Cet article a été publié dans Swaps n°68.
A la fin des années 1980, à Vancouver, les usagers de drogues sont ravagés par le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. et les overdoses (OD). Comme dans toutes les villes européennes mondialisées, se développent des scènes ouvertes de consommation et de deal d’héroïne, notamment dans le quartier le plus pauvre du Canada, le Downtown Eastside. Grâce au travail de plusieurs associations, un véritable mouvement social et culturel va naître en faveur de la réduction des risques et des salles d’injection supervisée (SIS) à Vancouver. « Ça commence en 1990 avec une conférence sur la réduction des risques Out of harm’s way. The Carnegie Community Action Project, l’organisateur, invite des Américains et des Européens pour parler de réduction des risques sous une grande tente de cirque, dans un parc, dans le quartier du Downtown Eastside » explique Sarah Evans, ancienne manager d’Insite. « Puis, il y a le travail de l’association d’usagers de drogues de Vancouver “VANDU” (Vancouver Drug Usager Union). En 1994, ils ouvrent un site d’injection illégal, The Black Alley, qu’ils gèrent eux même pendant dix ou onze mois. La gestion de la salle par une association d’usagers ne tient pas dans la durée, mais l’idée d’une SIS est née. Et, surtout, il y a le PHS (Portland Hotel Society) Community Services Society (PHS), une organisation non gouvernementale de logement progressiste très puissante qui commence à faire du lobbying en direction des politiques »1Chappard P, Couteron JP. Salle de shoot, les salles d’injection supervisée à l’heure du débat français. Édition La Découverte. A paraître en février 2013.
En 1997, le taux de nouvelles infections au VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. dépasse celui de toutes les autres villes du monde occidental. Le maire conservateur, Philip Owen, s’engage alors dans la politique suisse des quatre piliers et commence à militer pour les SIS. Mais son parti politique, en désaccord, le tue politiquement en désignant un autre candidat à la mairie. Le parti conservateur subit alors un échec complet aux élections municipales et, finalement, en novembre 2002, Larry Campbell, membre d’un parti de gauche, devient maire après avoir promis d’ouvrir une SIS. Le mouvement s’accélère ensuite. En réaction à l’inaction du gouvernement fédéral, un collectif d’associations communautaires de réduction des risques ouvre une salle non autorisée, dans le quartier d’Eastside. Parallèlement, le PHS commence à construire Insite. Une fois construite, il l’utilise comme un site de démonstration pour convaincre les politiques. Il persuade le ministre fédéral de la Santé, Allan Rock, qui accorde une dérogation à la loi sur les stupéfiants, permettant ainsi de consommer dans la salle. Le PHS ouvre Insite en septembre 2003 en cogestion avec le Vancouver Regional Health Autority. Quelques jours plus tard, la salle illégale est fermée par la police.
L’expérience d’Insite
En pénétrant dans Insite au 139, East Hasting Street, la première chose qui frappe, c’est l’absence de vigile, contrairement à la plupart des salles de consommation européennes. « La priorité ici, c’est la construction de la relation de confiance et le contact humain » affirme Russ Maynard, coordinateur du programme, qui nous accueille. « D’ailleurs, ici, les règles ne sont pas affichées, elles sont expliquées oralement, et nous expliquons à quoi elles servent ».
La structure est ouverte de 10 heures du matin à 4 heures du matin, 365 jours par an. Une fois dans la salle d’entrée, les usagers montrent ce qu’ils vont consommer et donne un pseudo. Les usagers se dirigent ensuite vers la salle d’attente. Quand une place d’injection se libère, ils sont appelés par un membre de l’équipe. Pas de gestion de la file d’attente avec des panneaux électroniques, comme dans les salles de Genève ou Bilbao, là encore, la relation humaine est privilégiée. « Ça demande une grande attention de la part des professionnels pour la gestion de la file d’attente, et s’il y a quelqu’un qui est en manque, il a la priorité » explique Russ Maynard. Avant de s’injecter, les usagers doivent se laver les mains. Ils se rendent ensuite à un bureau au centre de la pièce où un membre de l’équipe leur donne le matériel d’injection et leur indique l’un des douze postes d’injection. Ils peuvent s’injecter ce qu’ils veulent (majoritairement héroïne, cocaïne, mais aussi et de plus en plus de l’Oxycontin®) dans n’importe quel endroit du corps. Et surtout, pour ne pas être contraints de se presser et rater l’injection, ils peuvent prendre le temps qu’ils veulent. Les postes d’injection sont bien éclairés, séparés par des grands panneaux. Ils sont composés d’une surface en métal facilement nettoyable, d’un container pour mettre son matériel usagé et d’une large glace, qui a deux fonctions. « Elle permet aux professionnels de voir ce que font les usagers sans les déranger. Mais elle permet aussi aux usagers de voir ce qui se passe derrière sans difficulté et sans parano. C’est très important pour des personnes qui ont l’habitude de se shooter dans les allées, toujours en alerte, à surveiller leurs arrières! » précise Russ Maynard.
Si les usagers n’arrivent pas à s’injecter, les infirmières gèrent une petite salle pour leur apprendre à trouver leur veine, et qui peut également servir de salle de réanimation. En cas d’OD, elles peuvent administrer de la naloxone par voie nasale, ce qui a l’avantage de ne pas avoir à trouver une veine chez des personnes qui n’en ont souvent plus. Si l’OD est plus grave, l’équipe appelle les urgences. Deux cents OD ont lieu chaque année dans ces murs, sans qu’aucune d’elles n’aient été fatales. Une fois l’injection terminée, les usagers se rendent au chill out (salle de détente), tenu par des pairs, qui servent le café, discutent, conseillent. Ils peuvent y rester autant de temps qu’ils veulent, et s’ils souhaitent se faire une nouvelle injection, ils doivent sortir et repasser par la porte d’entrée.
Trois catégories de professionnels travaillent à Insite : les travailleurs sociaux, payés par les PHS, les travailleurs médicaux (infirmiers et médecins), rémunérés par le Vancouver Regional Autority, et les travailleurs pairs, payés par Line, une émanation de VANDU.
Depuis 2003, Insite a beaucoup grandi. En 2006, Onsite, une « cure de désintoxication », s’est installé au premier étage. Onsite est né parce que les sevrages proposés dans la ville ne convenaient pas à la majorité des usagers d’Insite : il fallait « montrer patte blanche », attendre plusieurs semaines… Ici, la priorité n’est pas le sevrage, mais de proposer une pause de la rue, d’entamer un traitement méthadone, voire un sevrage, si l’usager le souhaite. Les usagers peuvent rester une heure ou une semaine, et ils sont accueillis à chaque fois qu’ils en font la demande. « Même si les usagers ne restent qu’une heure, ce geste est mis en valeur, pour ne pas les décourager de recommencer » complète Russ Maynard.
Un an plus tard, le deuxième étage a accueilli une postcure, un pied-à-terre pour les usagers qui ont fini la « detox » mais qui sont en attente d’un futur logement. Cette intégration d’une salle d’injection et de services de sevrage sur le même site géographique est exemplaire. Elle montre à quel point les soins et la réduction des risques ne sont pas opposés, et à quel point les salles de consommation ne sont pas ces impasses que dénoncent les opposants.
Insite, figure de proue de la recherche
L’autre particularité d’Insite est de s’être allié, avant même que le projet commence, avec une équipe de chercheurs de l’université de Colombie-Britannique (BC Center for Excellence in HIV), menée par Julio Montaner et Thomas Kerr. Grâce à des études de cohortes qu’aucune autre équipe n’a pu réaliser, ces chercheurs ont apporté des preuves irréfutables de l’intérêt des SIS. Les données de leurs recherches ont été publiées dans des revues médicales prestigieuses. La dernière étude, parue dans le Lancet en 2011, montre qu’Insite réduit de 35% les OD mortelles autour de la salle, prouvant de manière rigoureuse ce dont tout le monde se doutait. Une autre étude, publiée en 2007, montre que les demandes de sevrage et de substitution ont augmenté de 30% quand la salle s’est installée en 2003, ce qui indique qu’elle est aussi une porte d’accès aux soins pour des usagers pourtant marginalisés et exclus du système.
Ce sont ces études incontestables qui ont permis de sauver Insite face à l’opposition des Etats-Unis et du gouvernement conservateur canadien Harper arrivé au pouvoir en 2007. La réduction des risques, accusée de saper la guerre contre la drogue, est attaquée par le gouvernement fédéral des Etats-Unis depuis les années 1980. Insite, à la frontière des Etats-Unis et porté aux nues par le milieu américain de la réduction des risques, est vu comme une provocation par le pays de la tolérance zéro.
Dès son ouverture, en 2003, les Etats-Unis ont critiqué cette mesure, leur consulat à Vancouver se tenant en première ligne. En 2008, l’OICS (Organe international de contrôle des stupéfiants) ordonne au gouvernement canadien de fermer Insite sous peine d’être accusé d’hérésie en matière de politique des drogues. Enfin, un câble révélé par Wikileaks, en octobre 2011, nous apprend que le gouvernement américain demande directement, en novembre 2009, au gouvernement canadien d’agir de manière plus déterminée pour fermer Insite.
La Cour suprême dit oui à Insite : une voie pour l’ouverture de nouveaux centres d’injection supervisée
Mais le gouvernement Harper, aussitôt élu, n’avait pas attendu les Américains pour essayer de faire fermer Insite par tous les moyens. Comme souvent en Amérique du Nord, ce conflit sera tranché devant les tribunaux. En septembre 2012, la Cour suprême canadienne tranche finalement en faveur d’Insite et ordonne au ministre de la Santé fédéral, de maintenir ouvert ce centre d’injection supervisée. Elle appuie son jugement sur l’article 7 de la Charte des droits et libertés, qui stipule que les citoyens ont droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne. Fermer Insite serait « violer le droit fondamental des usagers de drogues à obtenir des services de santé et mettrait leur vie en danger ». Pour la Cour, Insite a sauvé des vies, sans provoquer une hausse des méfaits liés à la consommation de drogues et à la criminalité dans les environs.
Ce jugement de la Cour suprême ouvre la voie à d’autres villes, comme Toronto, Victoria, Montréal ou Québec, qui se préparent à installer les SIS qu’elles avaient en projet. Et à San Francisco ou à New York, on se prend à espérer que les salles de shoot clandestines des programmes d’échange de seringues connaissent, un jour, le destin d’Insite…
Mais, aujourd’hui, ce qui menace le plus Insite est… son succès. Au départ du projet, 700 personnes fréquentaient le centre chaque jour. Ils sont plus de 1300 aujourd’hui. Alors que l’opinion vancouvéroise est favorable à 70% à l’existence d’Insite, Russ Maynard affirme : « Il n’est plus possible de faire notre travail correctement. Nous travaillons à ouvrir un deuxième lieu. » Mais en pleine crise mondiale, il n’y croit pas beaucoup lui-même. C’est un nouveau combat qui s’annonce…