Cet article a été publié dans le Swaps n°68.
Qualifié dans les médias de « cancer urbain de la drogue », comparé par Paris Match à Cholon, le quartier chinois de Saigon réputé pour son marché de l’opium et ses « ruelles lépreuses » désertées par la police1 Paris-Match, n°1819, semaine du 6 avril 1984. Reportage-photo «Passage pour l’Enfer», et n°1826, semaine du 25 mai 1984. Reportage-photo «Chalon, l’îlot sans retour», nommé le « Lower East Side » parisien par Libération2Libération, 8 mai 1984, cette cour des miracles contemporaine a frappé les consciences avec ses images de saleté, de violence et de mort : trafic et shoots collectifs au « brown sugar » en pleine rue, violences (on va jusqu’à parler d’une agression toutes les dix minutes) et prostitution se manifestent en plein jour dans les passages Brunoy, Gatbois ou encore Raguinot, tandis que les entrepôts abandonnés servent de refuges pour des centaines d’immigrés clandestins et de lieu de stockage de stupéfiants et que les vieux habitants du quartier, terrorisés et cloîtrés dans leurs appartements, doivent enjamber chaque jour les toxicomanes dans le hall de leur immeuble délabré. Retraçons ici l’histoire de ce ghetto qui défraya la chronique, notamment au début de l’année 1984.
Une friche urbaine, un quartier pauvre et pluriethnique
Bien avant d’être désigné au début des années 1980 par les élus du 12e comme une « honte pour Paris et pour l’arrondissement », l’îlot Chalon était déjà considéré depuis le début du siècle comme un îlot d’insalubrité à rénover impérativement. Comme son nom l’indique, ce bout de quartier de 9 hectares, né en 1847 avec la gare et aujourd’hui détruit, était enclavé entre les chemins de fer, l’avenue Daumesnil et les rues de Rambouillet et Chalon.
Contrastant avec les immeubles haussmanniens qui l’enserraient, l’îlot était constitué de vieux immeubles de cinq étages maximum, de hangars, d’ateliers et de locaux industriels hérités du XIXe siècle et désaffectés à l’image de l’ancienne usine des bois exotiques Duchiron, dans laquelle une descente de police, fin octobre 1983, mettra la main sur un important stock d’héroïne d’une valeur de 50000 francs. En 1975, 66% des surfaces étaient considérées par la municipalité comme étant dans un état de grande dégradation, en raison de l’absence de rénovation depuis des décennies et du surpeuplement dont ces logements exigus (à seulement une ou deux pièces pour 80% d’entre eux, sans sanitaires intérieurs) faisaient l’objet.
L’îlot Chalon était aussi un quartier d’immigration, nourri pendant plus d’un siècle par plusieurs vagues différentes : de « quartier italien » à la fin du XIXe siècle, l’îlot devint pendant l’entre-deux-guerres le premier « quartier chinois » de Paris, réputé pour ses salles de ma-jong et aussi quelques petites fumeries d’opium clandestines. Par la suite, des Maghrébins vinrent s’installer et prendre, comme les autres, la relève des petits commerces (épiceries, restaurants, cafés et dépôt d’artisanat destinés au commerce ambulant), qui animaient les rues de Chalon et Hector-Malot. Enfin, à la fin des années 1960, l’îlot Chalon commença à se métamorphoser en « quartier africain » avec une importante immigration de Sénégalais qui occupèrent des hôtels meublés et se spécialisèrent dans le colportage d’objets d’art et de pacotille.
En 1982, à l’époque où se manifestent les problèmes de drogue, l’îlot Chalon est la zone de Paris où se concentre le plus d’étrangers : leur part est passée de 14,5% en 1958 (« Musulmans » d’Algérie compris) à 75,3% en 1982, pour une population de 5000 habitants (33,3% de Sénégalais, 13,1% d’Algériens, 7,3% de Tunisiens, 6% de Vietnamiens, 5,9% de Marocains, 5,1% de Chinois, 2,5% de Maliens, 2,5% de Yougoslaves, 1% d’Espagnols, et 2,3% d’autres nationalités). Mais aux premiers commerçants sénégalais qui se sont insérés sans mal dans les sociabilités et les activités commerciales semi-légales semi-clandestines du quartier, se sont ajoutés au cours de la décennie 1970 de nouveaux immigrés africains, ouvriers ou chômeurs, réguliers ou clandestins à la recherche d’un logement bon marché. L’opération de régularisation exceptionnelle des sans-papiers effectuée par les socialistes au pouvoir en 1982 a permis de recenser officiellement 900 Africains, mais leur nombre est sans doute plus proche de 15003Dussolier C. L’îlot Chalon, histoire d’une rénovation : ses acteurs, ses enjeux, mémoire de maîtrise de géographie, Paris VII, 1982, publié en 1983 par le comité de défense des habitants de l’îlot Chalon.
L’îlot fut longtemps un quartier populaire, cosmopolite et pittoresque apprécié de ses habitants et même des Parisiens, sa dégradation sur le long terme (qui a pu donner naissance à l’économie informelle et lucrative de la drogue) est le fruit de la négligence de bon nombre d’acteurs.
Au niveau des pouvoirs publics, aucun projet de réaménagement n’a abouti pendant près d’un siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’îlot est pourtant décrété insalubre par la préfecture de la Seine. En 1927, la municipalité parvient à forcer les propriétaires à rénover chaussée et trottoirs, mais pas à installer des égouts : la puanteur nauséabonde des rues de l’îlot est un poncif des descriptions de la presse lorsqu’apparaît le « problème Chalon » plus d’un demi-siècle plus tard. En 1958, un nouveau projet de réaménagement voit le jour mais ne va pas à son terme. En 1976, dans le cadre des grandes opérations de restructuration de l’Est parisien, l’îlot est à nouveau ciblé comme priorité, mais la zone d’aménagement concerté (Z.A.C.) ne voit le jour qu’en 1980. A l’immobilisme des autorités municipales, devant la complexité des règles des opérations immobilières, s’ajoute la désinvolture de certains propriétaires : plusieurs immeubles appartiennent en effet à la SNCF qui y logeait son personnel cheminot avant de laisser les immeubles vétustes à l’abandon.
A la fin des années 1970, apparaissent les premiers squats dans ces bâtiments désaffectés que la SNCF s’obstine à déclarer « vides de tout habitant », fermant les yeux sur l’économie informelle des nouveaux immigrants sénégalais avec des marchands de sommeil logeant leurs compatriotes et récoltant sans aucun droit des loyers. D’autres bâtiments avaient été mis entre les mains de mauvais gérants par la compagnie ferroviaire : en 1979, un incendie accidentel au Royal Hôtel de la Boule d’Or, passage Raguinot, lié à la suroccupation des lieux, fait trois morts et vingt blessés, tous africains. Les gérants seront condamnés en 1983 à 16 mois de prison avec sursis pour défaut de sécurité.
Une invasion de la drogue « télécommandée » ?
La dégradation de la vie du quartier est patente au début des années 1980. Le petit trafic amateur de haschisch marocain ou de « libanais rouge » est peu à peu remplacé par la vente de drogue dure. Le sol des impasses et des ruelles commence petit à petit à être jonché de matériel d’injection : seringues, bouteilles d’eau et citrons. Les habitants commencent à se plaindre de la présence de groupes de jeunes s’injectant en pleine rue et préparant la seringue sur le capot des voitures, ainsi que de la pression des dealers qui se mettent à contrôler la circulation dans les halls d’immeuble. Au cours de l’année 1983, une part croissante des toxicomanes interpellés pour consommation ou trafic dans la capitale déclarent se fournir dans l’îlot : on rapporte que près de 20000 personnes s’y approvisionneraient quotidiennement. Les toxicomanes sans le sou venus de l’extérieur rapportent en échange de leur dose le produit de leur larcin : autoradios volés ou butins de cambriolages. Sur place, l’insécurité grandit, car le développement du trafic de drogue s’accompagne d’une importante hausse de la violence, avec notamment l’apparition de squats sauvages avec intimidation, qui est le fait de bandes organisées.
En avril 1982, un groupe de 150 Sénégalais tente de s’approprier par la force un hôtel meublé de la rue de Chalon. En juin, plusieurs immeubles vides ou occupés clandestinement du passage Raguinot sont investis par une bande qui fracture les portes, chasse quelques occupants puis autorise d’autres Sénégalais à occuper les lieux, moyennant des loyers exorbitants. En septembre, pareille scène passage Gatbois, sous les yeux effarés des habitants du quartier.
Des groupes se spécialisent également dans le racket de commerçants. L’essor des groupes délinquants ou « mafieux » se fait malheureusement sur fond d’inertie de la police. A chaque coup de force d’une bande, les habitants appellent la police, mais le commissariat du 12e ou police secours n’interviennent que très rarement. Devant la multiplication des vols de voiture ou des agressions dans l’îlot, la police décourage le dépôt de plainte en rappelant à chaque victime que le quartier est ainsi et qu’il vaut mieux tout simplement l’éviter. L’îlot Chalon devient surnommé un « no flic’s land ».
Les rumeurs « complotistes » ne tardent donc pas à circuler dans l’îlot. La passivité policière devant la délinquance et l’arrivée massive et soudaine de la drogue seraient le fruit d’une stratégie concertée entre les différentes autorités publiques pour laisser pourrir le quartier, faire fuir les habitants et préparer ainsi la rénovation urbaine. En effet, les habitants avaient rejeté, dans leur large majorité, l’ambitieux projet de rénovation-substitution de la Z.A.C. de 1980, qui prévoyait de nombreux relogements (réhabilitation de 150 logements existants, construction de 480 logements neufs, de 4000 m² de commerces et 15000 m² de bureaux, remodelage de toutes les voies d’accès) et allait naturellement expulser les habitants sans droits. Un « comité de défense des habitants de l’îlot Chalon » s’était constitué alors et avait exigé que les habitants soient associés à un projet qui semblait être imposé d’en haut de façon arbitraire.
Or, c’est l’année même où est désigné l’aménageur de la Z.A.C. par le Conseil de Paris (la « SEMEA Chalon », société d’économie mixte avec capitaux provenant de la ville de Paris, de la SNCF et de quelques propriétaires privés), en 1982, que les premiers signes visibles de toxicomanie et de trafic se sont manifestés. Les témoignages recueillis par des sociologues ou des journalistes, en 1984, montrent ces lourds soupçons de la part des habitants : on pointe la responsabilité du maire de Paris, Jacques Chirac, ou du maire du 12e, Paul Pernin, qu’un habitant accuse d’avoir « amené par la main et installé les dealers dans l’îlot Chalon » ; un autre déclare à Libération que « les préfets, le maire, les gouvernements ont laissé monter la gangrène pour nous indemniser comme des miséreux le jour où ils se décideront enfin à raser le quartier »4de Rudder V, Guillon M. Autochtones et immigrés en quartier populaire, d’Aligre à l’îlot Chalon, Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1987, partie 2 : «De la ségrégation à l’exclusion, l’îlot Chalon », pp. 160-222.
A la théorie trop sophistiquée du complot, il est toutefois préférable de substituer les coïncidences de calendrier et un effet de déversement venu de l’extérieur. Ces années-là, la police expulse en effet plusieurs squatters dans le 14e et dans le 19e, dont une opération très médiatisée au 173, rue de Flandres avec destruction immédiate par bulldozer de l’immeuble qui était occupé par 500 squatters, en grande partie antillais, et saisit d’importantes quantités de haschisch, héroïne et cocaïne5Archive INA : www.ina.fr/video/CAB8301114001/operationpoliciere-d-explusion-d-un-squat-du-19emearrondissement.fr.html. Seule une centaine de squatters présents au moment de l’opération sont appréhendés par la police. Les dealers délogés de ce qui était alors considéré comme la « plaque tournante de la drogue » de l’Est parisien sont venus logiquement vers l’îlot Chalon, où se trouvaient des lieux propices à leurs activités et surtout une main d’oeuvre prête à l’emploi : le colportage était en effet devenu une activité de moins en moins lucrative et toute une génération de jeunes marchands ambulants entre 18 et 25 ans se firent recruter facilement dans le cadre de ce nouveau marché.
Dans le courant de l’année 1983, le comité Chalon tente de rallier à sa cause l’attention médiatique et y parvient en partie6Entre autres, Le Monde, 5 et 29 janvier 1983, Le Parisien libéré, 3 et 19 janvier 1983, Libération, 29 juin 1983 ou encore Le Quotidien de Paris à plusieurs reprises. Sans doute en écho à cette exposition publique, les descentes de policiers se font plus fréquentes dans l’îlot fin 1983, et visent en particulier les squats. En octobre, sept immeubles sont évacués en deux semaines, puis le quartier vit au rythme des « opérations coup-de-poing », à hauteur d’une par semaine, officiellement au nom de la lutte contre le trafic de drogue. Tandis que le comité Chalon déclare que plusieurs expulsions sont irrégulières, le problème n’est pas réglé pour autant et les habitants s’exaspèrent.
Les opérations anti-drogue de 1984 et la fin de l’îlot Chalon
Début 1984, la tension est extrême. Deux immeubles brûlent, rue de Chalon et passage Raguinot : on soupçonne des incendies criminels. Excédés, les habitants tentent de ramener l’ordre dans l’îlot par eux-mêmes. Les commerçants des rues de Chalon et Malot placardent sur leurs devantures des affiches représentant un toxicomane se piquant et refusent de servir drogués et dealers. L’hostilité monte entre les différentes communautés de l’îlot. Les Maghrébins s’en prennent aux Sénégalais, accusés d’être responsables de la déperdition du quartier, et attaquent également brutalement les toxicomanes pour agir sur la demande. Les bagarres sont fréquentes, avec barres de fer, chaînes ou coups-de-poing américains.
Mais l’impulsion finale pour une intervention d’envergure viendra d’un autre endroit. Car pendant ce temps-là, au palais de justice, exaspérés par l’inefficacité de la police, une poignée de jeunes magistrats, encouragés par les procureurs de la République, Robert Bouchery et Michel Jéol, est bien décidée à faire bouger les choses. Depuis le début de l’année, ils arpentent incognito le terrain de l’îlot et décident de porter l’affaire au plus haut niveau.
Ayant obtenu un rendez-vous à l’Elysée avec deux proches collaborateurs du président Mitterrand, Jean Glavany, chef de cabinet, et Michel Charasse, conseiller technique, les jeunes juges décident d’emmener ces derniers début février faire un tour, incognito également, dans l’îlot. Accablés devant le spectacle hallucinant qui se joue sous leurs yeux, ils font soudain de la question de l’îlot Chalon une affaire d’Etat.
Organisée en quelques jours, une grande « rafle anti-drogue » est montée. Le 14 février au matin, 500 C.R.S. et gendarmes mobiles, et 200 inspecteurs de la brigade des stupéfiants, dirigés par le commissaire Philippe Vénère, accompagnés de chiens renifleurs investissent l’îlot. Squats, hôtels et boutiques sont systématiquement fouillés, des contrôles d’identité ont lieu jusque dans la gare de Lyon. Six cents personnes sont interpellées, 50 déférées immédiatement au Parquet et un kilo d’héroïne est saisi. Plusieurs dizaines d’immigrés en situation irrégulière sont expulsés et de nombreux petits dealers sont condamnés à des peines d’un à trois ans de prison.
Mais le cauchemar ne prend pas fin pour autant immédiatement. Les descentes, de moindre importance, se multiplient pendant trois mois, conduisant à plus de 1000 arrestations. Les rixes sont nombreuses : les rabatteurs postés aux coins de rues préviennent systématiquement les dealers de l’arrivée des cars de police secours, et les policiers sont accueillis par des bouteilles, des pots de peinture ou des bonbonnes de gaz lancés depuis les fenêtres. Ainsi, 17 policiers sont blessés durant la première quinzaine d’avril. Début mai, deux personnes sont tuées au cours d’affrontements, dont un jeune homme de 19 ans, Christophe Rivière, venu de Villeneuve-Saint-Georges pour acheter sa dose, pris à parti dans une bagarre entre commerçants et dealers, et blessé à la tête : il s’effondre en sang dans le hall du TGV de la gare de Lyon et son cadavre fait l’objet d’une photographie double-page de Paris Match dans son numéro du 25 mai.
Mais les assauts répétés de la police finissent par tarir le marché sur le long terme. Des petits revendeurs, les mailles du filet se resserrent progressivement sur les grossistes. Des inspecteurs arrivés de Dakar secondent les policiers français et, début mai, l’interpellation d’une Mauritanienne porteuse de 150 doses d’un gramme d’héroïne fait frémir les grossistes, qui décident de délocaliser leurs activités7Martin-Chauffier G. «Des magistrats en jeans et baskets forcent le quartier interdit », in : Paris Match, n°1826. A la mi-mai, une dernière descente de police ferme un dernier squat : arrêtés, expulsés ou partis d’eux-mêmes, les fauteurs de troubles quittent peu à peu l’îlot. Quelques jours plus tard, les bulldozers arrivent pour détruire les immeubles insalubres, desquels les habitants ont été indemnisés ou relogés par la municipalité, pour permettre ainsi la mise en oeuvre de la rénovation.
Les conséquences (néfastes) de la répression
Les événements de 1984 sont ressentis comme un immense traumatisme pour les habitants de l’îlot. La couverture médiatique dont le quartier fait alors l’objet imposa une lecture catastrophiste du problème de l’héroïnomanie8Bulart C, Yvorel JJ, Ingerflom CS. Consommation de drogue, représentations sociales et attitudes du pouvoir en France 1800-1988. Rapport final, Reims, association Accueil et centre de soins pour toxicomanes, 1993, chapitre 5 (1984-1988).
Mais les jugements sont aussi souvent teintés de xénophobie latente et d’amalgame entre dealers et population africaine. La presse insiste dans ses descriptions sur les rues devenues « terres sénégalaises » où l’on palabre en habits traditionnels. Paris Match va jusqu’à parler « d’Afrique frigorifiée et bruyante » ou de « verrue exotique » pour qualifier l’îlot, qui ressemblerait à Bobo-Dioulasso (qui, au passage, n’est pas au Sénégal mais au Burkina-Faso!). Le compositeur nationaliste Jean-Pax Méfret parle dans sa chanson « flash » de 1984 du dealer à la « main d’ébène de l’îlot Chalon ». Ces amalgames sont redoutés par nombre d’acteurs associatifs : le 14 avril 1984, Gustave Massiah, du collectif Cedetim (Centre d’études anti-impérialistes, devenu aujourd’hui Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale), publie dans Peuples noirs, peuples africains, une « lettre ouverte à François Mitterrand » condamnant la politique étrangère de la France en Afrique et le traitement domestique de l’immigration clandestine.
Massiah l’assimile aux 1000 arrestations qui ont alors eu lieu dans l’îlot de « ratissages ». Il dénonce les brutalités policières et les expulsions qui brisent les familles, introduisent une sorte de responsabilité collective (tous les habitants sont considérés comme suspects pour simplement vivre à proximité de trafiquants), légitiment les rapprochements entre drogue, immigrés et insalubrité et un certain racisme populaire dirigé contre les Noirs[fnPeuples noirs, Peuples africains, n°40, 1984, pp.12-15. Texte disponible en ligne : 9mongobeti.arts.uwa.edu.au/issues/pnpa40/pnpa40_02.html.
Une autre conséquence de la répression fut aussi le simple déplacement du problème. Selon certains, la destruction de l’îlot Chalon aurait poussé les populations marginalisées vers le Nord-Est parisien, et notamment vers la Goutte-d’Or. Là-bas, des rumeurs au milieu de la décennie courent sur un présumé transfert d’activités des dealers et des proxénètes vers des zones plus sûres10Bacque MH. «En attendant la gentrification : discours et politique à la Goutte-d’Or, 1982-2000», in: Sociétés contemporaines, n°63, 2006; ou Jean-Claude Toubon, Khelifa Messamah, Centralité immigrée, le quartier de la Goutted’Or, Paris, L’Harmattan, 1990, pp. 368-369. Les marchés ouverts de la rue s’y sont déplacés : ainsi vers 1985-1986, il n’était guère difficile de se procurer de l’héroïne auprès de vendeurs ghanéens aux alentours de la rue Ordener ou Stephenson11Entretien Jimmy Kempfer, octobre 2011. De même, les marchés fermés de la drogue dans les squats ont perduré, se sont disséminés dans Paris et sont devenus plus difficiles à repérer, comme le montrent les techniques d’intervention de la police, évoquées dans un reportage-photo de 1987, La Tête à l’enfer : « Du côté de Pigalle, Barbès ou Bastille, […] un moyen très efficace consiste à observer les entrées d’immeuble où l’on voit sans cesse entrer et sortir du monde. Il y a de fortes chances que cette « circulation » provienne d’un point de vente. Il suffit alors de suivre l’un des toxicomanes et d’attendre qu’il entre dans un café pour l’aborder et discuter avec lui »12Collinot JF. Drogue : la tête à l’enfer, Paris, Cerf, 1989, p. 49.
Pareil dispositif de squat fermé se retrouvera par la suite lorsque le crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. fera son apparition. Les fumeries clandestines fonctionneront alors selon un modèle particulier, donné longtemps par celle de la rue Myrha, fermée par la police en 1992 : une quarantaine de toxicomanes y fumant en permanence le « caillou », un gardien à l’entrée de l’immeuble filtrant la clientèle, les clients acceptés traversant ensuite la cour pour rejoindre un appartement squatté13 « Le crack se répand à Paris », in: Interdépendances, n°116, mai 1994, pp. 5-6…
Ainsi, après une longue phase d’immobilisme et de dépérissement, les raids musclés de la police de 1984 et la rénovation brutale n’auront pas mis fin pour autant à l’univers des squats parisiens, devenus, dans ces années-là, les nouveaux marchés parisiens de la drogue…