Cet article a été publié dans le Swaps n°71 qui propose un compte-rendu des 3èmes Journées nationales de la Fédération Addiction qui se sont tenues les 13 et 14 juin 2013 à Besançon. Il reprend le discours d’introduction de Jean-Pierre Couteron, Président de la Fédération Addiction.
Insuffisance des dispositifs existants
Pour pallier la détérioration visible de la situation, la tentation est forte de revendiquer toujours plus de moyens pour renforcer les dispositifs existants : plus d’hébergements, plus d’institutionnalisation, et cela dans un contexte de crise économique qui n’autorise qu’à la marge l’augmentation des dépenses socio-sanitaires. Par ailleurs, l’efficacité des services habituels est interrogée. Les acteurs de l’action sociale eux-mêmes, en 2009, lors de la conférence de consensus « Sortir de la rue », ont ouvert une brèche –dans laquelle se sont engouffrés, depuis lors, les différents gouvernements– pour justifier de nouvelles réductions des moyens : la refondation des dispositifs d’AHI et la politique du logement d’abord. La psychiatrie publique est, elle, interpellée sur son efficacité à intégrer la part la plus précaire des personnes souffrant de troubles psychiques.
Des malentendus cliniques traversent constamment les relations entre la psychiatrie et l’ensemble des acteurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux : divergences diagnostiques que les plus récentes classifications ne parviennent pas à accorder, difficultés de collaboration avec, par exemple, exclusion de fait d’un certain nombre de sujets « comorbides » chez les personnes addictes, primauté de la demande pour engager des propositions de soin, craintes justifiées d’instrumentalisation sécuritaire sur les soins obligés… A la fois signes et remèdes à ces situations d’impasse, les équipes mobiles « psychiatrie et précarité » ont été créées à la fin des années 1990 afin de permettre l’intégration dans les filières de soins de ces personnes en grande précarité et souffrant de troubles psychiatriques, de travailler en réseau et de rendre compte d’une clinique spécifique.
Autres impasses qui obligent à un changement d’organisation : un dispositif d’hébergement social qui n’offre plus aucune fluidité du fait de l’absence de logements disponibles dans le parc social et un parc privé inaccessible financièrement à ces publics, mais aussi l’insuffisance de l’accompagnement social dans le logement (ASLL ou AVDL) pour les plus fragiles.
C’est dans ce contexte que l’expérimentation du programme Housing First (« Un chez-soi d’abord ») se propose de travailler au rapprochement et à l’articulation entre les acteurs de la psychiatrie, du social et des addictions, pour une meilleure prise en charge des personnes concernées. L’objectif : développer de nouvelles réponses pour l’accès au logement, aux soins et à la citoyenneté des personnes sansabri souffrant de troubles psychiatriques et présentant des problèmes d’addiction. Le moyen : proposer à ces personnes un logement immédiat sans condition de traitement ou d’abstinence aux drogues, et les accompagner dans cette démarche par un suivi régulier, pluridisciplinaire et intensif.
Rapprochement au niveau ministériel
En novembre 2009, Vincent Girard, Pascale Estecahandy et Pierre Chauvin remettent à la ministre de la Santé et des Sports, Mme Bachelot-Narquin, le rapport « La santé des personnes sans chez-soi »1Girard V, Estécahandy P, Chauvin P. La santé des personnes sans chez-soi. Rapport 2009 disponible sur www.ladocumentationfrancaise.fr et sur www.sante.gouv.fr. Après la description de quelques expériences militantes, et l’évocation d’expériences étrangères, le document ouvre sur des propositions alternatives aux systèmes en place en France, ouvertures inspirées de modèles anglo-saxons et fondées sur deux lignes de force convergentes :
– D’une part, le concept de « rétablissement », né aux Etats-Unis de la revendication des personnes vivant avec un problème de santé mentale à recouvrer une citoyenneté active. Le rétablissement va au-delà de la réhabilitation psychosociale et de la stabilisation de la maladie psychiatrique, considérée comme irrémédiablement chronique. Il s’appuie sur les compétences et les capacités des personnes elles-mêmes et vise à réformer l’organisation des soins et l’accompagnement.
– D’autre part, « le logement d’abord » reconnaît la situation à l’égard du logement comme un déterminant clé de la santé, et l’absence de logement comme une perte de chance majeure par rapport au soin. L’accès à un logement de droit commun est considéré comme la condition préalable à l’engagement dans les soins et à un parcours d’insertion pour les personnes souffrant de troubles psychiatriques2Laporte A, Le Méner E, Chauvin P. La santé mentale et les addictions des personnes sans logement personnel : quelques éclairages issus d’une enquête de prévalence en Île-de-France. In : ONPES, Les travaux de l’Observatoire 2009-2010, La Documentation française, 2010 : 413-34,3Conférence de consensus « Sortir de la rue » : rapport du jury d’audition, décembre 2007 – Disponible sur www.cnle.gouv.fr .
Introduit aux Etats-Unis depuis les années 1990, le programme Housing First d’accompagnement des personnes psychotiques sur un modèle de santé communautaire a porté sur plusieurs milliers de personnes sans-abri entre 2005 et 2007. Il a montré une diminution des durées d’hospitalisation et des incarcérations, et un bilan en termes de coût/efficacité meilleur que les solutions classiques. Au Canada, un programme expérimental At Home (Chez-soi) est en cours, incluant plusieurs centaines de personnes, avec des résultats intermédiaires allant dans le même sens. Ces programmes sont actuellement transposés à travers des expérimentations sur plusieurs pays d’Europe (Portugal, Belgique, Danemark, Ecosse, Pays-Bas) et sont même à l’origine de stratégies nationales de luttecontre le « sans-abrisme » en Suède et en Irlande.
En France, c’est en 2010 que la ministre de la Santé et des Sports et le secrétaire d’Etat en charge du Logement et de l’Urbanisme décident d’expérimenter un programme de ce type. Son pilotage national est confié à la Délégation interministérielle pour l’hébergement et l’accès au logement (DIHAL)4Lettre d’information de la DIHAL, 12 décembre 2012, Hors-série no 5 des personnes sans-abri ou mal logées, en lien avec les différentes directions de l’Etat (Santé, Sécurité sociale, Cohésion sociale, Habitat et Urbanisme…). La mise en place, sous l’égide du préfet de région en lien avec les Agences régionales de santé et les collectivités territoriales, a été effectuée depuis 2011 successivement sur quatre sites : Marseille, Toulouse et Lille puis Paris.
Articuler action de terrain et recherche
L’expérimentation a pour objectif de tester si ce programme est transposable dans le contexte français. Elle est accompagnée d’une recherche évaluative. C’est l’un des premiers protocoles de ce type en France : la recherche construite autour de l’action veut mesurer l’utilité du programme pour les participants et le rapport coût/efficacité pour les institutions sanitaires et sociales en le comparant aux modes de prise en charge existants. Les impacts attendus du logement autonome associé à un accompagnement pluridisciplinaire intensif sont multi-dimensionnels : stabilité résidentielle des participants, meilleure qualité de vie, utilisation adaptée des services de santé, sociaux et de justice, baisse des coûts totaux de l’utilisation des services (pour l’Etat et la société).
Le programme de recherche, confié au laboratoire de santé publique du Pr Auquier à Marseille, vise à mesurer les impacts de cette nouvelle stratégie pour déterminer les meilleures options en matière de dispositifs dédiés à ce public. Les bénéficiaires potentiels du programme sont adressés par des orienteurs multiples, parmi lesquels les équipes mobiles « psychiatrie et précarité ». Les personnes rencontrent les investigateurs de la recherche qui s’assurent de leur éligibilité dans le programme et recueillent leur consentement éclairé. Sur chacun des quatre sites, deux cents personnes seront recrutées d’ici fin 2013 : cent bénéficieront de l’accès direct au logement et d’un suivi intensif et les cent autres des services dits « classiques » existant sur le territoire, cela afin de comparer les deux types de prise en charge. La composition des deux groupes est définie par tirage au sort. L’équipe de recherche est, quant à elle, amenée à recueillir les données sur l’ensemble de l’effectif, soit deux cents personnes, durant 24 mois. Elle réalise, via des volets qualitatif et quantitatif, une triple enquête auprès des acteurs institutionnels, des professionnels de terrain et des usagers ; le volet quantitatif porte sur l’utilisation du système de soins, la qualité de vie des personnes et le rétablissement ; le volet qualitatif porte sur la logique des acteurs (dynamiques institutionnelles), les conditions du rétablissement, l’articulation autour de la citoyenneté et le processus de rétablissement.
L’équipe d’accompagnement n’instruit pas la candidature des personnes incluses dans le logement, qui est de la responsabilité de l’équipe de recherche, sur des critères précis de précarité extrême et de diagnostic psychiatrique (schizophrénie ou troubles bipolaires, avec ou sans addictions). Les personnes doivent toutefois être en situation de prétendre à un logement (situation régulière ou régularisable sur le territoire français, minima sociaux acquis ou accessibles, droit à une couverture maladie, etc.). Elles doivent également être en capacité de donner leur consentement éclairé (établi après information d’un des médecins investigateurs), comme dans toute recherche clinique. Mais l’accès au logement ne suppose pas l’acceptation de soins psychiatriques ou l’arrêt des conduites addictives ; la primauté est donnée sur ce point à la réduction des risques (RdR) et à l’éducation à la santé dans le respect du choix de la personne. Seule l’acceptation d’une rencontre hebdomadaire avec l’équipe pluridisciplinaire dédiée à l’Housing First ainsi que le paiement du loyer (sans dépasser 30% des revenus de la personne), si la personne a des revenus, sont requis.
Mais ce protocole de recherche, avec un « bras témoin », suscite beaucoup de résistances chez les professionnels et les associations qui réalisent la partie « action » du programme. Ces derniers s’interrogent sur la question du tirage au sort, méthode qui « met de côté » un certain nombre de bénéficiaires pressentis, après leur avoir donné l’espoir d’une solution.
Par ailleurs, la dimension économique et le rapport coût/efficacité sont totalement intégrés à la recherche, à travers une objectivation économique globale et décloisonnée des coûts des dispositifs actuels (sanitaires, judiciaires, sociaux) et une évaluation du coût du dispositif Housing First. Même si les professionnels de la santé et du social admettent la contrainte du « coût raisonnable », cette approche suscite la méfiance. Le « logement d’abord » a été promu sans que suive ou précède une vraie politique du logement ; le secteur AHI menaçait d’être démantelé (perte de moyens, mise en concurrence contre-productive des acteurs associatifs) ; les concertations pour élaborer des propositions de changement des pratiques sociales étaient quasiment inexistantes…
Cependant, la recherche quantitative du programme ne peut être réduite à un unique objectif de rationalisation budgétaire. En parallèle de la mesure des coûts, des données sur les trajectoires des personnes et l’amélioration de leur situation seront récoltées. Quant au volet qualitatif, très attendu par les acteurs, il devrait fournir des informations sur les cultures professionnelles, l’articulation des acteurs entre eux, les évolutions possibles des dispositifs, la transférabilité des concepts du rétablissement, etc. Ces constats partagés permettront peut-être de faire évoluer les points de vue sur toutes ces questions.
Articuler des équipes de secteurs divers
Mettre en place le programme Housing First en France, c’est aussi réunir les compétences complémentaires d’équipes issues de cultures professionnelles différentes : psychiatrie, addictologie, action sociale et opérateurs du logement (intermédiation locative). La mise en place de ce programme s’est heurtée à plusieurs réserves du côté des professionnels concernés. D’une part, elle a pu parfois être interprétée comme une disqualification des accompagnements et suivis prodigués par les dispositifs et services « habituels » au bénéfice du nouveau programme. D’autre part, loger sans condition des personnes atteintes de troubles mentaux, voire d’addictions associées, a soulevé bien des réticences en amont : incapacité des personnes à la vie autonome après des années de grande précarité, ignorance de la clinique psychodynamique de la psychose, discrédit des équipes de psychiatrie qui revendiquent des soins pour tous, mise à mal des dispositifs sociaux, irrecevabilité d’un projet trop cher dans un contexte de restriction budgétaire, et, paradoxalement, critique d’un objectif de réduction des coûts des soins à terme… Malgré cela, les équipes de suivi intensif ont été montées et l’articulation des différents acteurs a fini par prendre forme.
L’équipe de suivi intensif réalise un accompagnement dans le temps et apporte une réponse très rapide en période de crise. Cet accompagnement est assuré essentiellement sous forme de visites à domicile et dans la cité, avec une intensité élevée des services : des démarches concrètes sont menées fréquemment dans et autour du logement et de l’inscription de la personne dans son environnement, les questions de santé globale au sens de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont étudiées. Le ratio d’accompagnement est de un intervenant pour dix personnes logées.
Sur chacun des quatre sites, le portage de l’expérimentation s’est mis en place différemment en fonction des contextes locaux, avec toutefois certaines constantes : la place importante du centre hospitalier psychiatrique, l’implication d’un ou de plusieurs porteurs sociaux et/ou médico-sociaux en addictologie et d’organismes de captation du logement. Les objectifs de l’accompagnement sont pluriels : accès et continuité des soins, accès aux droits, à l’insertion, à l’emploi et à la formation, accès à la culture et aux loisirs, motivation pour les démarches de la vie quotidienne, stimulation des investissements pour développer l’accès à une citoyenneté et au sentiment d’une utilité sociale, restauration de l’image de soi et de la confiance en soi, découverte de ses propres compétences.
L’empowerment comme pratique émancipatrice5Greacen T, Jouet E. Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie. ERS, 2012.
En ce qui concerne la vie de ces équipes pluridisciplinaires, l’accompagnement intensif implique un haut seuil d’exigence en matière de cohérence et de collaboration. En effet, chaque membre de l’équipe est amené à exercer son métier à partir d’un tronc commun d’accompagnement au quotidien, pour lequel l’ensemble des intervenants peut être sollicité. Le pilotage et la coordination sont par ailleurs essentiels. C’est au travers de l’accompagnement du quotidien que chacun met son métier comme ressource au service de l’usager.
Des dispositifs et associations promoteurs dans le champ de la RdR aux addictions sont présents à différents titres : dans le comité de pilotage national via la Fédération Addiction, dans les comités départementaux et l’organisation même de la recherche-action (associations Habitat alternatif social [HAS], Clémence Isaure, Charonne, etc.). On relève des points communs entre la perspective du rétablissement, au centre de la stratégie du « Un chez-soi d’abord », et la RdR en addictologie : faire avec les personnes « là où elles sont et là où elles en sont », viser avec pragmatisme la prévention des dommages liés à leurs comportements, l’amélioration de la santé et du confort de vie, dans une inconditionnalité maximale et l’absence de jugement… Comme la RdR en son temps, le logement d’abord et l’accompagnement dans et par le rétablissement pourraient influencer les dispositifs d’accompagnement social des personnes en situation de précarité souffrant de troubles psychiatriques, en mettant en oeuvre la réforme nécessaire des pratiques et l’adaptation des dispositifs (refondation) et, qui sait, en amorçant un changement attendu par beaucoup (patients, familles et entourage, professionnels frappant à la porte depuis des années, etc.) dans l’organisation des soins et des partenariats en psychiatrie.
Articuler des professionnels de métier et des médiateurs pairs
Les intervenants du programme travaillent selon le principe du « multi-référencement », modèle d’activité dans lequel des individus collaborent de façon structurée et contextuelle sur la base d’un dossier commun. Il n’y a pas de référent attribué à chacun, les usagers peuvent faire appel aux compétences de chacun des membres de l’équipe au regard de leurs besoins.
Les équipes de suivi intensif comptent des travailleurs sociaux et des professionnels de santé, qui ne se substituent pas à une prise en charge de droit commun médicale et/ou sociale, avec laquelle elles doivent permettre de renouer. Comme dans « l’idéal médico-social », médecins et autres soignants, professionnels du soin, travaillent dans une étroite collaboration avec chaque patient : cette forme d’intervention conjointe permet une évolution de concert, pour le mieux-être des usagers du programme.
Les équipes intègrent également des « travailleurs pairs » (médiateurs santé pairs), personnes concernées (et se déclarant comme telles) par les pathologies et problématiques des personnes suivies. Elles apportent leur savoir expérientiel et la démonstration qu’un rétablissement social, citoyen et professionnel est possible pour les personnes vivant avec un trouble psychiatrique. Ces pairs mettent au service des usagers leur expérience et une nouvelle forme de professionnalisation. Ils sont souvent amenés à faire de la « traduction » : celle d’une proposition de l’équipe à un usager ou l’inverse, expérimentant ainsi un travail de médiation sociale.
La question de la participation des usagers est centrale dans les lois promulguées en 2002 (loi rénovant l’action sociale et médico-sociale et loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé), elle est même au coeur de la stratégie orientée vers le rétablissement. La stratégie des médiateurs santé pairs existe dans la mise en oeuvre des groupes d’entraide mutuelle (GEM) et dans le programme « médiateurs de santé pairs » de l’OMS, qui prévoit l’intervention, dans les équipes de soins psychiatriques, des usagers experts ayant une expérience de vie avec la maladie mentale. Une expérimentation est coordonnée par le Centre collaborateur de l’OMS (CCOMS) de Lille, testant ces hypothèses dans des établissements psychiatriques volontaires.
Du côté de l’addictologie, cette nécessité d’intégrer des usagers-experts avait présidé à la constitution première des équipes des nouvelles structures de RdR dans les années 1990, mais n’a pas encore trouvé de traduction dans la création d’un nouveau statut professionnel.
L’expérimentation Housing First permettra probablement de faire un pas de plus vers la reconnaissance des compétences des usagers. Enfin, la participation des médiateurs santé pairs permet d’importer, au-delà des mouvements d’entraide « anonymes », le paradigme du rétablissement, en le dépoussiérant des dogmes d’abstinence qui lui sont attachés dans les seules déclinaisons jusque-là connues en France.
Reportages disponibles sur Dailymotion.com
Le ministère de l’Egalité des territoires et du Logement a mis en ligne, sur son compte Dailymotion, une série de petits films sur le programme Housing First. L’occasion de découvrir la façon dont les programmes similaires ont été mis en oeuvre en Europe (Finlande, Allemagne, Royaume-Uni), mais aussi de mieux connaître le programme français et d’écouter les témoignages de personnes accueillies. Pour voir les reportages : compte territoiresgouv sur www.dailymotion.com