Dans son livre programme de 2010, The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness1Les lois Jim Crow étaient des lois nationales et locales issues des Black Codes, promulguées par les législatures des États du Sud à partir de 1877 jusqu’en 1964, lois qui ont été mises en place pour entraver l’effectivité des droits constitutionnels des Afro-Américains, acquis au lendemain de la Guerre de Sécession., Michelle Alexander, écrivaine, avocate, défenseure des droits civiques, explique que l’équation entre racisme et harcèlement des consommateurs de stupéfiants relève déjà d’un travail de sortie du stigma. Pour elle, comme pour la plupart des militants des droits civiques, la drogue a longtemps représenté l’agent destructeur de sa communauté, sans parler de l’idée complotiste d’une diffusion des produits stupéfiants par la police elle-même au sein du ghetto. Le Dr Carl Hart, autre militant afro-américain, avance une raison similaire quand il précise la motivation des études de neurobiologie qui le mènent à la prestigieuse université Columbia de New York: «le crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. allait détruire ma communauté, je pensais que mon devoir était de découvrir les mécanismes neurobiologiques de la dépendance afin de pouvoir guérir les gens.»2Un neurobiologiste au pays des droits civiques, interview du Dr Hart, Asud journal no 55, automne 2014.
C’est en étudiant les statistiques et seulement les statistiques qu’ils ont tous deux changé d’avis. «Quand cette guerre a commencé, l’usage de drogues était en déclin. Dans les communautés noires la crise liée à la drogue n’a pas précédé la [guerre à la] drogue, elle en a été la suite…»3Michelle Alexander, la Couleur de la justice, Ellipses, 2018. Traduit de l’américain The New Jim Crow, New Press, 2012.
Non, ce n’est pas la drogue qui emprisonne à vie, prive du droit de vote ou tue les Noirs dans la rue, mais c’est bien la lutte contre la drogue la grande coupable, un coupable dissimulé. La « war on drugs » labellisée par Richard Nixon est le paravent du «New Jim Crow », cette nouvelle ségrégation qui ne dit pas son nom. Ce rapprochement entre la drogue et l’incarcération de masse aux États-Unis ne fait plus débat. Il a fait l’objet de nombreuses recensions par les grands médias américains. On a pu lire ainsi les déclarations pour le moins… stupéfiantes de Richard Haldeman et John Ehrlichman, respectivement ancien conseiller et chef de cabinet de Nixon, impliqués et inculpés dans l’affaire du Watergate: «Nous savions que nous ne pouvions pas rendre illégal le fait d’être pacifiste ou noir, mais en incitant le grand public à associer les hippies à la marijuana et les Noirs à l’héroïne, nous pouvions casser ces communautés, briser leurs rassemblements et les diaboliser jour après jour dans les JT…»4Cité par Dan Baum, Legalize it all, Harper’s Magazine, avril 2016, voir également Fabrice Olivet Du concept de prohibition à la notion de guerre.
En France, le puissant mouvement de réaction aux violences policières qui s’organise autour du comité Adama en écho à la mort de George Floyd, reste étrangement éloigné de l’item «drogues». Peu ou pas de tentatives pour démontrer l’importance de la chasse à la boulette dans les réalités des contrôles au faciès. Pourtant «les forces de l’ordre, quand elles en ont l’initiative consacrent plus de la moitié de leur activité à la répression de l’usage de drogues»5Bénédicte Desforges, La stupéfiante politique du chiffre, Asud journal no 62, mai 2020., déclare l’ex-lieutenante de police Bénédicte Desforges, animatrice du site internet Police contre la prohibition (PCP). L’importance prise par la «lutte contre la toxicomanie» dans les incarcérations n’est un mystère pour personne, surtout pas pour cette partie de la population qui vit en bas des HLM. De manière significative, les défenseurs de la police avancent spontanément l’argument de la lutte vertueuse contre les trafiquants, un véhicule moral taillé pour la reconquête des «territoires perdus de la République». Sans remonter à l’incontournable Éric Zemmour et son: «s’il y a plus d’Arabes et Noirs en prison c’est parce que tous les trafiquants sont noirs ou arabes», l’assimilation des frères Traoré à une famille de «dealers de cité» est un argument classique des défenseurs de l’intégrité morale de la gendarmerie de Persan Beaumont. Tout se passe comme si le travail d’inversion du stigmate associé au mot «drogues» n’était pas concevable par les Français, quelle que soit leur compréhension du mot «race» dans les nouvelles lignes de partage des eaux identitaires de l’Hexagone.
Les statistiques, rien que les statistiques
Même si nous ne disposons pas de statistiques ethniques qui permettent aux Anglo-saxons d’identifier sans ambigüités les discriminations raciales qui se dissimulent derrière la chasse aux stupéfiants, nous pouvons avancer quelques certitudes. L’usage des drogues a explosé en France ces cinquante dernières années. D’autres enquêtes nous montrent que cette consommation est majoritairement le fait d’une jeunesse urbaine, éduquée, dotée de moyens financiers6Les références statistiques sont toujours pauvres et dispersées du fait de l’absences de racial datas en France, citons en vrac, les enquêtes Escapad de l’OFDT, où les données sur le sujet sont soigneusement dissimulées dans l’entrelacs des informations pléthoriques sur la consommation d’alcool de tabac, voire de chicha !, ceux que les sociologues américains rangent sous l’étiquette, politiquement incorrecte en France de «classe moyenne blanche» (white middle class). Parallèlement, dans la même séquence historique, les arrestations et les incarcérations pour des crimes ou délits liés à la répression des stupéfiants sont devenues la grande affaire de la police et de la justice française. Pour une fois, sociologues dits de gauche et vox populi réactionnaire sont d’accord: les détenus incarcérés pour des infractions liées à la législation sur les stupéfiants sont majoritairement des Noirs et des Arabes (Éric Fassin, l’Ombre du monde, Paris 2015 vs Éric Zemmour dans les médias). La conclusion est simple, énoncée à maintes reprises7Fabrice Olivet, La guerre à la drogue, contre les Français issus de l’immigration, L’OBS, 15 octobre 2016, Fabrice Olivet, Drogues, le tango français, Mouvement, 14 juillet 2016, Fabrice Olivet, Guerre à la drogue une guerre raciale, Revue Esprit, février 2017, lire aussi même auteur Libération, Médiapart, Asud journal.: les quartiers pauvres, les zones périphériques urbaines, sont voués à fournir à leurs compatriotes blancs et socialement intégrés, du cannabis et de la cocaïne devenus produits de consommation courante dans les contextes festif ou professionnels.
Existe-t-il une culture raciste dans la police?
Exactement comme l’avait constaté Michelle Alexander en écoutant les policiers new-yorkais confrontés aux statistiques ethniques, la police française pense de bonne foi lutter contre la drogue quand elle cible dans la rue des Noirs et des Arabes. Le mal est profond. Les mots presque oubliés de «bougnoules» et de «nègres» entendus dans le groupe WhatsApp dénoncé par Arte radio le 4 juin 20207 font entendre la même petite musique. Il existe une culture policière qui ne doit pas grand-chose aux admonestations du ministre ou aux programmes des écoles de police. Cette culture est transmise par capillarité de génération en génération. Bien évidemment, elle n’est pas statique, ni figée dans le passé, mais elle bénéficie de toute la considération dont disposent les anciens, ceux dont l’expérience se transmet à vif, sur le terrain. Et que disent-ils les anciens de la police des années 1960? Qu’ils ont eu à lutter contre le FLN avec une violence inouïe, celle qui a permis la ratonnade géante du 17 octobre 1961 où 200 à 300 manifestants pacifiques en faveur d’une Algérie indépendante ont été noyés dans la Seine. Aucune sanction, aucun mea culpa, le préfet Maurice Papon de sinistre mémoire, responsable direct des forces de l’ordre à l’époque, n’a jamais été inquiété pour ce massacre qui figure aujourd’hui dans les livres d’histoire. Puis vinrent mai 1968 et les années 1970, avec ces jeunes à cheveux longs. Les anciens de la lutte anti FLN ont passé le flambeau à leurs jeunes camarades aux- quels on commençait à inculquer la hantise du drogué, la traque des toxicomanes incontrôlables et dangereux. Enfin les années 1980-90 ont fait la synthèse entre les drogués et les Arabes, une synthèse appelée aujourd’hui «racaille de banlieue». À chaque génération de policier, son stéréotype de délinquant qui autorise les entorses à la déontologie au nom de la protection de notre jeunesse.
Ensauvagement et lutte contre les addictions
La lutte contre la drogue reste sacralisée par les politiques et les médias français sous le nom savant de «lutte contre les addictions», un dossier qui mêle habilement de vrais arguments de santé publique et le roman à épisodes sur «les dangers du cannabis». C’est au nom de cette fiction que notre sainte loi de 1970 va fêter tranquillement ses cinquante ans, le 31 décembre 2020, douillettement installée dans un consensus français que la précédente présidente de la Mildeca qualifiait «d’approche équilibrée». L’équilibre se traduit toujours par un renforcement de la guerre séculaire livrée aux consommateurs conjuguée aux campagnes alarmistes de nos addictologues, jamais avares de développement sur la «dépendance liée au cannabis», le «cannabis et la schizophrénie» ou bien encore «le cannabis et l’apprentissage cognitif». Il est remarquable que cette production soit destinée à une opinion publique tacitement considérée comme parents ou éducateurs, plus rare- ment comme usagers problématiques et jamais comme consommateurs responsables. Ce vrai déséquilibre de communication a comme conséquence d’enfermer toutes les informations relatives aux drogues illicites en général et au cannabis en particulier dans un univers anxiogène, où la police et la prison côtoient la maladie mentale ou la pathologie virale.
Du drug crazed negro à la racaille de banlieue
«Les exagérations sur I’impact négatif sur le cerveau de l’usage récréatif de drogues ont servi de support aux politiques de drogues draconiennes et ont servi à justifier la brutalité policières contre les Noirs»8Fabrice Olivet, Race et drogues histoire d’un déni, revue Chimères no 91, oct. 2017, pp. 85 à 96., écrit Carl Hart à propos de l’assassinat de George Floyd.
Si nous ne possédons pas d’équivalent lexical au drug crazed negro en français –que l’on pourrait traduire par le «Noir rendu fou par la drogue»– plusieurs rapprochements syntaxiques peuvent être faits avec des figures tacitement racisées comme «la racaille de banlieue», «le petit dealer de cité» ou récemment le «cracker du métro parisien ». Plus généralement, l’usage quasi œcuménique du terme «ensauvagement», salué dernièrement par Marine Le Pen d’un tweet triomphateur, est aujourd’hui systématiquement associé aux faits divers violents imputables aux trafics de stupéfiants. À l’énoncé du mot «drogues», un climat de terreur, idéologiquement marqué très à droite, s’installe dans les imaginations, discrètement relayé par les statistiques. Chaque année, 101000 décès sont imputables à des consommations excessives de tabac ou d’alcool tandis que 188 000 personnes, jeunes pour le plupart, souvent noirs ou arabes si l’on se fie aux très rares travaux consacrés au sujet, sont arrêtées, mises en garde à vue pour une infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS), liée à la possession ou la vente de cannabis. Fumer de l’herbe ou du shit tue rarement mais cela brise des vies, quand on en vend ou quand on en achète, et que l’on est moins protégé de la police par sa couleur de peau.
«C’est pourquoi lorsque des parents afro-américains me demandent un conseil à propos des drogues je leur dis que, en ce qui concerne mon propre fils, je préfère qu’il interagisse avec des drogues plutôt qu’avec les forces de police», insiste le Dr Hart. Un conseil que nombre de parents noirs ou arabes approuveraient sans doute s’ils avaient l’occasion de l’entendre en France, mais ce constat souffre d’un double tabou sur «la race» et sur «la drogue». «Races et drogues, histoire d’un déni»9Dr Carl Hart, Exaggerating Harmful Drug Effects on the Brain Is Killing Black People, Neuron, Vol 107 issue 2, July 2020., c’est le double bind français, qui résiste d’autant mieux que chacun renforce l’autre, sans laisser la moindre prise à une inversion de cette logique du silence.
Du côté de la race
L’espoir semble pouvoir venir du côté de «la race». La vague de colère qui a soulevé une partie de la jeunesse et de l’opinion sur le lien entre la couleur de peau et la fréquence d’un contrôle policier entrebâille une porte jusqu’ici solidement verrouillée. L’alliance naturelle entre les adversaires de la loi de 1970 et les groupes communautaires qui mènent aujourd’hui une lutte contre le racisme devrait se construire sur cette base. Certes, des erreurs politiques ont été commises. Un phénomène de concurrence des mémoire a littéralement oblitéré la catastrophe invisible qui a frappé une génération entière de femmes et d’hommes issus de la communauté maghrébine nés ou éduqués en France, morts d’overdoses, du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. ou incarcérés pour faits de drogues ou «délits connexes» selon la terminologie policière. Cette obscurité de la mémoire du sida chez les minorités postcoloniales, pour reprendre le titre de la thèse de Sandrine Musso10Sandrine Musso, Sida et minorités postcoloniales, thèse d’anthropologie EHESS, 2009., n’est pas due au hasard. On peut même parler d’une trahison des clercs de la politique de réduction des risques au moment du tournant conceptuel qui a permis l’introduction des traitements de substitution et de l’échange de seringues dans les années 1990.
«Force est de constater que le tabou qui pèse sur le mot “race” est lourdement amplifié par les résonances négatives du mot “drogue” auprès des populations noires et arabes. Il n’est pas exagéré de penser que l’histoire de l’héroïne, notre objet d’étude, a considérablement amplifié cette négativité depuis les années 1980. Dès qu’il est question de “la drogue”, la plupart des personnalités qui seraient qualifiées outre-Atlantique de “leaders communautaires” se drapent dans la surenchère répressive à l’image de la sénatrice de Marseille, Samia Ghali, qui réclame une occupation militaire des zones de deal pour mener une sorte de bataille d’Alger anti-drogue.»11Fabrice Olivet, Histoire raciale de l’héroïne, in Kokoreff, Coppel, Peraldi, la Catastrophe invisible, Amsterdam, ch. 13. Comme le montrent les déclarations récentes de Samia Ghali, deuxième adjointe à la mairie de Marseille, et candidate «des quartiers nord», ralliée in extremis à la liste gagnante de la mairie de Marseille, nous avons collectivement échoué à populariser le non-jugement («non judgment») et la médicalisation des questions de drogue dans les quartiers dit populaires.
La réduction des risques et des dommages, relayée par la lutte contre les addictions, a été l’occasion d’une formidable révolution dans la prise en charge, qui s’est arrêtée à la porte des grands immeubles, à la périphérie de nos villes. Dans les «cités» c’est la communauté des habitants qui a eu la lourde charge de régler son problème d’héroïne et de sida dans les années où s’est théorisée la réduction des risques. Or le mythe de la «reconquête des quartiers», qui nourrit la cassure entre jeunesse pauvre afro-descendante et policiers, est étroitement imbriquée dans la lutte contre la drogue. Si le mouvement social qui se dessine ne s’empare pas du sujet, ce sont les partisans du statu quo sur la pénalisation de l’usage qui vont continuer à bran- dir l’argument de protection de notre jeunesse comme une martingale. Les récentes déclarations du Premier ministre à Nice, ville de confrontations communautaires, sur la généralisation d’une amende à 200 euros visant les simples consommateurs, constituent une parfaite illustration de l’inversion des priorités du gouvernement dès lors que la question politique de l’usage des drogues vient flirter avec celle posée par la non-intégrations de deux, trois bientôt quatre générations de populations afro-descendantes.
Le privilège blanc
Comme aux États-Unis, l’interdiction de consommer des drogues est bien devenu l’alibi moral d’une répression ethniquement ciblée. Si l’ensemble des problèmes posés par cette consommation n’est pas assimilable à la seule question raciale postcoloniale, l’inverse est moins vrai, et le grand mouvement de dénonciation des violences policières en France devrait être plus attentif aux mythes véhiculés par la lutte contre les addictions. Il n’est pas question ici d’invisibiliser les réels dommages sanitaires que rencontrent 10 à 20% de consommateurs dépendants toutes substances confondues, mais de pondérer ce taux avec le bruit assourdissant que produit la communication gouvernementale sur la répression des trafics en banlieue. Le voile de discrétion qui protège les 80 à 90% de consommateurs, heureux, cachés, socialement insérés et futurs clients d’un marché du cannabis légal, constitue une partie méconnue du « privilège blanc ». La dépénalisation thérapeutique pour les uns, la guerre pour les autres, voilà ce que cachent nos statistiques lénifiantes où la dépendance aux écrans côtoie les dangers des appareils à crème chantilly, quand le risque d’être arrêté, gravement blessé ou même tué par la force publique est le dommage qu’il conviendrait de réduire en priorité. En fait, c’est la dichotomie factice qui existe entre le dossier Addictions, traité par le ministère de la Santé et le dossier Drogue, traité au ministère de l’Intérieur qui génère un malaise grandissant. Un malaise nourri par l’idée que le lien indissoluble qui continue de maintenir soudés les deux dossiers dans notre loi du 31 décembre 1970 est peut-être de même nature que celui qui animait la même année les complices de Nixon dans leur croisade contre les Noirs: «les diaboliser soir après soir au journal télévisé…»12“Vilify them night after night on the evening news…” Dan Baum, Legalize it, Harper’s Magazine, Avril 2016. ou «comment rétablir l’ordre républicain dans les territoires perdus».