Une histoire qui s’accélère
Si la longue marche vers la reconnaissance par les États du cannabis, dans sa dimension médicale et récréative, a commencé il y a déjà plus de vingt ans, en 1996, avec le référendum californien qui allait autoriser son utilisation légale à des fins thérapeutiques, c’est à une véritable accélération à laquelle on assiste, depuis 2013, avec la légalisation de l’usage récréatif en Uruguay
S’il est légitime d’être sceptique devant des estimations qui varient du simple au triple, émanant qui plus est de structures proches de l’industrie, il semble, au vu des rythmes de croissance, que le marché légal du cannabis constitue un secteur dynamique pour les investisseurs. Depuis 2014, en effet, toujours selon les cabinets susmentionnés, sa croissance est estimée à près de 40% par an, de 2014 à 2018. Les dépenses pour acquérir du cannabis légal étant passées de 3,4 milliards à plus de 12 milliards de dollars.
Dans un contexte économique marqué par le ralentissement de la croissance mondiale, un marché, certes encore restreint, qui connaît de tels taux de croissance annuels ne peut qu’attirer des acteurs en quête de capitaux à valoriser. Une situation qui n’est pas sans rappeler volens nolens la fin des années 1990 quand une vague d’investissements spéculatifs avait touché le secteur des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et des communications), propulsé par l’explosion des achats des téléphones et des ordinateurs portables sur fond de révolution Internet. Un boom qui avait provoqué une flambée des cours du Nasdaq
Capital riskers pour le cannabis
Quoi qu’il en soit, malgré les fluctuations boursières des actions de l’indice PAH, des fonds d’investissement participatifs se créent afin d’attirer le capital disponible et l’orienter vers le secteur. Pourtant, en 2012 et 2013, aux États-Unis, la mise en place de fonds d’investissement avait été difficile, ceux-ci se limitant généralement à des activités de conseil, comme le montre l’exemple de Privateer Holdings de Brendan Kennedy
En janvier 2019, par exemple, un fonds israélien OurCrowd s’est associé à l’Américain 7thirty pour créer un «equity crowdsourcing», 7thirty Opportunity, doté d’une trentaine de millions de dollars, et destiné à drainer les investissements notamment vers les biotechnologies agricoles et médicales, qui semblent constituer les secteurs les plus rentables du fait des recettes tirées des brevets. Ce fonds américano-israélien est basé à Boulder au Colorado, le premier État américain à avoir légalisé le cannabis récréatif
Les grosses entreprises en lice
Cependant, d’autres acteurs bien plus puissants sont dans la course, montrant l’attractivité du secteur. Depuis 2018, certains géants industriels de l’alcool, du tabac et de la pharmacie investissent dans le secteur du cannabis légal. Outre les profits escomptés, certaines firmes ont compris qu’il en allait de leur avenir et que le cannabis, ou plutôt les produits à base de THC (tétrahydrocannabinol), risquaient de concurrencer sérieusement, voire de supplanter leurs produits traditionnels. Ainsi, d’ici 2025, l’industrie du cannabis pourrait représenter un cinquième du marché du tabac et un dixième de celui des boissons alcoolisées. Directement exposée à l’augmentation des consommations de marijuana, notamment chez les adultes, une partie de l’industrie du tabac n’a donc pas tardé à réagir. Altria, le premier cigarettier américain, propriétaire de Marlboro, s’est offert en décembre dernier, pour 1,8 milliard de dollars, 45% de l’entreprise Cronos qui commercialise du cannabis à usage récréatif et médical. Les alcooliers ne sont pas en reste. Le groupe américain Constellation Brands (Corona) est entré pour 4 milliards de dollars dans le capital de Canopy Growth, premier producteur canadien de cannabis, tandis que des groupes comme le néerlandais Heineken ou la canado-américain Molson Cours, installé à Denver et à Montréal, développent des partenariats avec des start-ups du cannabis en vue de développer notamment des boissons sans alcool au cannabis. L’alcoolier français, Pernod-Ricard, très présent sur le marché canadien des spiritueux, serait intéressé, d’après l’hebdomadaire Challenges (17 au 23 janvier 2019), même si des raisons d’image le font hésiter. Des grandes manœuvres qui ne peuvent laisser insensible Coca-Cola, qui serait en négociation avec Aurora, le deuxième plus grand producteur de cannabis au Canada. La multinationale américaine envisagerait de produire une boisson au CBD (cannabidiol).
Outre le secteur du tabac et de l’alcool, c’est celui de la pharmacie, compte tenu du nombre croissant d’États qui légalisent le cannabis à des fins médicales, qui constitue l’autre grande source d’investissement. À cet égard, les dernières recommandations de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), favorables au retrait de la marijuana et de la résine du tableau IV de la convention unique des stupéfiants, où figurent les substances à la fois dangereuses et sans intérêt thérapeutique, pourraient contribuer à lever les réticences d’une industrie soucieuse de son image. Or, elles n’ont pas été adoptées officiellement à la CND. Les perspectives du marché du cannabis thérapeutique semblent particulièrement intéressantes. Une étude du cabinet Grandview Research, rendue publique en 2017, estime qu’en 2025, le marché s’élèvera à plus de 56 milliards de dollars US. Un minimum dans la mesure où cette évaluation ne prend pas en compte le marché des… animaux domestiques, qui pourrait bientôt se développer si la Food and Drug Administration (FDA) lève l’interdiction de fabriquer des produits à base de cannabis destinés spécifiquement à ce marché
Enfin, un certain nombre de rumeurs circulant sur Internet ont fait état de l’investissement de Monsanto, le géant américain des biotechnologies agricoles, et désormais allemand depuis son rachat en 2016 par Bayer, dans la création de cannabis génétiquement modifié. Même si elles ont fait l’objet d’un démenti catégorique de l’entreprise, il est troublant de constater que la firme, en l’occurrence Scotts Miracle Gro, qui commercialise le pesticide Roundup, fabriqué par Monsanto, investit depuis des années dans le rachat de sociétés spécialisées dans le domaine de la culture hydroponique. En outre, son PDG a exprimé le souhait de créer des laboratoires de recherche sur la génétique du cannabis
www.forbes.com/sites/danalexander/2016/ 07/06/cannabis-capitalist-scotts-miracle-gro-ceo-bets-big-on-pot-growers/#389a67406155
L’«or vert»: un mirage pour les États?
Au vu de l’investissement massif d’une partie des entreprises agroalimentaires, biotechnologiques et pharmaceutiques dans le secteur du cannabis, il est indéniable qu’une industrie est en train de naître. Dans un tel contexte, il est à craindre que la volonté de beaucoup de partisans de la légalisation souhaitant, à l’instar du modèle uruguayen, un encadrement strict empêchant la constitution d’un big business ne reste largement lettre morte. Des inquiétudes commencent à s’exprimer devant le cours pris par la légalisation «market friendly» (voir le compte- rendu du Cannabis Summit). Elles portent notamment sur l’incompatibilité possible entre la logique du profit qui anime les industriels et les impératifs de préservation de la santé publique comme l’illustre quotidiennement la «crise» des opioïdes aux États-Unis et au Canada. Ainsi, un certain nombre d’acteurs de la santé publique
Aujourd’hui, ces produits, dont le taux de THC moyen en 2017 frôlait les 70%, représentent près de 25% du marché, leur consommation ayant augmenté de 100% en trois ans. Au Canada, certaines sociétés commencent à se positionner sur ce marché. Le fonds d’investissement sis à Toronto, Auxly Cannabis Group, via sa filiale Dosecann, a annoncé qu’elle allait développer pour 2019, à la suite de l’autorisation du gouvernement de la province de l’Ile-du Prince-Edouard