Crack, la RdR au point mort

L’intervention sanitaire et sociale en faveur des consommateurs de crack repose exclusivement sur le volontarisme des acteurs et militants de la réduction des risques, sans cadre légal ou réglementaire. Un constat sans appel de l’incapacité de l’État de droit à protéger ses ressortissants.

Dans une ambiance très prohibitionniste, le gouvernement vient d’annoncer l’ouverture de plusieurs salles de consommation à moindre risque, en particulier à Paris. Si l’on peut se féliciter de cette décision, le vocabulaire politique qui entoure cette annonce suscite l’inquiétude. L’ouverture de ces SCMR est en effet présentée comme un outil de «sevrage des toxicomanes» et non un outil de «substitution» par le porte-parole du gouvernement.«Sevrage», «toxicomanes», des termes qui nous renvoient aux années 1970, bien loin de la réduction des risques. Quant aux salles, dans la presse elles retrouvent leur surnom stigmatisant de «salles de shoot». «Salles de shoot» et c’est tout car, une fois encore, le discours politique et médiatique efface totalement le crackCrack Le crack est inscrit sur la liste des stupéfiants et est la dénomination que l'on donne à la forme base libre de la cocaïne. Par ailleurs, ce dernier terme est en fait trompeur, car le mot cocaïne désigne en réalité le chlorhydrate de cocaïne. L'origine du mot 'crack' provient du craquement sonore qu'il produit en chauffant. du champ sanitaire et social.

Dans l’imaginaire collectif, l’usager de crack a remplacé le «junkie» usager d’héroïne comme symbole ultime de la déchéance «toxicomaniaque» et la femme consommatrice de crack est la «Christiane F.» du XXIe siècle. Pour le politique, le crack est la drogue qui légitime la prohibition. En 1990, le rapport Trautmann affirmait ainsi qu’une dépénalisation totale des drogues était impossible, que «le coût pour la Nation serait effroyable» et que la collectivité «devrait faire face en matière de violences et de désordres dans la rue à ce que l’on connaît déjà au États-Unis avec les utilisateurs de PCP ou de crack»1C. Trautmann, Lutte contre la toxicomanie et le trafic des stupéfiants, La documentation française, fév. 1990, pp.250/251. Pour les juristes, c’est la drogue qui justifie toujours en 2017 le prononcé d’une injonction thérapeutique2Circulaire du 12 mai 2017 sur les mesures alternatives aux poursuites et référentiel NOR : JUSD1714357C, c’est le stupéfiant que l’on cite en exemple pour illustrer l’abolition du discernement dans un «délire toxicomaniaque»3F. Le Gunehec et F. Desportes, Droit pénal général, Économica, 12e éd., 2005, no 635. Et même les acteurs de la réduction des risques restent très discrets sur la prise en charge des consommateurs de crack. Pour comprendre cette marginalisation des usagers de crack, il faut garder à l’esprit la fragilité historique de la réduction des risques, simplement tolérée par l’État pour lutter contre le VIHVIH Virus de l’immunodéficience humaine. En anglais : HIV (Human Immunodeficiency Virus). Isolé en 1983 à l’institut pasteur de paris; découverte récemment (2008) récompensée par le prix Nobel de médecine décerné à Luc montagnier et à Françoise Barré-Sinoussi. et le fait que les pouvoirs publics n’ont jamais envisagé le moindre accompagnement sanitaire et social des usagers de crack laissant aux militants la charge de cette intervention.

Une réduction des risques restreinte aux usagers injecteurs

La réduction des risques n’est pas une politique publique de santé. Elle est le fruit d’un engagement militant. Pendant plus de vingt ans, l’État a été hostile à cette stratégie sanitaire. En 1987, alors que Michèle Barzach, ministre de la Santé, bataillait avec sa majorité pour obtenir un assouplissement des conditions de délivrance des seringues, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur déclarait: «il faut une certaine naïveté pour imaginer que les toxicomanes soient accessibles aux règles d’hygiène qu’on voudrait leur faire observer» avant d’ajouter «Je crains que cette mesure n’apparaisse comme l’illustration d’un certain fatalisme à l’égard des comportements toxicomaniaques les plus graves» (Le Monde, 18 mars 1987, p.35). Considérer l’usager de stupéfiants comme un citoyen pouvant bénéficier d’un accompagnement médical n’était pas envisageable et la réduction des risques étaient perçue comme une forme de complaisance à l’égard de l’usage de stupéfiants. En 2013 encore, dans un avis relatif au projet de décret créant les salles de consommation à moindre risque, le Conseil d’État rejetait le dispositif au motif qu’il pouvait porter atteinte à la prohibition générale de l’usage de stupéfiants4Y. Bisiou, Gazette Santé-Social, 12 nov. 2013. Il a fallu tous les efforts des militants, la conviction de quelques rares personnalités politiques et l’ampleur de la crise du sidaSida Syndrome d’immunodéficience acquise. En anglais, AIDS, acquired immuno-deficiency syndrome. pour que la réduction des risques soit intégrée au droit français avec la loi no 2004-806 du 9 août 20045NOR : SANX0300055L.

Tolérée, la réduction des risques a été cantonnée à la prévention de la contamination par le VIH et donc aux usagers injecteurs. Symboliquement, en 2004, elle intègre le chapitre du code de la santé publique intitulé «Infection par le virus de l’immunodéficience humaine et infections sexuellement transmissibles» et non le chapitre consacré à la lutte contre la toxicomanie. Elle n’est jamais nommée mais diluée dans les «dispositions générales» et vise à «prévenir la transmission des infections, la mortalité par surdose par injection de drogue intraveineuse et les dommages sociaux et psychologiques liés à la toxicomanie par des substances classées comme stupéfiants». Il faut attendre la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 20166NOR : AFSX1418355L pour que le code de la santé publique consacre un chapitre à la réduction des risques parmi les dispositifs de lutte contre la toxicomanie. Mais là encore, le crack est absent du dispositif.

Le crack hors de l’action sanitaire et sociale

La loi du 26 janvier 2016 constitue la première reconnaissance institutionnelle de la réduction des risques et elle n’a pas six ans d’existence. Si elle ouvre l’intervention sanitaire et sociale à la prévention des dommages liés aux consommations de drogue, si elle autorise l’expérimentation des salles de consommation à moindre risque, elle reste focalisée sur les usagers injecteurs et les risques infectieux auxquels ils sont exposés. Les débats parlementaires se concentrent sur cette seule population et rien n’est prévu pour les consommateurs de crack. L’arrêté du 22 mars 2016 portant approbation du cahier des charges des SCMR7NOR : AFSP1601434A explique que le dispositif doit «contribuer à réduire, chez les usagers injecteurs, les risques de surdose, d’infections et d’autres complications liées à la consommation de drogues en fournissant des conditions d’injection sécurisée et du matériel stérile» sans évoquer la situation des consommateurs de crack. Certes le texte mentionne la possibilité de créer des «postes d’inhalation», mais la circulaire du ministère de la Justice du 13 juillet 20168NOR : JUSD1619903C précise que ces «espaces dédiés à l’inhalation de substances psychoactives» sont destinés «aux usagers injecteurs qui font le cheminement vers cette modalité d’usage à moindre risque». Les usagers de crack ne sont donc pas concernés et échappent de nouveau à toute action sanitaire et sociale.

En prison, la consommation de crack est invisibilisée avec la même constance. La circulaire du 8 décembre 1994 qui transfère la prise en charge sanitaire des détenus de l’administration pénitentiaire à l’administration hospitalière n’en fait pas mention. Les textes qui la complèteront donneront la priorité au repérage des consommations et à la prise en charge des détenus dépendants aux opiacés: Circulaire DGS/DH/HAP no96739, 5 déc. 19969NOR : TASP9630649C, note interministérielle du 9 août 2001 (no 0047A), instruction interministérielle du 17 nov. 201010NOR : ETSP1029295J et du 19 déc. 201711NOR : SSAP1735762J.

Jusqu’à ces dernières années, le crack n’est finalement qu’un item dans le questionnaire que Caarud et Csapa doivent remplir chaque année pour décrire leur file active et recevoir leurs financements publics (Instruction interministérielle du 21 juill. 202012NOR SSAA2017143J). L’intervention sanitaire et sociale en faveur des consommateurs de crack repose exclusivement sur le volontarisme des acteurs et militants de la réduction des risques, sans cadre légal ou réglementaire. Le contentieux qui les oppose à un industriel à propos de la distribution gratuite de «kits crack» illustre l’indifférence des pouvoirs publics. Il faut toute la sagesse du Tribunal judiciaire de Paris pour que les associations échappent à une condamnation pour contrefaçon13TJ Paris, 6 nov. 2020, E. Py, Propriété industrielle no 2, Février 2021, comm. 10.

Bien entendu, personne ne peut se satisfaire de cette situation. L’ampleur des consommations, les risques sociaux qu’elles entraînent, la stigmatisation dont les consommateurs sont les victimes nécessitent un effort soutenu des autorités sanitaires. Comme l’a très justement écrit le juge parisien: «Les pouvoirs publics ne [peuvent] se contenter de promouvoir uniquement l’abstinence face aux risques sanitaires et sociaux encourus par les usagers de drogues.» Tant que les pouvoirs publics n’auront pas pris conscience de «l’importance capitale» de la réduction des risques pour accompagner ces pratiques, le crack restera le symbole de l’impuissance de l’État face à l’usage de stupéfiants.