tendance à se couper des personnes et à servir leurs intérêts propres, plutôt que ceux de la communauté. Pour sortir de cette impasse, nous avons essayé de définir des sujets essentiels, des valeurs, à l’occasion du Forum chemsex que nous organisons à Munich le 20 juillet, en amont de la conférence internationale sur le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome.
Tout d’abord, la solidarité est fondamentale. Nous voulons encourager une véritable collaboration communautaire, sortir des sentiers battus individuels, notamment en matière de santé et de VIH. Ensuite, il faut reconnaître qu’un certain nombre de personnes sont attirées par des drogues intenses, pour le plaisir ou l’évasion et que cet usage, dans le contexte de marginalisation que connaissant les gays, a un impact sur leur santé.
Enfin, il faut refaire et réclamer de la prévention. Aujourd’hui, on ne parle que de PrEP et rien n’est dit sur U = U (NDLR : I = I en français, indétectable = intransmissible, le fait qu’une personne vivant avec le VIH sous traitement avec une charge viraleCharge virale La charge virale plasmatique est le nombre de particules virales contenues dans un échantillon de sang ou autre contenant (salive, LCR, sperme..). Pour le VIH, la charge virale est utilisée comme marqueur afin de suivre la progression de la maladie et mesurer l’efficacité des traitements. Le niveau de charge virale, mais plus encore le taux de CD4, participent à la décision de traitement par les antirétroviraux. indétectable ne transmet pas le VIH) par exemple, c’est comme si l’ensemble du concept de prévention combinée avait été remplacé par la seule PrEP. En matière de chemsex aussi, la réduction des risques ne suffit pas, il faut faire de la prévention, en particulier à l’attention des jeunes, car nous voyons de trop nombreuses initiations sexuelles par le chemsex chez des jeunes de 14 à 17 ans.
Élargir le spectre
Aujourd’hui, je pense qu’il faut élargir notre définition du chemsex. Il faut que nous soyons plus inclusifs. Sur notre plateforme d’échange, beaucoup font remonter que l’usage sexualisé de produits, notamment chez les travailleurs du sexe et les personnes trans, se diffuse de plus en plus. En particulier, certain·es travailleur·ses du sexe qui travaillent avec des clients gays pratiquent le chemsex, parce que c’est ce qu’on leur demande de fournir.
Il faut que la notion d’approche intégrée soit mieux connue et popularisée : les populations clés sont plus diverses que ce que nous avons admis jusqu’à présent, et leurs spécificités doivent être prises en compte dans les domaines de la santé mentale, de la réduction des risques, de la santé sexuelle et de la toxicomanie. Prendre en compte l’aspect culturel permet de créer des réponses intégrées et pertinentes pour les populations clés.
Ces Forums doivent aussi permettre de renforcer notre réponse collective face au chemsex, et en particulier au niveau international, en travaillant à mobiliser les organismes internationaux, les gouvernements, les bailleurs de fonds et les prestataires de soins de santé. L’OMS présentera une stratégie chemsex à cette occasion.