Cash Investigation, l’émission punchline de France 2 qui dénonce à la télévision les arnaques industrielles ou commerciales, a récemment braqué ses projecteurs sur les stratégies des professionnels de l’alcool. La «bibine», le «jaja», le «casse patte», le «pinard», la «gnôle», cette drogue dure qui rime, paraît-il, avec notre esprit gaulois est vigoureusement attaquée par certains acteurs de l’addictologie pour les dommages sanitaires et sociaux qui accompagnent sa consommation. Dans le contexte de l’épidémie de CovidCovid-19 Une maladie à coronavirus, parfois désignée covid (d'après l'acronyme anglais de coronavirus disease) est une maladie causée par un coronavirus (CoV). L'expression peut faire référence aux maladies suivantes : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) causé par le virus SARS-CoV, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) causé par le virus MERS-CoV, la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) causée par le virus SARS-CoV-2. ce produit est à la fois moteur des rassemblements festifs et consolateur des cœurs solitaires déprimés en confinement. Le dossier n’est pas nouveau, mais il soulève des questions qu’il faut bien qualifier d’identitaires, au point d’obliger le président de la République lui-même à intervenir dans le débat en déclarant: «Moi, je bois du vin le midi et le soir. Je crois beaucoup à la formule de: “n’emmerdez pas les Français!”»1Déclaration du chef de l’État en marge d’une rencontre avec des agriculteurs (AFP, 23 février 2018)
Comme souvent quand on parle de drogues, le cœur du sujet est localisé dans nos spécificités culturelles et sociales et non, comme l’on feint de le croire, dans les pages d’une encyclopédie médicale.
Loi Évin et vins
L’affaire débute sous François Mitterrand avec la célèbre loi Évin. Depuis le 10 janvier 1991, la liberté de commerce et de consommation des deux drogues légales que sont le tabac et l’alcool est censée être régulée, principalement par des limitations. Or, depuis vingt-cinq ans, le signifiant ironiquement éponyme de cette loi «et vins» ne se dément pas. En effet, si un consensus médical puis social s’est imposé à propos du tabac et dans une moindre mesure à propos des alcool forts, la filière vin a opposé une résistance beaucoup plus déterminée au point de réussir à détricoter une partie des mesures restrictives la concernant. Dans un contraste de plus en plus marqué avec l’ostracisme frappant les addicts à la nicotine, les amateurs de raisin fermenté se sont vus octroyer de nombreux aménagements de peine. C’est d’abord l’exemption législative obtenue par les viticulteurs en ce qui concerne leurs productions2Amendement à la loi sur la modernisation du système de santé voté par le Sénat en 2015, qui précise que «ne relèvent pas de la publicité et de la propagande les contenus liés à une région de production ou au patrimoine culturel, économique ou paysager liés à une boisson alcoolique». Proposition d’amendement à l’interdiction de publicité des produits vinicoles faite dans le cadre de la loi sur le développement des territoires ruraux votée par le Sénat en 2004. sous réserve d’«identification de la qualité ou de l’origine», c’est-à-dire les crus concernés par l’Appellation d’origine contrôlée (AOC). C’est aussi et surtout le principe général qui consiste à pouvoir continuer à vanter les mérites de l’alcool sur Internet, en affichage et même à la télévision à certaines heures, sous réserve d’apposer le désormais célèbre «l’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération». Mais est-on vraiment prêts à interroger les fonctions culturelles et sociales de la consommation d’alcool et notamment de vin en France? À ce flou, se rajoutent les nombreuses déclarations pseudo-médicales sur les vertus antioxydantes des produits de la vigne, un discours qui a subrepticement «distillé» une certaine confusion dans les esprits au point de distinguer l’alcool, produit toxique, du vin, produit alimentaire. Le fond du problème est sans doute l’impossibilité de tracer une frontière nette entre le consommateur et le drogué. En dépit des efforts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la majorité des consommateurs évite de trancher ce débat. Et ce, pour une raison qui est l’éternelle patate chaude des politiques de drogues: comment communiquer sur la nature psychoactive des produits incriminés?
Plaisir et convivialité
Si l’on devait dessiner un tableau idéal de classification de l’acceptabilité des drogues selon les critères des seuls consommateurs, il faudrait tracer trois colonnes: leur degré de toxicité, la dépendance induite, et celle à forte pondération, le potentiel d’euphorie escompté par leur consommation. Hélas pour le tabac, l’herbe à Nicot coche royalement les deux premières colonnes et très faiblement la troisième. D’où la succession des défaites historiques enregistrées par les grandes compagnies tabagiques face à la loi Évin. Ces véritables seigneurs de guerre ont représenté en leur temps l’archétype du lobby surpuissant. Ils ont su maîtriser les codes de la culture cinématographique et de la mode au XXe siècle, influençant la sociabilité occidentale dans son ensemble, au moment où celle-ci s’est universalisée. Une génération plus tard, le cowboy Marlboro est filmé sur son lit de mort avec un poumon d’acier3Interview donnée au Los Angeles Time par Wayne McLaren, l’un des célèbres cowboys de la marque, quelque jours avant son décès dû à un cancer du poumon., on ne vend de cigarettes que sous l’étiquette «poison mortel», et les profits sont obérés par des taxes confiscatoires. Ce précédent n’est pas sans fouetter l’ardeur des croisés de l’antialcoolisme décontenancés par une figure qui résiste à toutes leurs tentatives de dénigrement, l’amateur.trice de bon cru.
La sociologie, l’histoire, la culture forment la toile de fond de toutes les consommations de drogues, l’alcool représente à cet égard un exemple emblématique qui dispose officiellement d’un dispositif de communication grand public, c’est le fameux lobby des alcooliers. Aujourd’hui, le milieu du vin représente ce qui se rapproche le plus d’une organisation de consommateurs de drogues efficiente, relayée par des sponsors, de drogues efficiente, relayée par des sponsors, avec une certaine emprise sur le pouvoir politique. Plutôt que s’en plaindre il serait plus utile d’en étudier la structure interne pour voir comment la reproduire une fois débarrassée de ses ori- peaux virilistes et xénophobes4. Vin et Société, un orga- nisme qui prétend regrouper «50000 acteurs du vin et des métiers de la vigne » a pris la mesure du risque que fait peser sur sa filière la bataille livrée au nom de la santé publique. Son site Internet mise sur la prise de conscience des normes d’une «consommation responsable », tout en faisant référence, mais pas trop fort, au « plaisir et à la convivialité ». C’est la ligne de crête qu’il est recommandé de ne pas franchir. Exprimé autrement, ces allusions au caractère désinhibiteur de l’alcool consommé en groupe risquent d’attirer les foudres de la censure. Les drogues, on les consomme par plaisir, mais il est absolument interdit de le dire.
À lobby, lobby et demi
Les défenseurs de la pérennité des métiers du vin savent qu’une partie de l’opinion publique voit dans l’élaboration de la loi Évin la manifestation d’un courant hygiéniste non exempt de tentations prohibitionnistes qui fleurent bon l’Amérique puritaine des années 1920. Les tentatives récentes d’acclimater en France un Dry January (cf. p. 22), ou Mois sans alcool, la succession de mesures qui visent spécifiquement les débits de boisson pendant l’épidémie de Covid, peuvent être lues comme les effets normatifs d’un autre « lobby », dont les intérêts coïncident plutôt avec ceux de l’industrie pharmaceutique. Le sentiment pour les amateurs de vins et spiritueux d’être ravalés au rang de minorité n’est pas un fantasme. Il prend racine dans les statistiques. La consommation d’alcool est en chute libre depuis les années 1960. En France, on boit trois fois moins de vin aujourd’hui que du temps du Général De Gaulle5. Même l’argument d’une vulnérabilité spécifique de la jeunesse perd de sa crédibilité lorsque l’on découvre que ce sont précisément les moins de 25 ans qui se détournent spontanément des boissons alcoolisées. Les modes de vie, la culture, les représentations sociales sont beaucoup plus efficaces que la réglementation pour influencer les niveaux de consommation de telle ou telle drogue, nous dit la sociologue Anne Coppel dans tous ses écrits. Ce principe s’applique aussi à l’alcool. La baisse structurelle de la consommation ne se dément pas.
Dans le même temps, la courbe ascendante des consom- mations de cannabis ou la montée en flèche de la pres- cription de psychotropes laissent penser que l’alcool est tout simplement remplacé par autre chose.
Existe-t-il un business de l’addiction ?
En France, on adore les polémiques. La dernière en date concerne «l’islamo-gauchisme», un concept qui a été soumis au feu roulant des questions sur sa prétendue validité scientifique. Mais a-t-on jamais soumis le concept d’addiction à la même analyse? Qu’est-ce qu’une addiction? Est-ce une dépendance physique ou psychique? Comment y insérer le triptyque usage-abus-dépendance aujourd’hui reconnu comme fondamental? Pourquoi les consommations de substances illicites sont-elles spontanément qualifiées d’addiction, quelle que soit leur fréquence et leur toxicité réelle? Comment faire coexister la notion de stupéfiants avec celle d’addiction ou pire encore de «drogues légales»?
Le concept d’addiction possède une réelle supériorité sur l’islamo-gauchisme, il est supposé scientifique, car il sort tout droit de la faculté de médecine. Le talent principal des concepteurs de l’addictologie est d’avoir adroitement escamoté un débat entièrement pétri de sciences sociales pour le basculer dans l’escarcelle des sciences dites «dures». Si la pharmacologie et les neurosciences apportent des lumières incontestables à notre connaissance des mécanismes du cerveau, elles ne nous disent rien ou pas grand-chose sur la liberté individuelle, le degré de coercition supporté par les sociétés démocratiques ou l’importance de la demande dans les marchés des drogues, autant de questions qui sont le préalable de toute réflexion sur l’encadrement légal d’une consommation de psychotropes.
Ce que l’addictologie ne nous dit pas c’est qu’elle fabrique une nouvelle figure de «sachant» directement intéressé aux structures de pouvoirs et aux immenses profits générés par l’industrie pharmaceutique. Depuis 1996, date de la première Autorisation de mise sur le marché d’un médicament de substitution, le business de l’addiction est devenu une réalité. Parti de rien dans les année 1970, ce «retour du corps des toxicomanes dans la clinique des dépendances»4Fabrice Olivet, « Au risque de la race », cf. p. 41 permet le développement de nouveaux marchés. Depuis l’antique méthadone, dont le coût de fabrication et les espérances de profit sont faibles, l’industrie s’est mise au travail. C’est tout d’abord «le miracle du Subutex». Cette molécule anti douleur, rebaptisée buprénorphine haut dosage (BHD), était prévue pour répondre à quelques milliers de cas. Au tournant des années 2000, elle concerne 120 000 patients, faisant au passage la fortune du géant américain Schering Plough5Autorité de la concurrence, décision no13D 20 publiée sur Internet. Les profits étant inespérés, les spécialités médicamenteuses se multiplient. Suboxone (2006), Orobupré (2019), Budival (2020) pour la BHD. Nalscue, Prénoxad et demain Nixoïde, pour les antagonistes opioïdes. Aujourd’hui, une fièvre de chicanes principalement liée au prix envahit la sphère publique. Aux aventures du Nalscue succèdent les embarras réglementaires du Baclofène, car la prise a charge de la dépendance à l’alcool a également trouvé son médicament. Les questions de rentabilité s’invitent dans un secteur qui ne connaissait jusque-là que la confrontation avec les commerciaux de l’alcool et du tabac. Avec l’arrivée du cannabis thérapeutique, c’est la ligne de partage entre la prise en charge de la douleur et celle des addictions qui va être floutée, comme elle l’est déjà dans le secteur des opiacés. Un flou qui a coûté très cher aux États-Unis et au Canada, avec près de 400 000 morts en dix ans. Il semble que la production industrielle de médicaments en addictologie soit un secteur d’avenir pour les investissements boursiers des fonds de pension. Les déclarations obligatoires de conflits d’intérêt des addictologues ne les dispensent pas d’intervenir dans les médias pour parler à la place des victimes de la drogue ou de l’alcoolisme dont ils prétendent soigner l’addiction à l’aide de médicaments. Le lobby du médicament a tout intérêt à discréditer une consommation raisonnable de psychotropes librement décidée! D’autant que la mesure ou la recherche d’un plaisir contrôlé n’est jamais ou très peu évaluée. Notons que deux des grands congrès nationaux de l’addictologie savante sont financés par l’argent des industriels de la pharmacie, congrès où sont dénoncés avec virulence les ravages de l’alcool et les stratégies commerciales du secteur concurrent… sans modération :
Ni clients, ni patients
Les industriels qui vendent de l’alcool et ceux qui vendent des médicaments sont relayés auprès du public par des agents commerciaux qui avancent masqués dans les deux camps. Peut-être faudrait-il sortir d’une alternative fausse qui voudrait que les aspirations individuelles à consommer une drogue relèvent soit de l’industrie de la consommation, soit de celle du soin. Même si l’aristocratie du champagne et des vins de Bordeaux ou de Bourgogne tutoie l’élite du capitalisme, elle ne court pas dans la même catégorie que les grands groupes pharmaceutiques. L’alcool aujourd’hui, le cannabis demain, représentent des marchés colossaux, au même titre que les médicaments conçus pour soigner les addictions (patchs anti nicotine, TSO, somnifères et tranquillisants).
Ni clients, ni patients, les usagers de drogues qui veulent échapper à la fois au marché et au soin se doivent d’ex- plorer une troisième voie, communautaire, compétente et légitime dont les prémisses se dessinent peut-être entre la coopérative vinicole et le Cannabis social club.