Depuis combien de temps le chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. est-il identifié à Lisbonne?
Filipe Couto Gomes : Entre 2010 et 2012 déjà, l’usage de méphédrone en contexte sexuel avait été repéré à Lisbonne chez les HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes. C’est dans cette première période que les cathinones ont été banalisées. Cependant, les premières initiatives de réduction des risques n’ont été mises en place qu’autour de 2018 ou 2019, ainsi que des orientations vers des services d’aide aux approches cliniques spécifiques pour les personnes pratiquant ce qu’on a compris comme étant le chemsex. Cela répondait à l’augmentation de conséquences graves liées aux substances : logiquement, en découlaient plus de demandes de soutien dues à la perte de contrôle.
Quelle définition avez-vous du chemsex ?
FCG : Ici, le terme « chemsex » est bien entendu utilisé par les usagers eux-mêmes, mais il a d’abord été utilisé par les services qui leur sont destinés et les médias LGBT, mais aussi généralistes. On peut ainsi le définir en se référant aux consommateurs qui cherchent un soutien : ce sont généralement des HSH qui ont un usage sexualisé des cathinones, du GHB et/ou de la méthamphétamine, dans différents contextes. Les consommateurs d’autres substances psychoactives (kétamine, cocaïne, MDMA…) et celles et ceux qui ne sont pas en lien avec des HSH (personnes trans et non binaires, femmes cis, hommes qui n’ont pas de rapports sexuels avec des hommes) sont moins présents dans ces services. Dans les services destinés au chemsex à Lisbonne, c’est d’abord la définition donnée par David Stuart au Royaume-Uni qui a été pertinente1.
Quelles sont les évolutions récentes que vous avez remarquées : nouveaux usages, nouveaux produits, nouveaux publics ?
FCG : Depuis les confinements de 2020 et 2021, et avec la reprise du tourisme international à partir de 2022, le chemsex a pris beaucoup plus d’ampleur à Lisbonne et à Porto qu’auparavant. Le chemsex concerne désormais un groupe croissant et hétérogène d’HSH – résidents et touristes, de conditions économiques, d’âges et de pays d’origine différents, avec une forte représentation de personnes vivant avec le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et un nombre important de travailleurs du sexe. Les pratiques de consommation, sexualisées ou non, de cathinones et de GHB se sont également diversifiées : elles ont lieu non seulement dans des soirées privées et des saunas, mais aussi dans des groupes d’amis, sur la plage ou encore dans des soirées de la scène queer alternative. Le chemsex à Lisbonne inclut désormais d’autres substances, comme différents sous-types de cathinones, la méthamphétamine, la kétamine… C’est aussi depuis ce moment qu’est apparue la consommation par injection, le slam.
Comment parle-t-on du chemsex à Lisbonne ? Quelle est son image parmi les usagers, les associations, les professionnels de santé/RdR ? Est-ce seulement un problème, ou bien y a-t-il aussi de la place pour l’expression d’expériences positives ou moins problématiques ?
FCG : Les discours que tiennent les usagers sur le chemsex traduisent sa complexité : l’intensité de l’expérience, le plaisir obtenu, mais aussi les difficultés rencontrées, la pression du « tout le monde le fait ». Il me semble que les discours sur le chemsex sont probablement plus positifs lorsqu’il se déroule entre amis ou dans la scène alternative queer que dans le cadre de rencontres occasionnelles sur les applications ou dans des soirées privées et les saunas. Mais généralement, le discours sur le chemsex est focalisé sur les expériences les plus dures, sur les personnes dans les situations les plus difficiles, à l’occasion des complications qui peuvent survenir. Les services de santé se concentrent naturellement sur les demandes qu’ils reçoivent : difficulté à contrôler la consommation, blessures et effets toxiques, violences sexuelles, difficultés de santé mentale et difficultés sexuelles. J’oserais dire que le plaisir que procure le chemsex ne se dit pas, il se vit, et que ce sont les difficultés qui font que les gens en parlent. Et quand ils en parlent enfin, ils parlent aussi de la vie avec le VIH, de la solitude, des difficultés à avoir une satisfaction sexuelle et d’autres questions de cet ordre.
Nous savons que nombreux sont ceux qui pratiquent le chemsex sans rencontrer trop de difficultés majeures. En 2019, nous avons essayé de les sensibiliser à des manières plus sûres de le pratiquer, en proposant une campagne spécifique, avec des publications dans un magazine LGBTQI sur Internet. L’objectif était d’aider les usagers à identifier quand et comment trouver un espace de réflexion, d’information et de soutien avec nous. C’est la seule initiative qui a été financée par les pouvoirs publics. Une brochure produite dans ce cadre comprenait des recommandations de RdR pour des usages plus sûrs et les coordonnées des services de RdR de santé sexuelle et de lutte contre les violences sexuelles.
Comment les usagers se procurent-ils les produits ? Peuvent-ils le faire analyser ?
FCG : Les chemsexeurs se procurent les substances de plusieurs façons : soit sur des sites Internet, soit auprès de revendeurs qu’ils contactent sur les réseaux sociaux ou au téléphone. Certains sont à la fois utilisateurs et revendeurs. D’autres obtiennent les substances directement dans les fêtes ou à l’occasion de rencontres sexuelles. Il arrive que, d’une certaine manière, ils échangent des relations sexuelles contre l’accès à la substance. Ils peuvent faire analyser les produits auprès de l’association Kosmicare. Les usagers apportent un échantillon de leurs produits les mardi et mercredi, ils obtiennent les résultats le vendredi, par téléphone ou via une messagerie (WhatsApp, Signal, Telegram). Il s’agit d’analyse qualitative pour la plupart des produits, c’est-à-dire qu’ils sont identifiés dans les échantillons, mais sans connaître la teneur, sauf pour la MDMA et le 2C-B, qui sont quantifiables et pour lesquels on peut donner le pourcentage de la substance active dans l’échantillon.
Une spécificité du Portugal, c’est sa politique en matière de drogues, depuis longtemps orientée vers la réduction des risques. Quel impact sur le chemsex ? Et dans ce contexte, comment agit la police ? Comment intervient-elle en cas de problème (OD, G-Hole) chez des usagers ?
FCG : Au Portugal, la possession et la consommation de substances psychoactives ont été dépénalisées en 2001. Mais cela ne signifie pas que cela est légal. Si la police découvre un réseau ou un lieu où le chemsex est pratiqué, elle obligera les utilisateurs à se présenter devant une « commission pour la dissuasion des addictions à la drogue »2, car les substances psychoactives restent illicites. Cette commission pourra les obliger à obtenir de l’aide le cas échéant. S’il y a suspicion de trafic, il pourra y avoir des poursuites judiciaires. En revanche, la police n’intervient pas lorsque les secours sont appelés en cas de surdose. Ce qui n’empêche pas que nous avons de nombreux signalements de personnes inconscientes, abandonnées, dans les escaliers d’un immeuble dans lequel se déroule une fête, de l’autre côté de la rue, voire dans un endroit isolé, par des personnes qui n’appellent les urgences qu’après s’être assurées qu’elles ne seront pas identifiées !
Vous avez évoqué que le chemsex est devenu un enjeu au fur et à mesure que ceux qui le pratiquent se sont adressés à des services de prise en charge. Comment s’est organisée la réponse face aux problèmes posés par le chemsex ? Comment se passe l’accès des chemsexeurs aux services d’addictologie ?
FCG : Les services publics d’addictologie ont été conçus pour être indépendants et facilement accessibles. Mis en place lors de la crise de l’héroïne dans les années 1990, ils ont depuis été adaptés au traitement des addictions à l’alcool, à la cocaïne, au cannabis, aux jeux d’argent et aux jeux vidéo. À l’initiative de certains professionnels de santé de Lisbonne, une consultation spécifique dédiée au chemsex a été mise en place, d’abord sous une forme embryonnaire en 2018, puis plus structurée à partir de 2020. Elle a été appelée DiverGENTE3. Dans cette deuxième phase, la consultation s’est appuyée sur une collaboration étroite avec deux structures communautaires, Kosmicare, pour la réduction des risques, et le CheckpointLX de GAT, pour la santé sexuelle. Ce qui en a facilité l’accès. Depuis lors, en dépit du manque récurrent de financements, ces services sont maintenus, dans un contexte où la pratique du chemsex continue d’augmenter et devient de plus en plus complexe. Le financement public n’a pas suivi l’augmentation de la demande en psychologie, en psychiatrie et en soins infirmiers, pas plus qu’il n’a permis de développer de nouvelles interventions pour répondre aux besoins et à l’évolution du chemsex.
Mais il y a une association entre service de santé publique et structures communautaires. Concrètement, en quoi cela consiste ?
FCG : D’une certaine façon, DiverGENTE s’est ajouté aux actions déjà mis en place par Kosmicare et GAT, pour constituer une sorte de réseau évolutif et collaboratif. Les deux associations proposaient des consultations psychiatriques et psychologiques spécifiques pour les adeptes du chemsex. Ces derniers avaient un accès facilité aux autres services fournis par les deux organisations : consultations avec des médecins et avec des infirmiers pour le traitement des infections sexuellement transmissibles, mais aussi pour les blessures liées au slam ; analyse de produits ; éventuellement une orientation vers la PrEPPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. et le traitement du VIH et de l’hépatite C. Les services communautaires de GAT et de Kosmicare associés au service d’addictologie DiverGENTE sont des interventions multidisciplinaires réunissant plusieurs structures. Elles ont aussi assuré la coordination avec d’autres services de santé, car nous nous sommes rendu compte qu’au-delà de DiverGENTE, il y a de plus en plus d’usagers du chemsex qui étaient suivis dans les autres consultations d’addictologie, de sexologie et dans des communautés thérapeutiques.
L’originalité de ce dispositif résidait ainsi dans la collaboration entre des structures qui agissaient dans des domaines aussi variés que la réduction des risques, la santé sexuelle, les addictions, les violences sexuelles, le soutien aux personnes LGBTQI. L’objectif était d’offrir des services facilement accessibles, bienveillants et humains, qui tiennent compte des besoins identifiés des personnes en difficulté.
En plus de tout cela, entre mai 2021 et septembre 2023, nous avons proposé les ChemTalks. Il s’agissait de sessions en ligne, personnalisées, de partage entre pairs autour de l’abstinence, animées par un médiateur en santé communautaire, qui avait lui-même une expérience du chemsex, et un médecin, qui était aussi HSH. Elles avaient lieu, sur inscription, tous les quinze jours. Elles ont été suspendues depuis septembre 2023. D’une part, après trois sessions successives, nous n’avions pas de participants… Nous avions décidé de revoir le modèle. mais les ChemTalks ne sont pas financés ; ils dépendent de la disponibilité du seul médiateur travaillant dans ce domaine ; et ils demandent un effort de préparation qui est mis en péril par les deux points précédents.
Mais le chemsex a induit de nouvelles réponses en matière de réduction des risques et des dommages, dont DiverGENTE est une incarnation ?
FCG : Le chemsex a mis en évidence la nécessité d’intégrer les pairs dans les interventions, d’investir dans le conseil et l’accès au matériel de réduction des risques, d’intégrer les connaissances sur la sexualité et les personnes LGBTQI, et de créer des réponses qui combinent la réduction des risques et les services de santé sexuelle. Cependant, le contexte spécifique du chemsex comporte deux éléments qui ne peuvent être ignorés : d’une part, l’évaluation et l’intervention en sexologie, y compris thérapeutique, et d’autre part, l’attention bienveillante aux traumatismes psychiques, avec la possibilité d’une prise en charge, compte tenu de la fréquence des expériences de stigmatisation et de violence, en particulier en ce qui concerne la diversité sexuelle et de genre, la vie avec le VIH et le travail du sexe. Enfin, il s’agit d’acquérir encore et toujours plus de connaissances sur les substances, les plus anciennes, comme la méthamphétamine et le GHB, et les plus récentes, les cathinones, afin d’améliorer les pronostics et l’intervention pharmacologique.
Comment va évoluer la situation dans les prochaines mois/années ? Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste, et pourquoi ?
FCG : Il y a dix ans, à Lisbonne, on pensait que le chemsex et le slam étaient des phénomènes exotiques qui n’existeraient que dans les grandes métropoles comme Londres et Paris. Aujourd’hui, le chemsex est un phénomène quotidien pour les personnes travaillant dans le domaine de la santé sexuelle des HSH à Lisbonne. La méthamphétamine et le slam étaient un phénomène rare en 2019, et cela a changé en quelques mois. Ainsi, ce qui nous aide à anticiper les années à venir, c’est de comprendre ce qui se passe dans les villes où le chemsex a déjà un impact plus important qu’à Lisbonne. Il est possible que, dans quelque temps, nous devrons faire face à des demandes de soutien en matière d’addiction et à des situations de maladie grave, voire de décès, à une échelle beaucoup plus grande qu’aujourd’hui.
Il est possible que de nouvelles substances remplacent les substances actuelles, de la même manière que la méphédrone a été remplacée par d’autres cathinones et que la méthamphétamine, les pyrovalérones (une sous-famille des cathinones) et la kétamine sont devenues populaires. Toutes les contraintes qui pèsent sur la santé mentale des personnes LGBTQI et des personnes vivant avec le VIH contribuent, à mon avis, aux défis croissants liés au chemsex.
- cf. Stuart D. « Chemsex: origins of the word, a history of the phenomenon and a respect to the culture. » Drugs Alcohol Today. 21 févr 2019;19(1):3-10. David Stuart définit le chemsex comme l’usage intentionnel de drogues pour faciliter ou intensifier les relations sexuelles, souvent dans le cadre d’activités sexuelles prolongées impliquant plusieurs partenaires. Il souligne que le chemsex est spécifiquement lié à certaines substances, notamment la méphédrone, la méthamphétamine et le GHB/ GBL, et est particulièrement présent dans certaines communautés, telles que les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes. ↩︎
- Au Portugal, la décriminalisation de l’usage de produits psychoactifs, en 2001, a été accompagnée de la mise en place de « commissions pour la dissuasion des addictions à la drogue ». Ces commissions sont composées d’un travailleur social, d’un professionnel de santé et d’un avocat. Après étude des cas présentés, elles statuent sur les mesures à mettre en place, qu’il s’agisse de prise en charge médicale ou de sanctions administratives, pouvant aller jusqu’à des amendes ou des obligations. Cf. http://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/eisxio2b6.pdf ↩︎
- Cristiana Vale Pires, Filipe Couto Gomes, Joaõ Caldas, Mar Cunha, « Chemsex in Lisbon ? Self-Reflexivity to Uncover the Scene and Discuss the Creation of Community-Led Harm Reduction Responses Targeting Chemsex Practitioners ». Contemporary Drug Problems 1-19, 2022. ↩︎