L’Afrique découvre «la drogue». Enfin presque. Un chercheur sénégalais nous confiait récemment ce souvenir : dans tout l’étage de sa résidence universitaire, il était le seul à ne pas fumer de cannabis dans les années 1980. Indéniablement le regard sur les drogues a changé. Le sujet n’est plus tabou. En 2011, le journal d’Asud revenait sur une autre confidence faite par le représentant burkinabé d’une ONG de lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. expliquant que «la drogue en Afrique, c’est encore un truc de Blancs !»1Fabrice Olivet, Des lignes blanches dans le continent noir, Asud Journal no 55, oct. 2014.. Que s’est-il passé depuis ? L’ONU et son bras armé l’ONUDC2United Nation on Drugs and Crimes, la section des Nations unies officiellement en charge des questions de drogues., ont découvert les mérites de la réduction des risques sans vouloir prononcer le mot3L’UNGASS Session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies sur la drogue a confirmé cette orientation lors de sa réunion en 2016 à Vienne. www.un.org/Docs/journal/asp/ws.asp?m=A/RES/S-30/1. Ils ont enfin compris que pour résorber le fléau du sida, il fallait changer de logiciel, modérer les slogans officiels anti-drogue et introduire la notion de droits humains dans la prise en charge des usagers. Il n’en reste pas moins que l’épidémie est loin d’être vaincue dans les pays du Sud où ceux que nous avons pudiquement regroupés sous le terme de «populations vulnérables» constituent des portes d’entrées du virus vers la population générale. Si l’influence du «lobby humanitaire» grandit auprès des autorités nationales, c’est aussi parce que cette nouvelle orientation politique représente une véritable manne de financement parapublic dans de nombreux pays africains.
La France à fric
De quoi parlons-nous au juste ? La France entretient une relation compliquée avec 115 millions de personnes qui habitent le continent africain au sud du Sahara et dont la langue officielle est le français. Ces francophones-là n’ont que peu de visibilité dans notre quotidien hexagonal. Ils apparaissent de temps en temps sous les habits du «migrant» perdu dans la Jungle de Calais ou faisant du camping sauvage sous le métro La Chapelle. Ils sont folklorisés par nos humoristes qui les miment en singes ou en cannibales mais n’ont véritablement d’importance que tous les quatre ans lors de la Coupe du monde de football quand brusquement les Français découvrent tout ce que notre équipe nationale doit au général Faidherbe et à Savorgnan de Brazza4Respectivement conquérant et « découvreur » du Sénégal et du Congo.… L’Afrique qui parle français est toujours attachée à la France par des liens compliqués. Sénégalais et Ivoiriens évoquent spontanément leurs nombreux parents installés dans l’Hexagone, mais la réciproque n’est pas vraie. Les ex-coloniaux, ex-coopérants, aujourd’hui «ex-patriés», sont rarement diserts sur les avantages comparés du statut de Blanc en Afrique. Les colonies, l’Empire, la Plus Grande France, cette part de la mémoire politiquement suspecte est bannie de la saga nationale, ce qui n’empêche pas les «toubabs» d’être très présents dans les différentes capitales pour gérer le bizness. À l’évidence, l’aide humanitaire et toutes nos initiatives prétendument désintéressées de coopération ne sont pas absentes de l’imbroglio généralement connu sous l’appellation de France-Afrique.
Le casse-tête de la posture postcoloniale
Et la drogue dans tout ça? Est-elle réellement plus accessible dans la région aujourd’hui qu’hier? Sans doute pas en ce qui concerne le cannabis qui est une plante locale très couramment consommée par la jeunesse urbaine ou estudiantine depuis longtemps. En revanche, le début de la décennie a vu la consommation d’héroïne, d’opioïdes médicamenteux et de cocaïne faire une percée spectaculaire dans la population générale d’Afrique de l’Ouest. Les routes internationales du trafic en provenance d’Amérique latine pour la coke ou d’Afghanistan pour l’héro passent désormais par l’Afrique où elles laissent de grosses miettes sur le bascôté. Le bas-côté ce sont les «ghettos»5Ghalia Kadiri, Le fumoir, salle de shoot à ciel ouvert pour les parias ivoiriens, Le Monde, 5 avril 2017. installés au cœur des grandes villes, dans un environnement où la pauvreté n’est pas considérée comme une injustice, mais comme un quotidien dépouillé de tout artifice rhétorique. Nos pays du Nord ont tout intérêt à réaliser que pour un habitant de Thiaroye ou de Yopougon6Quartiers populaires de Dakar et d’Abidjan. les revendications des gilets jaunes passent pour un fantasme de nantis. Les associations et les agences internationales qui interviennent dans le cadre de l’aide humanitaire sont avant tout considérées comme des agents économiques. C’est particulièrement vrai dans le domaine du sida où elles génèrent des programmes de plusieurs millions d’euros7Le programme PARECO est budgété à 1,4 M de dollars par le Fonds mondial de lutte contre le sida.. Concrètement ce sont des salaires pour les ONG locales, de l’hôtellerie et de la restauration pour nourrir et loger les conférenciers ou des «per diem», rémunérations journalières très prisées en Afrique. Sous cet angle, le Nord est perçu à la fois comme l’origine du problème et comme l’unique solution.
La population frappée par le paludisme, le sida, et la tuberculose sans distinction d’âges ou de sexe est précisément celle qui est en proximité avec les routes du grand trafic dans les capitales de l’Ouest africain. Les groupes les plus vulnérables – les «populations-clés» – sont la cible de nos campagnes qui se donnent pour objectif de changer les représentations discriminantes dont le modèle a bien souvent été aussi forgé en Occident. Mais dans le contexte économique africain, les opinions locales ont du mal à comprendre pourquoi les travailleuses du sexe, les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes et les personnes qui utilisent des drogues, devraient bénéficier d’avantages tels que la gratuité des soins ou même de l’aide matérielle à la simple survie. Dans le même ordre d’idées, la dénonciation de l’homophobie ou du patriarcat est souvent ressentie comme une attaque pure et simple contre la culture locale ou contre la religion.
L’importation de modèles de réduction des risques clé en main est un autre exemple d’ambigüité postcoloniale. Une ambigüité considérablement majorée par le statut même de l’addictologie, une science nouvelle, dont l’intelligibilité est brouillée par le caractère illicite des drogues. Pour prendre un exemple, la mise en place d’un programme méthadone au Sénégal est une réponse qui, dans un premier temps a soulevé un enthousiasme unanime chez les usagers sénégalais, mais qui rencontre aujourd’hui des problèmes spécifiques, liés à la difficulté de sortie du traitement notamment du fait du rôle joué par la famille dans la réinsertion. Autre exemple : l’invention du sigle CDI – consommateurs de drogues injectables – pour désigner les usagers au Sénégal. Cette appellation répond à l’exigence politiquement correcte auprès des financeurs internationaux de présenter des actions en direction des consommateurs par voie intraveineuse, vecteurs de contamination du sida. Or, l’une des particularités de l’usage d’héroïne et de cocaïne en Afrique de l’Ouest francophone est précisément la faible proportion d’injecteurs au regard du nombre de fumeurs. On a donc inventé le «consommateur de drogues injectable», le CDI, un sigle qui s’appuie sur le fait que l’héroïne et le crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. restent des drogues injectables, même quand elles sont fumées… On appelle cela jouer sur les mots.
Méthadone, fourniture de seringues stériles, salle de consommation à risques réduits, autant de modèles éprouvés comme dispositifs anti-sida dans le Nord, mais qui méritent d’être au moins réinventés, et de préférence par les populations concernées, avant d’être importés dans le contexte africain.
Et Rafasud ?
Asud, association d’usagers de drogues implantée depuis 25 ans en France n’échappe pas à ce dilemme postcolonial. L’expérience d’un quart de siècle de plaidoyer en faveur des usagers de drogues nous a semblé pouvoir être utile dans ce continent qui découvre les politiques de réduction des risques. Notre premier séjour dans un pays d’Afrique francophone fut une invitation à visiter le programme d’intervention communautaire d’une grande ONG française. Très vite le caractère postcolonial des relations établies à l’intérieur de la mission fut le sujet presque unique de nos conversations. Le personnel blanc roulait en 4X4 avec chauffeur… noir. La hiérarchie au sein de ce petit microcosme humanitaire était déterminée selon les critères classiques du colorisme colonial : pour les Blancs, des postes d’encadrement à responsabilité, pour les Noirs des tâches d’exécution et des petits, tout petits salaires. Cette loi d’airain non-écrite est dans toutes les têtes mais, tout injuste qu’elle paraisse, elle est souvent cautionnée par les habitudes locales. Peu de temps après, le coordinateur blanc du programme, jugé trop proche des usagers, a été licencié pour s’être affranchi un peu trop explicitement du code implicite de séparation des pouvoirs entre «locaux» et «expats». Naïvement, nous avons pensé que la nature organiquement horizontale de l’autosupport allait nous préserver du syndrome habituel. Réunis le 5 février 2017 à Grand Bassam en Côte d’Ivoire, neuf associations de type communautaire ont fondé le Réseau Afrique francophone autosupport des usagers de drogues (Rafasud) après en avoir voté les modalités à mains levées. Sous l’égide d’INPUD8 International Network of People Who Use Drugs (INPUD) est un réseau global organisé en structures régionales : Asian Network of People Who Use Drugs (ANPUD), Euro Network (EuroNPUD), EurasianNPUD, North American PUD et AfricaPUD., l’association internationale des «drogués», nous avons réuni des partenaires se réclamant de la réforme des politiques de drogues et travaillant au changement de représentations des usagers au sein de l’espace africain francophone. Après plusieurs mois de tâtonnements, le savoir-faire et la technicité d’Asud ont convaincu Open Society Foundation (OSF) et Open Society Initiative in West Afrika (OSIWA) de soutenir financièrement une telle action. Mais certains de nos partenaires africains nous font constater qu’une fois de plus, les fonds drainés par le Nord sont gérés par une structure du Nord pour résoudre des problèmes situés au Sud. Ce qui est vrai pour Asud, toute petite unité, l’est encore plus pour les mastodontes humanitaires. L’inégalité structurelle entre organisations du Nord et du Sud pour mobiliser des fonds crée un déséquilibre de fait.
Afrique francophone, la double peine?
Rafasud est une initiative destinée à compenser un autre déséquilibre, celui qui sépare les personnes de langue anglaise de celles qui s’expriment en français. Quiconque connaît le réseau international de réduction des risques sait que l’anglais est la langue obligatoire de communication et cette réalité n’épargne pas la représentation internationale des usagers de drogues, organisée sous la bannière d’INPUD, dont le prolongement en Afrique est l’African People Who Use Drugs (AfricaPUD). INPUD, très majoritairement animé par des anglophones, a littéralement découvert l’existence d’un continent africain qui parle français, nouvelle terra incognita. Une situation vécue comme une véritable double peine par de nombreux Africains diplômés qui, à juste titre, font remarquer que le français représente déjà une langue imposée par l’Histoire et l’extérieur. Toujours grâce à la fondation Soros, Rafasud est membre fondateur du séminaire mis en place par le Pr Mbisanne Ngom, doyen du département de Droit de l’université de Saint Louis au Sénégal. Chaque année, nous proposons en français un séminaire de formation aux droits humains dans les politiques de drogues. Une semaine d’échanges avec un public composite où se côtoient associations de consommateurs, médecins, juristes, journalistes, policiers, femmes et hommes venus du Bénin, de Côte d’Ivoire, du Burkina-Faso, du Mali, du Niger, du Cameroun, de Mauritanie, du Mali, de la RDC, du Togo, tous nouvellement passionnés par la question des drogues, ce qui constitue au moins une surprise. Cette initiative qui se pérennise aujourd’hui a vocation à fusionner avec l’idée même de Rafasud. L’éclectisme de son recrutement est tout à fait représentatif de notre objectif, francophone, panafricain issu des deux sexes, incluant société civile et communautés, où des policiers et des religieux sont amenés à spéculer sur la validité du concept de guerre à la drogue. Le paradoxe de cette incontestable réussite réside dans le fait qu’elle n’est possible que grâce à de l’argent américain.
Les voyageurs internationaux à destination du Sénégal sont accueillis à l’aéroport Blaise Diagne qui porte le nom d’un homme politique français mais né sur l’Île de Gorée. Blaise Diagne, premier Africain élu député du Sénégal en 1910 et nommé sous-secrétaire d’État aux Colonies pendant l’Exposition coloniale de 1931, est un héros au Sénégal et un parfait inconnu en France9Voir Fabrice Olivet, la Question métisse, Mille et Une Nuits, 2011 pp. 185-186.. Il est aussi le symbole du quiproquo françafricain. Culpabilité d’un côté, rancœurs de l’autre, habitudes postcoloniales des deux côtés. Le continent africain francophone mérite autre chose que ce non-dit permanent. La diffusion d’une réduction des risques de langue française à vocation strictement panafricaine est un rêve très contemporain. Constituer un pôle de compétences spécifiquement francophone qui tienne compte des particularités de l’Afrique qui parle français serait une réponse aux cassandres des deux rives du Sahara. Le samedi 1er décembre 2018, à l’heure où l’Arc de triomphe brûlait, les journaux de Dakar titraient sur la manifestation des étudiants étrangers contre la hausse démesurée des droits universitaires, une taxe déguisée qui incarne à sa manière une autre forme de violence contre le vivre ensemble. Rafasud est né aussi de la relation intime personnelle et privée de certains d’entre nous avec cette Afrique qui parle français, c’est aussi une affaire d’amitié, un combustible qui n’a pas de prix.