«Le travail de PJ ne se fait que grâce aux indics, on ne peut pas y accéder sinon (…). Quand je fais un go-fast sur l’autoroute, ça n’a aucun impact sur le quotidien des gens. C’est un fournisseur, les petits revendeurs vont se fournir ailleurs. Ça sert à quoi? Je me pose la question, dans un pays où on criminalise l’offre et on dépénalise quasiment la demande, je ne vois pas où ça nous mène. (…) On criminalise la moitié du système, on regarde ailleurs pour l’autre moitié.»
Commissaire, service de lutte contre les stupéfiants, grande métropole française, entretien du 25 novembre 2019.
«Le profil du stupeux n’est pas forcément violent, je ne sais pas s’ils se rabattraient sur de la délinquance violente. Le mec qui fait un chouffe pour un grec et des clopes ne va pas devenir car-jacker. Les gros pontes peut-être. Les gars ne sont pas désagréables, on rigole, ce ne sont pas forcément de gros méchants, c’est presqu’un jeu. J’essaie de ne pas être dogmatique. Certains pensent que le “mal” est en eux, moi je pense qu’il y a un fossé entre le stup et la délinquance violente.»
Juge d’instruction, région parisienne, entretien du 25 avril 2020.
Ce n’est pas le moindre intérêt de ce rapport de Terra Nova, «Cannabis: pour une autre stratégie policière et pénale» que de laisser la parole aux acteurs de terrain d’une répression inefficace… Fruit d’un groupe de travail qui a regroupé chercheurs, magistrats, élus et policiers, le rapport signé par le sociologue Mathieu Zagrodzki évoque la dégradation des relations entre la police et la population, et démonte un par un quelques-uns des arguments utilisés pour conserver la législation actuelle…
Le paradoxe français
«En France comme ailleurs, l’approche par la pénalisation (sur le papier) n’a aucunement endigué la diffusion des produits stupéfiants dans la société : malgré l’une des législations les plus répressives de l’Union européenne, les Français restent les plus gros consommateurs de cannabis et parmi les plus gros consommateurs d’opiacés», écrit le sociologue. Si les consommations de cannabis, cocaïne et MDMA ont augmenté entre 2010 et 2014, les infractions à la législation sur les stupéfiants ont quant à elles été multipliées par plus de 50, passant de 4 000 en 1972 à 200 000 en 2013, ciblant les usagers plutôt que les dealers… Selon les données d’Infostat Justice de 2017, 59% des condamnations en matière de stupéfiants ciblent l’usage illicite. Malheureusement, la pénalisation est un leurre: politique chronophage, génératrice d’inégalités entre les personnes et les territoires, elle a un effet limité sur les trafics qu’elle peine à réduire. Pire, elle continue de frapper plus durement certains jeunes des quartiers, les plus précaires, dégradant les relations très fragiles des forces de l’ordre à la population…
Mathieu Zagrodzki réfute que la nouvelle amende forfaitaire puisse résoudre la question, comme il balaie de la main les autres arguments utilisés pour justifier que rien ne bouge: «la loi n’est pas appliquée, c’est pour ça que la répression ne marche pas», «les trafics permettent de maintenir une certaine paix sociale dans les quartiers» ou encore «si on légalise le cannabis, les trafiquants se reporteront sur d’autres types de délinquance»… Selon lui, la politique du chiffre, exigée par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, n’est plus aussi opérante aujourd’hui, même s’il concède des divergences de pratiques selon les commissariats. De quoi plaider pour une «légalisation raisonnée», à même d’assécher les trafics pour mieux investir dans les quartiers «afin d’y assurer une transition économique et sociale» et mener une vraie politique de santé. Sans négliger le temps policier gagné qui pourrait être utilisé pour d’autres missions: le rapport estime que 600 000 heures sont passées sur ce sujet chaque année, l’équivalent de 337 postes à temps plein… «Il y a un modèle alternatif à discuter», conclut-il avec un gardien de la paix de la brigade des stupéfiants d’une grande métropole française.