Swaps nº100

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Depuis vingt-cinq ans, et déjà 100 numéros, l’équipe de rédaction de Swaps œuvre, édition après édition, à faire connaître et partager l’approche scientifique, sociale, politique et communautaire de la réduction des risques (RdR).

Swaps peut s’enorgueillir d’être une publication conduite par une petite équipe, le tout grâce à un comité de rédaction particulièrement prolixe (voir l’ours) dont les membres sont issus d’univers différents et complémentaires: Fédération Addiction, OFDT, Cnam, Inserm, AP-HP, Association Gaïa, Asud, Nova Dona, Trend, etc. Swaps, quadrimestriel, aujourd’hui reconnu nationalement, est né de l’imagination fertile de l’un d’entre nous (Didier Jayle) dans le sillage de Transcriptases, dévoué à une autre guerre planétaire: la lutte contre le sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. Au centre de notre projet éditorial, se retrouve depuis le numéro 1 la prise en charge nécessairement pluridisciplinaire des usagers de drogues. Et ce, de l’héroïne du temps de l’Îlot Chalon au crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. des jardins d’Éole (cf. p. 9), en passant par le chemsexChemsex Le chemsex recouvre l’ensemble des pratiques relativement nouvelles apparues chez certains hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), mêlant sexe, le plus souvent en groupe, et la consommation de produits psychoactifs de synthèse. (cf. Swaps no 92-93).

Pourtant, force est de constater, en compulsant ces 100 couvertures, qu’à l’heure où s’écrivent ces lignes et que se profile l’élection présidentielle, objet central de notre futur numéro, que le débat autour de la guerre aux drogues et de la RdR n’a pas progressé en France. Quand il n’a pas simplement régressé. À commencer par ce qui est improprement appelé les «salles de shoot», a fortiori sur les chaînes d’information continue où se rabâche le «tout-répressif» comme seule réponse à la légitime souffrance des riverains des scènes ouvertes du crack (cf. p. 6). À l’instar de l’actuel ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, fermement «opposé à titre personnel» à la réduction des risques et aux salles de consommation à moindre risque (SCMR) pourtant inscrites dans la loi de 2016: «La drogue ne doit pas être accompagnée mais combattue (…) Depuis le vote de la loi de Santé les services du ministère de l’Intérieur ont pu constater sur le terrain les conséquences extrêmement néfastes de la création des SCMR de Paris et Strasbourg». Une prise de position politique qui tourne le dos à l’état de la science, comme en atteste le constat de l’Inserm qui a évalué les SCMR de Paris et de Strasbourg à la demande de la Mildeca (cf. p. 14). L’Europe compte pourtant plus de 80 salles de consommations, mais deux expérimentales et fragiles en France. Et la loi de 2016 qui en autorisa l’ouverture n’a pas intégré la question du crack fumé si bien qu’on ne peut aujourd’hui fusionner, sauf dérogations, les centres d’accompagnement tels que les Caarud aux espaces de consommation et ce, simplement parce que la consommation de drogues y est illégale. De fait comme le souligne Yann Bisiou (p. 21): «l’intervention sanitaire et sociale en faveur des consommateurs de crack repose exclusivement sur le volontarisme des acteurs et militants de la réduction des risques, sans cadre légal ou réglementaire. Un constat sans appel de l’incapacité de l’État de droit à protéger ses ressortissants». À l’évidence, on observe un recul sur le crack, encore compliqué par de nouvelles populations d’usagers –migrants venus des terres de conflits pour les trottoirs de nos villes et entrés, peut-être par survie, sur la scène du crack– et un contexte général qui brouille les pistes. Le crack est devenu le lot commun des centres de prise en charge des usagers de drogues (Csapa, Caarud, SCMR…). Et les crackers les plus visibles, qui sont les plus précaires, sont diabolisés. En 100 numéros de Swaps, ils ont remplacé dans l’imaginaire collectif les « junkies » des années 1970-80. Dans le nord-est parisien, quand la population de riverains n’en peut plus et manifeste, sous les caméras de CNews, on les déplace par la force de 500 m, pour voir le problème se reformer à l’identique, et on les déplace à nouveau de 500 m en 500 m, sans essayer de trouver une solution pérenne et digne depuis plus de 30 ans. Le Plan crack signé entre la mairie de Paris et l’État ne débouche toujours sur rien de concret devant les oppositions de la rue et la peur des urnes. Pourtant un collectif de plus de 80 élus locaux et parlementaires franciliens a appelé l’État, dans une tribune publiée dans le Monde le 28 juin 2021, à ouvrir d’urgence des structures de prise en charge pour les usagers de drogues, notamment à destination des crackers en grande déshérence. Sur le terrain, dès qu’il s’agit de passer à l’acte, les protagonistes se renvoient la balle, encore davantage en période préélectorale, en vertu des gages à donner à tous ceux qui pensent qu’il faut plus de répression pour endiguer le problème.

Que dire encore de la possibilité de légaliser le cannabis, qui a reculé malgré l’adhésion assez large de l’opinion, l’expérience de chaque génération d’adolescents sans parler des tergiversations et lenteurs délibérées pour faire du surplace dans l’usage médical?

Qu’en est-il de la RdR en prison? Que dire de l’usage de cocaïne qui s’est largement étendu au-delà des cercles mondains ? Dans une étude récente menée auprès d’hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes inclus dans l’essai de PrePPrEP Prophylaxie Pré-Exposition. La PrEP est une stratégie qui permet à une personne séronégative exposée au VIH d'éliminer le risque d'infection, en prenant, de manière continue ou «à la demande», un traitement anti-rétroviral à base de Truvada®. ANRS-Ipergay, 68% des volontaires avaient de la cocaïne dans les prélèvements capillaires. Signe que la RdR doit aussi s’écrire dans cette population d’usagers de drogues en contexte sexuel.

Et l’actualité vient aussi questionner nos prises de positions sur la RdR avec la montée de la violence (exemple de Marseille), des meurtres et des menaces du narcotrafic, à l’image du Premier ministre des Pays-Bas menacé par la mafia du deal. Sans compter, au-delà de nos frontières, la situation dramatique qui sévit autour du marché des drogues en Amérique centrale et gangrène des plus pauvres au cercle des puissants. Ou l’échec d’une autre guerre dans la guerre : la politique américaine en matière de drogues en Afghanistan qui peut se résumer en une phrase (cf. p. 30) : en 20 ans, la production d’opium y a été multipliée par 30 et représente, en 2020, selon l’ONUDC, 85% de la production mondiale. Ce pays, désormais aux mains des talibans, est devenu un acteur majeur du marché mondial de l’héroïne, alors que les productions de haschisch et de méthamphétamine se développent.

La question de l’usage des drogues se transforme de façon continue: des gens, de tous âges et de tous milieux sont attirés par les produits, ces dragons domestiques et prohibés, ceux qui les produisent, les transportent, en font commerce, en sont les grands profiteurs, ceux du bout de la chaîne en paient le prix fort, comme les usagers les plus pauvres.

Quand les drogues prennent le dessus dans le quotidien, il faut aller chercher les usagers où ils sont et selon leur état, leur addiction, leurs propres ressources, leur donner tout ce qu’on sait et ce qui a été montré utile pour les accompagner pas à pas vers une vie tolérable pour eux, leur santé, leur place avec les autres. Depuis des décennies, les connaissances se sont accumulées, les preuves ont été apportées de ce qui marche mais qui prend du temps. Le sida a montré ce qu’il en coûte de priver les usagers d’héroïne de la possibilité de s’acheter librement des seringues et montré aussi ce que l’on gagne en leur donnant les premiers moyens de leur santé, d’abord par les quelques lignes du décret Barzach. Aujourd’hui produits, usages, usagers ont changé –comme tout le reste–, les politiques, en particulier ceux qui sont aux commandes, mais la société aussi, doivent être à la hauteur et ne pas persévérer dans une hécatombe invisible. Violences et trafics médiatisés, politisés, popularisés sont autant d’obstacles qui se dressent contre des politiques efficientes de RdR. En un mouvement perpétuel qui fait glisser le débat du sanitaire au répressif, du médicosocial au politique, comme si les deux ne pouvaient coexister dans des sociétés démocratiques.

De tout cela Swaps devrait avoir à témoigner. Si la force et les financements (publics et privés) ne nous quittent pas jusqu’au numéro… 200.

Didier Jayle, France Lert et Gilles Pialoux.