Entretien avec Claude Évin

Trente ans après l’adoption de la loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, dite loi Évin, son instigateur évoque pour Swaps les réussites, les échecs et les défis qui restent à relever pour que cette grande loi de santé publique retrouve de sa vigueur.

Swaps: Trente ans après l’adoption de la loi qui porte votre nom, quels sont selon vous ses réussites et ses échecs, dans le domaine de l’alcool ?

Claude Évin : C’est difficile d’avoir une appréciation globalement positive, parce que la loi a été considérablement modifiée sur ce volet depuis trente ans, autour de la question de la publicité. La loi comportait trois volets : l’un pour sortir l’alcool et le tabac de l’indice Insee, pour pouvoir permettre une augmentation des prix ; les deux autres, plus déterminants, encadraient la publicité en faveur de l’alcool et interdisaient totalement la publicité, directe ou indirecte, pour le tabac. La loi encadrait les supports de publicité pour l’alcool et la manière de présenter le produit. Or, sur ces deux aspects, elle a été considérablement modifiée depuis : l’affichage, autorisé dans les seules zones de production est aujourd’hui un peu partout sur les murs. Même s’il y a un message de santé publique, il y a une incitation à la consommation, car la publicité se justifie par une incitation à la consommation. Quant à la manière de parler du produit, il y a eu énormément d’évolutions avec différents coups de boutoir, aussi bien sur le plan législatif que des provocations portées par tel ou tel lobby. Ces coups de boutoir provenaient souvent des métiers de la publicité, particulièrement impactés par la loi, sous le couvert de l’intérêt porté à des zones de production ou à une activité de viticulture qui n’a jamais été contestée. La loi n’a pas du tout porté atteinte à l’intérêt des territoires, ni à l’activité économique et humaine importante dans notre pays.

Concernant la consommation, une réglementation dans la loi de 1991 portait sur l’interdiction de vente d’alcool dans les enceintes sportives, remise en cause depuis. Et puis, il y a des éléments que la loi de 1991 n’avait pas pris en compte, comme l’arrivée d’Internet, puisque la question ne se posait pas. Si on regarde les deux volets principaux de la loi, autant sur le volet tabac, il y a eu un renforcement notamment avec les textes réglementaires, mais sur le volet alcool, le dispositif législatif a beaucoup régressé par rapport à ce qu’il était en 1991.

Swaps : Les débats étaient parfois compliqués, on a parlé des propriétés organoleptiques du vin par exemple, argument que les associations ne contestaient pas…

CE: Je n’ai aucune opposition, aucun compte à régler, aucune animosité à l’égard de l’activité de viticulture ou à l’égard de l’alcool. Mais compte tenu de l’impact sur la santé de la population, j’ai fait passer un texte qui répondait à des objectifs précis: la publicité est libre d’une manière générale, mais sur une activité qui a un impact sur la santé de la population, il faut l’encadrer. Ne parlons pas de ce produit de manière banale. La loi ne règle pas l’ensemble des actions de santé publique qu’il faut conduire… Mais on a bien vu que les objectifs étaient progressivement de permettre de faire de plus en plus de publicité en faveur de l’alcool. Il y a eu par- fois des débats un peu absurdes, par exemple, sur les questions d’œnotourisme. Je me souviens d’un débat très précis sur une chaîne de radio où le député qui représentait la région de Cheverny maintenait que la loi Évin interdisait de parler du château de Cheverny… C’est une loi de santé publique, ce n’est pas une loi de restriction de la liberté d’expression. Et je pense que le milieu de la viticulture a souvent été pris en otage par les intérêts de la publicité.

Swaps : Y a-t-il une différence entre vos alliés et adversaires d’hier et ceux d’aujourd’hui ?

CE : L’Anpaa1L’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie est devenue Association Addictions France le 1er janvier 2021 et un certain nombre d’associations ou de professionnels qui interviennent sur ces sujets ont été nos alliés naturels, ils ont fortement soutenu la loi. Nous avions fait adopter un dispositif permettant aux associations d’engager des actions en justice. Le problème, c’est qu’elles ont été confrontées à tellement de manquements à la loi qu’engager des procédures sur chacun aurait été particulièrement difficile… Certains parlementaires ont soutenu la loi à l’époque et ont été moins présents dans les débats qui ont suivi. Et les contestations sont venues de tous les bords politiques, d’élus de différentes régions, y compris avec parfois une perception qui me semble fausse, quand on a pu dire qu’il «ne fallait pas emmerder le monde, laisser les gens consommer». Le problème n’est pas la consommation, rien dans la loi ne limite la consommation. Mais elle encadre la manière dont on peut parler d’un produit qui n’est pas neutre pour la santé de la population et sanctuarise certains lieux, pour des raisons de santé publique et liées à la violence. Là, malheureusement, il y a eu des ouvertures préjudiciables…

Swaps : Marisol Touraine s’est plaint des lobbies, de la difficulté à les contrôler alors qu’il y a des élus qui représentent des régions viticoles. Pourrait-on contrôler les lobbies ?

CE : Je ne sais pas si on peut parler d’un contrôle des lobbies… Il est vrai que certains parlementaires ont des activités eux-mêmes dans le secteur. Que des parlementaires élus défendent l’activité de leurs régions me semble être légitime. J’ai été parlementaire, élu d’une région dans laquelle l’activité économique liée à la construction navale dépendait beaucoup des décisions de l’État… Quand je défendais la construction navale, je faisais du lobby d’une certaine manière. Le problème n’est pas de contester l’attention portée par des parlementaires à la préoccupation de leur territoire, Il faut qu’il y ait débat, ce qui a été parfois le cas, mais il faudrait avoir une réflexion plus approfondie sur la notion de lobby.

Swaps: En 1991, il n’y avait pas Internet, aujourd’hui 30% des jeunes disent avoir vu un message sur l’alcool au moins une fois dans la semaine sur Internet. Faut-il changer laloi?

CE : Sur Internet, on peut interdire et pénaliser des propos racistes, des propos qui portent atteinte à la dignité de la personne. On pourrait s’inspirer de restrictions pour considérer que certains types de messages qui ont un impact sur la santé publique pourraient ne pas être diffu- sés. La difficulté, c’est qu’Internet ou les réseaux sociaux, ça dépasse les frontières. On est contraints pour pouvoir réglementer et puis, si on pénalise certains messages, encore faut-il qu’il y ait des procédures. On entre dans des mécanismes qui sont très complexes à mettre en œuvre. C’est un vrai sujet : la communication a changé en termes de diffusion de messages. Il y a sans doute un travail à faire. Il ne faut pas négliger le fait que les réseaux sociaux ou Internet portent des messages en faveur de l’alcool en direction des jeunes, en présentant le produit de manière attractive.

Swaps : L’image de l’alcool a un peu changé… La consommation des Français a baissé dans les cinquante dernières années. On pourrait utiliser le moindre consentement à l’alcool pour modifier la loi ?

CE : La loi de 1991 ne répond qu’à certains types de sujets auxquels on est confronté. Si on attend d’elle qu’elle règle tous les problèmes de consommation d’alcool, on fait fausse route en matière de santé publique. Elle doit être accompagnée d’un certain nombre d’actions de prévention, de sensibilisation, des mesures fiscales, par exemple. On peut développer la communication, sur les effets de l’alcoolisation en matière de conduite, plus qu’on ne le fait aujourd’hui. De ce point de vue, il y aurait certainement beaucoup d’efforts à faire.