Bruxelles, un dispositif patiemment construit

À Bruxelles, l’association de lutte contre le VIH Ex Æquo a élargi son offre de services à la communauté pour mieux gérer la question du chemsex. Au-delà de la prise en charge des usagers, elle pilote le Réseau chemsex Bruxelles et forme les professionnels de santé à l’approche du phénomène. Aujourd’hui, l’association, tout en gardant une approche communautaire, envisage de créer une maison médicale. Swaps a rencontré Stephen Barris, le coordinateur, et Arturo Mazzeo, le chargé de projets santé mentale et chemsex, sous les hauts plafonds des Grands Carmes.

Au cœur du quartier St-Jacques, le quartier gay de Bruxelles, l’association de santé communautaire Ex Æquo a investi un espace de 2 300 m², les Grands Carmes, un corps de bâtisse du XVIIe s. en cours de réhabilitation. L’idée, soutenue par la mairie de Bruxelles, est de créer un espace à la disposition de la communauté LGBTQIA+, avec les associations Genres pluriels, Tels quels et la Rainbow House. Ce qui pourrait être le plus grand centre communautaire LGBT d’Europe aura comme composante principale une maison médicale, la Maison arc-en-ciel de la santé (Macs).

Stephen Barris, coordinateur d’Ex Æquo, explique qu’il s’agit d’articuler une « tension entre une approche communautaire basée sur la pair-aidance et l’introduction de professionnels de santé ». Une évolution qui est en quelque sorte une adaptation à la problématique du chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. qui a conduit l’association à élargir sa palette de services.

Arturo Mazzeo et Stephen Barris
Arturo Mazzeo et Stephen Barris, Ex Æquo

Une palette élargie

Ex Æquo a été créé en 1994, pour que la communauté gay accède aux soins de façon égalitaire. L’association s’est ouverte à d’autres domaines au fur et à mesure des évolutions du paysage du VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. « C’est d’abord une association communautaire, une association de pairs qui fonctionne sur le principe du gay meets gay, avec une base de volontaires de 150 personnes, 80 actifs, précise Stephen Barris. Toutes proportions gardées, c’est l’équivalent de Aides, mais nous avons seulement un budget de 400 000 euros par an et 5 salariés pour toute la Belgique francophone. »

Dès 2007, Ex Æquo propose des campagnes de prévention sur la consommation des drogues en contexte sexuel, notamment dans une optique de RdR des risques infectieux. Dix ans plus tard, Ex Æquo prend le taureau par les cornes. « Les volontaires nous parlaient de chemsex et j’ai assisté au Forum chemsex organisé par Ben Collins à Berlin en 2018. J’ai réalisé qu’il fallait se mobiliser, créer un dispositif pragmatique et non-jugeant.» Dans un premier temps, il s’agit d’informer les consommateurs : le site Internet chemsex.be est créé, sur le modèle du site Friday to Monday du Terrence Higgins Trust anglais, avec une partie encyclopédique sur l’usage des drogues et la réduction des risques et une partie recensant les associations et dispositifs qui travaillent sur les “assuétudes”, le mot belge pour “addiction”.

Le site est devenu une référence francophone, avec près de 140 000 pages vues par an. Ex Æquo a également ouvert une boutique en ligne pour commander, gratuitement, du matériel de réduction des risques, sexuels ou liés à l’usage de drogues (préservatifs et doses de gel, pipettes pour doser le GHB, matériel pour l’injection, poubelles Dasri, Roule ta paille, etc.). Créé en 2018, le groupe de parole Let’s Talk About Chemsex, inspiré par celui créé par David Stuart à Londres, se réunit désormais dans les locaux d’Ex Æquo et intègre le « dispositif chemsex ». En mars 2020, une convention est signée avec Infor-Drogues, qui permet d’assurer dans les locaux d’Ex Æquo des consultations pour les usagers chemsex qui en font la demande. Le psychologue-clinicien Maurizio Ferrara assure ces consultations. Sa permanence est complète après 4 mois à peine, avec 12 usagers réguliers. Les confinements pendant la période du CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. en mars 2020 imposent la délocalisation des groupes de parole en visio-conférence. En 2021, la première formation spécifique sur l’accueil des usagers, pour les professionnels de santé, est organisée. Ex Æquo pilote un Réseau chemsex Bruxelles informel qui permet l’échange de pratiques entre professionnels.

Devenir psy

Arturo Mazzeo, psychologue clinicien et psychothérapeute, référent santé mentale et chemsex, s’occupe de la gestion du Réseau : « Nous nous organisons pour assurer des suivis sur le long terme, pour parler de la clinique et échanger par rapport aux problématiques auxquelles nous sommes confrontés. » En interne, il gère l’accueil des chemsexeurs, au sein d’une petite équipe de 4 personnes, qui peut orienter les usagers repérés via le groupe WhatsApp. Des activités de testing de produits sont organisées avec l’association Modus Vivendi. Surtout, Arturo Mazzeo co-anime un groupe de parole dédié au chemsex, le jeudi soir, avec un pair aidant et il propose des suivis individuels à certains usagers, grâce à un financement fédéral facilitant l’accès aux soins en santé mentale.

« Ex Æquo est aujourd’hui identifiée comme la seule association qui s’occupe du chemsex tant au niveau clinique que communautaire, dans cette approche non-jugeante », explique-t-il. Le groupe de parole est à géométrie variable avec des personnes qui viennent plus ou moins régulièrement, mais « les groupes se solidifient, une dynamique s’est installée ». Les échanges sont libres, mais Arturo Mazzeo offre « l’écoute psy » qui permet de révéler des sujets sous-jacents. « Pour éviter de rester dans un groupe où les participants parlent des consommations de drogues, on cherche ce qui se cache derrière : la solitude, le rapport à la communauté, la discrimination dans la communauté LGBT+, ou HSHHSH Homme ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes.  la charge traumatique des violences vécues dans l’enfance… tout cela peut être évoqué. Cela fait partie de la clinique des assuétudes, de remettre le sujet au centre de son histoire et pouvoir, grâce à l’échange avec des pairs, se sentir moins seul dans sa souffrance et apprendre à bricoler avec certains aspects psychiques. »

Arturo Mazzeo est confronté, comme Maurizio Ferrara ou d’autres psys qui s’occupent de chemsexeurs, aux cas les plus problématiques, ceux qui viennent chercher de l’aide. Ici, ils peuvent proposer 8 séances de suivi individuel, qui peuvent être complétées par 20 autres séances si la situation le demande. Il peut également orienter vers des prises en charge hospitalières, pour des sevrages ou des parcours à plus long terme en institution. Le centre, ouvert du lundi au vendredi de 10 h à 17 h, a inclus dans ses counselings de santé sexuelle, la question de l’usage des substances. « C’est quand on commence à poser la question que l’on se rend compte de l’ampleur du phénomène, reconnaît Stephen Barris… Avant, dans une approche VIH, on ne posait pas cette question du chemsex. Le rendre visible a permis de nous identifier comme un endroit où on peut déposer une parole. » Sur une ligne de crête entre gestion communautaire et accusation de prosélytisme, notamment de la part de certains établissements commerciaux qui sont opposés à la distribution de réduction de matériel de réduction des risques, Ex Æquo a l’impression d’inventer une réponse mouvante. « Cette pratique, à la croisée de la sexualité, de l’homosexualité et de la consommation de drogue, provoquait un malaise du côté des associations occupées par les assuétudes qui avaient du mal à parler d’homosexualité avec les chemsexeurs. Ces structures doivent apprendre à accueillir le public homosexuel consommateur. Et nous, association de promotion de la santé identitaire, nous apprenons à accueillir des publics toxicomanes »…

L’impact du Covid sur les jeunes
À Bruxelles, comme dans d’autres capitales européennes, la période du Covid a accentué le phénomène et exacerbé les pratiques. Arturo Mazzeo explique : « Énormément de jeunes ont commencé à pratiquer le chemsex pour faire partie d’un groupe et rencontrer des membres de la communauté pendant les confinements. Ils ont pu se trouver, après, emprisonnés dans cette pratique. Pour ceux qui étaient fort isolés, surtout dans les zones rurales, ça a été une explosion. »
Bruxelles est une ville cosmopolite, avec de nombreux jeunes qui déménagent pour étudier ou travailler et se retrouvent isolés. « Pendant le Covid, les applications étaient le seul outil pour pouvoir échanger et rencontrer clandestinement des personnes, alors que la communauté LGBTQIA+ était encore plus fragilisée dans des situations d’isolement subjectivement vécu. À ce moment-là, il y avait beaucoup de “chills”, comme on appelle à Bruxelles les rencontres chemsex. » Pour autant, là comme ailleurs, estimer le phénomène reste compliqué, on estime ainsi qu’un quart des PrEPeurs (6 000 personnes en Belgique) seraient des consommateurs de drogues en contexte sexuel… Mais tous les gays ne prennent pas la PrEPPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. et tous les chemsexeurs ne sont pas des usagers problématiques…

Former les professionnels

Ex Æquo forme les professionnels in situ, dans les CHU, les hôpitaux psychiatriques, les centres de planning… Arturo Mazzeo s’en charge : « Je marie plusieurs dimensions : la réduction des risques, l’histoire de la communauté, celles de la consommation, la santé mentale, la clinique. J’essaie de faire comprendre aux professionnels comment rendre nos écoutes plus justes par rapport aux souffrances des usagers ». Souvent, les professionnels formés rejoignent le Réseau chemsex. Arturo a mis en place des modules de formation en ligne pour les médecins généralistes, en lien avec la Société scientifique des médecins généralistes, bientôt à destination des psychiatres. Pour les deux militants, la question est devenue aujourd’hui plus prégnante avec des décès, une certaine « banalisation de la consommation de drogue en contexte sexuel, selon Stephen Barris. Mais les dispositifs sont fragiles. On n’est pas financé, ni suffisamment outillé pour faire face au phénomène. Tout l’enjeu, c’est de réussir à institutionnaliser une réponse à cette consommation problématique. Aujourd’hui, le but de notre action, c’est 1) que les gens soient informés, 2) qu’ils sortent d’une consommation en aussi bonne santé qu’avant de consommer et 3) s’ils sont mal, qu’ils sachent où chercher de l’aide. Si on fait en sorte que ces personnes, qui ont des consommations qui les débordent, ne soient pas isolées et sachent où aller, c’est déjà une réponse communautaire ».

Ex Æquo : Rue des Grands Carmes, 22 Bruxelles
5 salariés, 80 volontaires
Groupe de parole chemsex le jeudi soir à 20h
Email: info@chemsex.be

Ex Æquo et la santé communautaire
En Belgique, la promotion de la santé est une compétence régionale. Ex Æquo est financée au titre de la lutte contre le VIH et les ISTIST Infections sexuellement transmissibles.  et la réduction des risques liés à la consommation de drogues par la région Bruxelles capitale. Le Covid a poussé le gouvernement fédéral à mieux financer la santé mentale, ce qui a permis la prise en charge des consultations psy. Après avoir intégré des professionnels de santé pour réaliser des check-up de santé sexuelle complets en 2017, Ex Æquo a intégré un psy, puis deux, en raison du chemsex. « C’est complètement nouveau, insiste Stéphane Barris. Une association exclusivement communautaire a intégré des médecins dans une espèce de triangulation avec un volontaire pair-aidant, l’usager et le médecin. » Il aimerait que le dispositif chemsex permette un financement national, au titre d’une réponse d’accompagnement aux addictions. Et obtenir un agrément pour devenir une maison médicale, avec 16 cabinets de consultation, dont un gynécologue, dentiste et kiné. Ouverture prévue : 2029.