Quel était le niveau des pratiques de jeux d’argent et de hasard à la veille de la privati- sation de la Française des jeux fin 2020?
Le Baromètre de Santé publique France a examiné ces conduites à trois reprises, en 2010, 2014 et 2019. Dans la 3e enquête, près d’une personne âgée de 18 à 75 ans sur deux déclare avoir joué à un jeu d’argent durant l’année écoulée contre 57,2% en 20141Costes, Jean-Michel, Jean-Baptiste Richard, Vincent Eroukmanoff, Olivier Le Nezet, Antoine Philippon. «Les Français et les jeux d’argent et de hasard. Résultats du Baromètre santé 2019». OFDT, Tendances, no 138 (2020): 6 p. . La pratique est plus fréquente chez les hommes actifs, de 25 à 54 ans. Les joueurs ont un niveau d’éducation un peu moins élevé que les non-joueurs, mais un revenu supérieur.
Avec environ 6 joueurs sur 10, les jeux de loterie (tirage ou grattage) sont loin en tête et 78,5% de leurs adeptes jouent exclusivement à ce type de jeux. On trouve ensuite les paris sportifs (11%), les machines à sous (9,7%), les paris hippiques (7,7%), les jeux de casino (5,9%) et le poker (2,9%). Les autres activités (jeux d’adresse, paris sur compétitions de e-sport et paris financiers) sont marginales (moins de 1,4% des joueurs).
À l’exception notable des paris sportifs (passés de 6,6% à 11%), toutes les pratiques sont en baisse par rapport à 2014. On constate par ailleurs une évolution nette des supports de jeu: même si les points de vente traditionnels demeurent largement dominants, le jeu en ligne, qui concernait 7,3% des joueurs en 2014, s’élève à 16,1%. Internet est désormais le support majoritaire des paris sportifs et 13% du chiffre d’affaires généré par les jeux d’argent passe par Internet2Eroukmanoff, Vincent. Tableau de bord des «Jeux d’argent et de hasard» en France – données 2019. OFDT, 2021.…
Par ailleurs certains joueurs rencontrent du fait de leur pratique des difficultés (financières, relationnelles, sociales ou psychologiques) pouvant engendrer anxiété, dépression, perte d’estime de soi et de contrôle, et émergence d’idées suicidaires ou passages à l’acte. Un outil de repérage validé au plan international, l’Indice canadien du jeu excessif, permet d’estimer les proportions de joueurs à risque modéré et de joueurs excessifs. Entre 2014 et 2019, les pratiques à risque modéré sont passées de 3,8% à 4,4% et celles de-jeu excessif de 0,8% à 1,6%. Au total, 6% des joueurs ont des pratiques problématiques, soit rapportés à l’ensemble de la population, 1 million de joueurs à risque modéré et 370 000 joueurs excessifs3Costes, Jean-Michel, Jean-Baptiste Richard, et Vincent Eroukmanoff. « Les problèmes liés aux jeux d’argent en France, en 2019 ». Les notes de l’Observatoire des jeux 12 (2020): 7..
Pour comprendre ces aggravations, on peut avancer l’hypothèse qu’une partie des pratiques modérées observées en 2014 ont évolué en jeu excessif. Deuxième explication, l’intensification des pratiques. Ainsi, les dépenses des joueurs ont sensiblement augmenté entre 2014 et 2019 (+12,5%). Or, il existe un lien très fort entre fréquence de jeu, dépense de jeu et jeu problématique. La proportion de jeu problématique s’accroît considérablement lorsque la fréquence ou la dépense de jeu progressent.
Le jeu sur Internet et les paris sportifs concernent davantage les jeunes joueurs. Faut-il s’en inquiéter?
La population des joueurs en ligne est plus jeune, plutôt masculine, diplômée et composée d’individus appartenant à des catégories sociales légèrement supérieures. Les paris sportifs, en pleine expansion depuis une dizaine d’années, concentrent 14,9 % de la dépense en 2019 (vs 4,3 % en 2011) et concernent également une population assez jeune et plutôt masculine.
Les pratiques sur Internet sont globalement plus intensives (en termes de fréquence et dépense) et plus problématiques que celles sur les supports traditionnels. Deux joueurs en ligne sur dix sont engagés dans des pratiques leur causant des problèmes plus ou moins graves: 9,4% sont classés comme joueurs à risque modéré et 13% comme des joueurs excessifs, en grande difficulté avec leurs pratiques de jeu. La part de jeu problématique varie très fortement selon la nature des jeux pratiqués en ligne; elle est ainsi plus élevée pour les paris sportifs que pour les jeux de loterie et encore bien supérieure en ce qui concerne les activités non régulées, par exemple les machines à sous4Costes, Jean-Michel, et Vincent Eroukmanoff. «Les pratiques des jeux d’argent sur Internet en France en 2017». Les notes de l’Observatoire des jeux 9 (2018): 8..
Ces tendances sont donc à surveiller dans une perspective de santé publique et ce particulièrement parmi les jeunes joueurs qui cumulent un sur-risque de problèmes en raison de leur âge et d’une appétence pour des activités à risque. D’autant plus qu’une enquête toute récente5Tovar, Marie-Line, et Jean-Michel Costes «La pratique des jeux d’argent et de hasard des mineurs en 2021 (ENJEU-Mineurs)» SEDAP, Février 2022, 22 p. montre que plus d’un tiers des jeunes de 15 à 17 ans (34,8%) ont joué au moins une fois à des jeux d’argent et de hasard au cours de l’année passée, jeux dont l’offre leur est légalement interdite! Parmi ces joueurs mineurs, 28,3% ont misé sur des paris sportifs et un sur deux a utilisé Internet pour jouer.
La progression du jeu en ligne et celle des paris sportifs peuvent expliquer en partie l’augmentation du jeu excessif.
Certains jeux sont-ils plus à risque?
Les prévalences de jeu problématique varient selon le type de jeu. On peut analyser la dimension problématique d’un type de jeu sous deux angles:
– le risque particulier qu’un jeu représente pour un joueur, illustré par la prévalencePrévalence Nombre de personnes atteintes par une infection ou autre maladie donnée dans une population déterminée. de jeu problématique pour un type de jeu donné.
– le risque collectif que représente ce jeu, illustré par la part de l’ensemble des joueurs problématiques attribuable à la pratique de ce jeu.
Un joueur pouvant pratiquer plusieurs jeux, il est compliqué d’attribuer les problèmes qu’il rencontre à l’un ou l’autre de ces jeux. Il est toutefois possible d’attribuer à chaque joueur une catégorie univoque, le jeu prédominant en cas de multi activité:
– en demandant au joueur de préciser le jeu dans lequel il a le plus investi (invest sur le graphique 1) ;
– en analysant ses dépenses de jeu, recueillies activité par activité, et en déterminant le jeu pour lequel il a dépensé le plus d’argent (princip).
En France, en 2019, la prévalence de jeu excessif est de l’ordre de 1% pour les jeux de loterie. Elle est deux à trois fois plus élevée pour le poker, les machines à sous et les autres jeux de casino, quatre à cinq fois plus élevée pour les paris hippiques, pour atteindre 6% pour les paris sportifs.
Lorsque l’on évalue la part de l’ensemble du jeu problématique attribuable à un jeu donné, la hiérarchie entre les grandes catégories de jeu est bouleversée. Si les jeux de loterie demeurent ceux pour lesquels la part de pratique problématique est la plus faible, ils génèrent la plus grande proportion de l’ensemble du problème. Ce résultat illustre un phénomène connu en santé publique: un risque faible appliqué à une large population peut produire un problème significatif à l’échelle de la population générale. Parmi les jeux d’argent, la pratique des jeux de loterie est celle qui comporte le moins de risque au plan individuel, mais qui induit le plus de risque collectif en raison de la très forte diffusion de ces jeux.
C’est pour les paris sportifs que le risque individuel atteint son niveau maximum: la part des joueurs à risque modéré est 2 fois plus importante que pour les jeux de loterie et la part de joueurs excessifs 4 fois plus élevée. Alors qu’ils ne sont pratiqués que par un joueur sur dix, un cinquième à un quart du jeu problématique peut leur être attribué.
N’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre l’affichage d’objectifs de santé publique en matière de jeu d’argent et les intérêts des opérateurs privés ?
Les jeux d’argent, comme d’autres produits susceptibles de générer de l’addiction, sont des biens de consommation ambivalents pouvant générer des bénéfices pour la société (plaisir, activité économique, recettes fiscales) mais aussi des coûts sociaux importants, relatifs aux conséquences et au traitement du jeu excessif. Il y a donc une tension inévitable entre prospérité économique et préservation de la santé publique, que l’on retrouve dans la loi de régulation du secteur.
Des études économiques de type «coût social» ou «coût/bénéfice» permettent d’approcher le bilan global pour la société des jeux d’argent6Massin, Sophie. L’impact socio-économique des jeux de hasard et d’argent. Jean-Baptiste Vila. État et jeux d’argent : les jeux sont-ils faits ? L’Harmattan, 2014. Mais elles sont longues et complexes à mener. Il y a donc nécessité de s’appuyer sur des indicateurs macros pour vérifier l’atteinte de l’objectif que s’est fixé la loi: contenir les dommages socio-sanitaires que les jeux d’argent peuvent entraîner.
Un de ces indicateurs est la prévalence du jeu problématique. Toutefois, cet indicateur ne donne pas une mesure du poids relatif du jeu problématique dans l’économie du jeu d’argent et de hasard, car le volume d’activité des joueurs problématiques, qui sont à la fois extrêmement actifs et dépensiers, est supérieur à celui des joueurs «ordinaires». Ce point est pourtant essentiel à documenter comme élément de contexte d’une politique publique qui met en avant le principe du «jeu responsable », en déléguant une partie importante de sa mise en œuvre aux opérateurs.
Un indicateur alternatif, calculable à partir d’enquêtes populationnelles, est la part des dépenses de jeu issues de l’activité des joueurs problématiques. Cet indicateur, qui peut être décliné par type d’activité, semble pertinent au regard de l’objectif. Plus cette part est importante pour une activité donnée, moins celle-ci est désirable dans une société qui cherche à maximiser le bien-être de tous. Il permet donc de vérifier que la prospérité d’un secteur économique ne se fait pas au détriment de la santé publique7Costes, Jean-Michel. « Is Income Derived from Problem Gambling a Good Assessment Indicator of a Responsible Gambling Strategy? » In Harm Reduction for Gambling: A Public Health Approach. Routledge, 2020.. En France, en 2019, alors que la proportion de joueurs problématiques est de 6%, leurs dépenses représentent 38,3% des dépenses totales de l’ensemble des joueurs (dont 20,7% pour les joueurs excessifs). Dans son ensemble, l’industrie du jeu d’argent est dépendante de l’activité des joueurs problématiques.
Toutefois, ces deux indicateurs, complexes à produire, ne peuvent l’être qu’à partir d’enquêtes populationnelles de grande ampleur, investiguant le détail des dépenses des joueurs. Dans cette perspective, il serait utile de rechercher un indicateur moins performant, mais plus facile à produire à un niveau détaillé. Un indicateur de concentration des dépenses pourrait être un tel «proxy». En France, en 2019, 82,8% de la dépense totale en jeux d’argent est concentrée sur 10% des joueurs et plus de la moitié (49%) sur seulement 1% des joueurs.
Est-ce que la loi encadre suffisamment la publicité et le marketing pour protéger les joueurs?
Les jeux d’argent constituent le domaine des biens de consommation à potentiel addictif le moins encadré: moins que l’alcool et bien moins que le tabac. Ce faible niveau de régulation publicitaire est particulièrement sensible et visible pour les paris sportifs, par exemple lors de grandes compétitions internationales, comme l’Euro 2021 de football (cf. Swaps no 100). À cette occasion, la présence massive de publicités pour les paris sportifs a marqué les esprits. La réglementation récente (décret du 4 novembre 2020 relatif aux modalités de régulation de l’Autorité nationale des jeux, ANJ) a renforcé quelque peu l’encadrement en énonçant le principe d’une interdiction de publicités qui suggèrent que jouer contribue à la réussite sociale, peut être une solution face à des difficultés personnelles ou présentent le jeu comme une activité permettant de gagner sa vie.
L’application de cette réglementation étant encore en cours de déploiement, une publicité comme «Grosse cote, gros gains, gros respect» a pu impunément se répandre tout en enfreignant allègrement ce principe…
La montée en charge du rôle de l’ANJ en ce domaine devrait permettre d’avancer. Ainsi, les opérateurs doivent maintenant soumettre leur stratégie promotionnelle chaque année à l’autorité qui dispose d’un pouvoir de contrôle et a élaboré des recommandations en la matière. Elle va également renforcer l’encadrement ou la limitation des offres de bonus dont on connaît l’implication dans l’évolution de la pratique vers le jeu excessif.
La restriction de la publicité fait partie des mesures clefs efficaces pour limiter les dommages induits par les comportements addictifs, identifiées par la communauté scientifique et les autorités internationales de santé. L’autorégulation a ses limites et ne vaut en aucun cas le respect d’obligations fixées par la loi. Promouvoir une régulation forte de la publicité sur les jeux d’argent ne peut se faire qu’à la condition d’une révision de la loi qui, au minimum, définisse un véritable encadrement des supports autorisés aux campagnes promotionnelles, limite le volume des publicités et restreigne l’étendue des offres de bonus.