La Case, association fondée par Médecins du monde en 2006, gère à Bordeaux plusieurs établissements et programmes à destination des usagers de drogues, des personnes qui se prostituent et autres publics précaires, selon les principes de la réduction des risques.
Le Caarud de La Case est situé dans le centre-ville. Son activité, sa fréquentation et sa file active en font l’un des plus importants Caarud du territoire.
Des usagers de drogues confinés dehors
À Bordeaux, comme partout en France, le premier confinement a mis en lumière l’extrême précarité des usagers de drogues à la rue. Déjà en manque chronique de places, les hôtels sociaux et les structures d’hébergement se sont trouvés saturés, laissant de nombreuses personnes sans abri.
Pour essayer de pallier cette situation, une cinquantaine de lits ont été ouverts en urgence dans un lieu alternatif, à destination des publics SDF avec chiens. Cependant, comme dans les structures d’hébergement plus classiques, toute consommation y était interdite. Les autorités sanitaires ont publié par la suite des recommandations préconisant une tolérance pour la consommation d’alcool, sans que les autres consommations y soient évoquées.
Ces contraintes n’étant pas compatibles avec la réalité des usagers de drogues, très peu ont adhéré à cette possibilité d’hébergement.
À la même période, la plupart des associations recevant des personnes précaires en journée ont interrompu leurs services, au profit de téléconsultations et d’une délivrance de matériel à la porte. De même, les douches et buanderies associatives ont fermé, laissant les personnes précaires sans abri ni service d’hygiène.
Le début d’une scène ouverte
De nombreux usagers de drogues précaires et confinés à la rue ont alors convergé vers un grand parking du centre- ville –juste à côté de notre Caarud– et en ont investi les extérieurs. Ce regroupement d’usagers autour du parking Victor Hugo s’est transformé en scène ouverte particulièrement visible (et audible) pour les riverains qui eux, se trouvaient inhabituellement enfermés chez eux en journée.
Des personnes vulnérables dans une ville fantôme
En raison de la situation sanitaire, cette période a été également l’occasion de sorties de prison anticipées ainsi que de sorties prématurées d’hospitalisations psychiatriques, effectuées sans réelle possibilité de préparation ni anticipation, ajoutant ainsi des publics vulnérables à la rue.
Par ailleurs, en raison du manque d’adéquation des téléconsultations avec ce type de public, les structures ouvertes ont fait le constat de ruptures dans les prises en charge psychiatriques ambulatoires des plus précaires, avec parfois arrêt des traitements.
Les revenus de la manche ont également disparu, laissant les usagers sans ressources. L’ensemble de ces éléments a engendré chez eux un sentiment d’être laissés pour compte, avec a contrario, l’exigence de contraintes nouvelles à respecter (port du masque, distanciation, etc.).
Des expérimentations de produits et des prises de risques
Le début de la crise sanitaire a fortement ralenti le trafic de stupéfiants aux frontières et dans un premier temps, a freiné la revente locale. Il s’en est suivi une baisse transitoire des produits de rue, avant qu’une réorganisation du marché ne s’effectue.
Dans le même temps, les Csapa ont arrêté les inclusions pour les traitements de substitution aux opiacés (TSO). Mais afin d’éviter les ruptures des traitements déjà en place, les conditions de renouvellement des ordonnances ont été assouplies, avec pour conséquence, une hausse de la disponibilité des médicaments.
La raréfaction de certains produits consommés habituellement (en particulier la cocaïne) associée à l’augmentation de la circulation des médicaments, a amené les usagers à faire de nouvelles expérimentations et des mélanges de produits.
Ainsi, nous avons observé notamment une hausse de la consommation de Ritaline par injection et un développement de l’injection de méthadone parmi nos usagers. Par ailleurs, le stress, les difficultés à supporter le confinement et la crainte du manque, ont participé à l’augmentation des conduites à risques et des consommations mal contrôlées. L’enquête DRAMES 2020 n’est pas encore finalisée à ce jour, mais les acteurs de terrain partagent le constat d’une hausse importante des overdoses durant cette période.
Une nouvelle organisation et des adaptations nécessaires au Caarud
Le principe de fonctionnement retenu a été de maintenir l’accueil et les activités dans le respect des recomman- dations sanitaires, tant pour les usagers que pour les intervenants.
Un certain nombre de mesures ont été instaurées à cet effet : limitation à 3 ou 4 usagers simultanément dans les locaux, lavage des mains obligatoire à l’entrée et port du masque, temps de présence réduit à l’intérieur pour éviter les attentes à l’extérieur, gestion des attroupements devant la porte d’entrée (distanciation et nuisances sonores), remise de seringues à l’extérieur le cas échéant pour les usagers ne voulant pas attendre qu’une place se libère.
Par ailleurs, nous avons mis en place une livraison de seringues à la demande dans les squats sur appel téléphonique. Nous avons également augmenté les plages horaires des douches et de la buanderie pour permettre un accès à l’hygiène au plus grand nombre. Face à la demande, nous avons mis à disposition des produits et des kits d’hygiène de première nécessité ainsi que des sous-vêtements et des chaussettes.
Enfin, malgré des initiatives solidaires et citoyennes et les maraudes des associations, nous avons été sollicités pour de l’aide alimentaire, et grâce à un partenariat improvisé avec la Banque alimentaire et le CCAS de Bordeaux, nous avons mis de la nourriture à disposition de nos usagers (1,4 tonne de nourriture donnée au Caarud pendant le confinement).
En marge de nos activités habituelles, nous avons aussi été sollicités par les pouvoirs publics (agence régionale de santé / mairie de Bordeaux / direction départementale de la cohésion sociale) pour participer à des actions collectives qu’ils organisaient (permanences à Darwin, dépistages sous tente, etc.).
L’activité du Caarud à cette période est restée importante malgré un nombre de passages diminué de moitié (55 passages par jour en moyenne vs 100 passages habituellement), avec des chiffres particulièrement élevés concernant la quantité de matériel délivré, les actes sociaux, les consultations médicales, et les soins infirmiers.
En termes de réduction des risques liés à l’usage des drogues, nous avons renforcé nos messages de prévention autour de la vigilance sur les produits consommés avec incitation à recourir à l’analyse des drogues (nous disposons d’un spectromètre à infrarouge).
Dans le même esprit, nous avons également insisté sur la délivrance et l’utilisation de kits de naloxone auprès des usagers.
Aller plus loin en RDR?
La situation des usagers de drogues précaires a particulièrement interpellé et questionné les équipes qui se sentaient impuissantes dans ce contexte inédit: usagers confinés à la rue, scène ouverte à proximité directe du Caarud, mélanges de produits et médicaments, expérimentation d’autres molécules ou modes de consommation, injections à l’extérieur effectuées très rapidement par crainte d’être contrôlés…
En résumé, des prises de risques encore plus importantes qu’habituellement nécessitant d’être prises en compte dans notre travail de réduction des risques. Plus que jamais, une salle de consommation à moindre risque aurait été nécessaire à Bordeaux à cette période.
Une opportunité
Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, l’ordonnance no 2020-313 est publiée en date du 25 mars 2020. Elle a pour principe général de faciliter et soutenir l’adaptation des établissements pour répondre aux besoins identifiés lors de la crise.
L’article I prévoit que «Les ESMS […] peuvent adapter leurs conditions d’organisation et de fonctionnement et dispenser des prestations non prévues dans leur acte d’autorisation. Ils peuvent aussi déroger aux qualifications des professionnels requis applicables […]» Article III: «Le directeur informe sans délai la ou les auto- rités de contrôle et de tarification compétentes […] si les adaptations proposées ne répondent pas aux besoins identifiés sur le territoire, l’autorité compétente peut à tout moment s’opposer à leur mise en œuvre […]»
Les autorités de santé ne pensaient certainement pas à une application de cette ordonnance dans le champ de la réduction des risques, mais de fait, ont rendu possible la mise en place d’interventions expérimentales ou alternatives.
Sa publication a donné un cadre à notre travail de réflexion sur l’opportunité d’offrir des conditions d’injections sécurisées aux usagers du Caarud pendant cette période de crise sanitaire.
Un espace d’injection sécurisée
Après plusieurs réunions d’équipe et groupes de travail, nous avons décidé d’ouvrir un espace d’injection sécurisée au sein du Caarud de La Case à partir du 6 avril 2020 et jusqu’à la fin de la période de confinement. Cet espace, destiné aux usagers les plus précaires, visait à réduire les risques liés à l’injection pendant le temps du confine- ment. Pensé comme une réponse à une situation de crise, il n’avait pas vocation à perdurer par la suite.
Pour ce faire, un groupe de professionnels de La Case volontaires et formés a été constitué. Ces intervenants, de formation sanitaire et sociale, avaient tous suivi auparavant les formations AERLI (Accompagnement et éducation aux risques liés à l’injection) et «Naloxone et gestion des overdoses».
Les plannings ont été réaménagés afin d’assurer la présence permanente d’un médecin dans les locaux. La direction était également présente en permanence. Par ailleurs, un groupe de travail a été mis en place de façon hebdomadaire afin d’analyser les pratiques, ajuster les modalités et l’aménagement de la pièce, et discuter des situations.
Dans les locaux du Caarud, nous avons libéré un grand bureau pour l’affecter à cet espace, et avons réaménagé la pièce :
– Un poste d’injection avec collecteur de seringues, pour la partie destinée aux usagers;
– Le matériel de RdR (seringues, aiguilles, Stericups, tampons alcool, Sterifilts, eau stérile, garrots) disposé sur une autre table, ainsi que le matériel pour la gestion des urgences (trousse d’urgence dont naloxone, défibrillateur), pour la partie destinée aux professionnels.
Un règlement de fonctionnement a été élaboré pour spécifier les conditions d’accès à l’espace (gestes barrières), ainsi que les conditions d’injection (les mêmes que dans les SCMR). En raison de la jauge CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. et de la distanciation nécessaire, cet espace ne permettait qu’à un seul usager de s’injecter, en présence d’un unique professionnel. Pour éviter une affluence à laquelle nous n’aurions pas été en mesure de faire face, seuls les usagers les plus marginalisés ont été ciblés et informés individuellement de la possibilité de s’injecter dans cette pièce. Ils ont par la même occasion été prévenus de l’aspect provisoire du dispositif. Pour la même raison, aucune information n’a été donnée auprès des partenaires.
Conformément à l’ordonnance, l’ARS Nouvelle Aquitaine a été informée de l’ouverture de cet espace d’injection supervisée. Le déploiement du dispositif se trouve par ailleurs officiellement inscrit dans le Plan de continuité des actions du Caarud, et un compte-rendu détaillé a été remis à l’issue de l’expérimentation. L’information a également été donnée à la mairie de Bordeaux par l’intermédiaire de l’adjointe en charge des nouvelles précarités, dans un souci de transparence sur nos actions.
Un déroulement maîtrisé et un bilan positif
L’expérience s’est déroulée sans aucun incident à signaler. La durée du dispositif a été prorogée jusqu’à la fin de la semaine de sortie du confinement afin d’opérer une fermeture «en douceur», soit une durée totale de 22 jours d’ouverture (espace ouvert 5 h 30 par jour). L’espace d’injection sécurisée a été utilisé effectivement par le public visé (UD très précaires à la rue), avec une fréquentation modérée mais constante, sans problème de gestion d’affluence malgré la difficulté liée à l’accès strictement individuel. Néanmoins, certains usagers ont dû renoncer à s’y injecter, car ils n’étaient pas en mesure d’attendre que la place se libère. Au total, 162 injections ont été réalisées pendant la période.
Comme attendu, les médicaments ont été les produits très majoritairement injectés sans doute en raison de la baisse de disponibilité des produits de rue. Les quatre produits les plus injectés étant par ordre décroissant la Ritaline, le Subutex, la méthadone et le Skenan.
Le fonctionnement de cet espace d’injection supervisée, soumis aux contraintes inhérentes au Covid et la distanciation nécessaire, a induit une situation de tête à tête entre l’usager et le professionnel installés dans la même pièce. Cette configuration en huis-clos et donc différente de celle d’une SCMR, a nécessité de travailler une posture préservant suffisamment l’intimité tout en assurant la supervision et la réduction des risques.
À situation inédite, intervention inédite
Pour autant, le dispositif a été apprécié par les usagers qui l’ont utilisé et nous en ont remercié. Il a été également jugé satisfaisant par les professionnels comme réponse à cette période de crise. L’équipe était d’ailleurs très motivée et fière d’avoir participé à l’expérience. Le choix d’arrêter à la fin du confinement et non à la fin de la période d’urgence sanitaire, a été fait pour des raisons d’effectifs et de fréquentation du Caarud à la sortie du confinement, mais il a été vécu comme un véritable retour en arrière. Rappelons en conclusion que cette modalité d’intervention en RdR est certes inédite en France, mais existante dans de nombreux autres pays où les SCMR sont autorisées. Le rapport de l’Inserm publié en mai 2021, portant sur l’expérimentation des salles de consommation à moindre risque en France, suggère d’ailleurs la possibilité d’intégrer des espaces de consommation aux structures existantes (Caarud).